Extrait de l'Étude sur
Les Canaux Dérivés du Rhône.
par Émile Jamais, 1883


Projet Dumont partiel de 1874.
(cliquez sur l'image pour l'agrandir)


Chapitre IV - Historique des Canaux du Rhône depuis l'Origine jusqu'à la Loi Déclarative d'Utilité Publique du 20 décembre 1879.

L'histoire du canal du Rhône est déjà ancienne et son origine remonte à 35 ans,

C'est à cette époque, en effet, que M. Aristide Dumont, ingénieur en chef des ponts et chaussées conçut la première idée d'un canal dérivé du Rhône aux roches de Condrieu (1). Ce canal présentait déjà dans la pensée de son auteur, une utilité considérable. Mais depuis cette époque il s'est produit dans l'état agricole, commercial et industriel de plusieurs départements du midi des événements si graves et des changements si malheureux que ce canal soit devenu, comme nous croyons l'avoir suffisamment démontré, absolument nécessaire.

C'est donc vers 1850 que l'idée prit naissance ; mais c'est seulement en 1871 qu'un crédit de 10,000 Fr. fut accordé par M. de Larcy, ministre des Travaux publics, pour permettre à M. Dumont de poursuivre ses études ; et ce crédit fut ensuite porté à 25,000 francs.

Le but du projet qui fut présenté par M. Dumont était l'établissement d'un canal destiné à combattre par la submersion les ravages du phylloxéra dans les départements de l'Isère, de la Drome, de Vaucluse, de l'Ardèche, du Gard et de l'Hérault, et à servir à des distributions d'eau continues dans les localités traversées.

Le canal prenait son origine un peu au-dessus des roches de Condrieu sur la rive gauche du Rhône et à la cote de 141,38 au-dessus du niveau de la mer, et se terminait dans la banlieue de Montpellier, à la cote 60 au-dessus du même niveau. Son parcours était de 327,850 Kilomètres et sa pente totale était de 81 mètres 58 centimètres, c'est-à-dire de 20 centimètres par kilomètre en moyenne. De Condrieu à Mornas, sur une étendue de 194 kilomètres, le canal restait sur la rive gauche du Rhône, en passant par Saint-Vallier, Tain, Valence, Montélimar et Saint-Paul-Trois-Châteaux. À Mornas, il franchissait le Rhône à l'aide d'un siphon et débouchait sur la rive droite à la cote de 95 mètres 500 au-dessus du niveau de la mer ; il passait par Bagnols, Uzès, Sommières et Lunel, et arrivait enfin à Montpellier, avec possibilité de prolongation jusqu'à Béziers.

Le canal principal et les dérivations devaient dominer une surface de près de 200 000 hectares. Le volume d'eau dérivé à la hauteur des roches de Condrieu était de 45 mètres cubes ; il pouvait même être porté à 60 mètres cubes sans nuire à la navigation, comme l'avaient reconnu en 1860 MM. les ingénieurs du service spécial du Rhône et le conseil général des ponts et chaussées ; mais à l'étiage le volume d'eau à Condrieu était réduit à 33 mètres cubes par seconde.

La redevance annuelle pour chaque hectare de terre irrigué en été ou de vignes submergées en hiver était fixée à 60 francs, dont 35 francs pour le canal principal et 45 francs pour les branches des canaux de distribution ; les redevances pour eaux de luxe à l'état continu étaient réglées suivant les tarifs généralement en usage. La dépense totale du canal était évaluée à 84 millions, et la dépense annuelle d'entretien à 1 million.

Quant aux voies d'exécution, il fallait s'en remettre à l'initiative privée en attribuant par adjudication à un concessionnaire, l'exécution complète de tous les travaux ; ou bien faire exécuter par l'État le canal principal et laisser à la charge des propriétaires intéressés, réunis en syndicats, les dérivations et les canaux de distribution. M. Dumont trouvait préférable ce dernier moyen.

Ce projet de M. Dumont, dressé le 24 février 1874, fut le point départ d'une étude approfondie et d'une très longue enquête. Il fut soumis en 1874 à une enquête d'utilité publique dans les départements de l'Isère, de la Drôme, du Vaucluse, du Gard et de l'Hérault ; et il fut en 1875 approuvé par M. le ministre des Travaux publics, sur l'avis du conseil général des ponts et chaussées.

Les résultats de l'enquête ont été publiés et ils sont probants. Les préfets, les sous-préfets, les ingénieurs, les commissions d'enquête, les chambres de commerce, les syndicats et sociétés d'agriculture, les chambres consultatives des arts et manufactures, les conseils généraux, les conseils d'arrondissement et les conseils municipaux furent consultés. Et si quelques-uns de ces corps constitués, dans l'avis motivé qu'ils donnèrent, admirent certaines réserves sur tel ou tel point du projet de M. Dumont, tous du moins, avec un accord unanime et significatif, proclamèrent et posèrent comme principe l'utilité du canal.

L'administration des travaux publics constitua, sous la direction de M. Dumont, un service d'État chargé d'étudier le projet. M. Dumont fit en faveur de l'arrosage une propagande active sur le territoire dominé par le futur canal, et obtint des souscriptions conditionnelles portant sur une surface de 22 000 hectares.

En même temps que se poursuivaient ces enquêtes, M. Destremx, député de l'Ardèche, et 69 de ses collègues déposaient à l'Assemblée nationale une proposition qui avait pour objet le développement des irrigations en vue d'arrêter les progrès du phylloxera.

Une commission fut nommée pour étudier cette proposition, et le 24 juillet 1875 elle déposa par l'organe de M. de Larcy, un rapport concluant à l'établissement d'un canal qui devait emprunter au Rhône un volume de 60 mètres cubes d'eau par seconde, et qui allait des roches de Condrieu à Béziers, parcourant ainsi une étendue de 450 kilomètres.

Mais le projet de la commission contenait une clause conforme à un avis émis en mars 1875 par le conseil général des ponts et chaussées, et qui subordonnait l'exécution du canal à une condition. Cette exécution devait être retardée jusqu'à ce qu'on eut complètement pourvu aux voies et moyens nécessaires pour terminer l'amélioration du Bas-Rhône et que les travaux engagés à cet effet fussent parvenus à un tel degré d'avancement qu'on put en considérer le succès comme certain.

La discussion du rapport ne put pas venir avant la séparation de l'Assemblée nationale ; le 15 décembre 1876, la commission retira ce projet devant l'impossibilité d'obtenir un vote.

Mais la proposition fut renouvelée l'année suivante et présentée par M. Destremx et 14 de ses collègues à la Chambre des députés issue des élections du mois de février 1876. La commission d'initiative, dont le rapporteur était M. Maunoury, convaincu de l'utilité du projet et pour lui donner plus de chance d'aboutir, invita la Chambre à se dessaisir et à s'en remettre au gouvernement. La Chambre vota dans ce sens, et le gouvernement fut chargé de préparer et de présenter un projet.

En effet, le 20 février 1877, le ministre des Travaux publics, M. Christophle, présenta à la Chambre le premier projet dressé par M. Dumont.

Mais le ministre estimant que l'exécution et l'exploitation du canal d'irrigation dérivé du Rhône devait faire l'objet d'une concession, manifesta le désir de se trouver en présence d'un groupe de personnes disposées à compléter, au point de vue de l'industrie privée, les études et entreprises poursuivies jusqu'à ce jour par l'État. Conformément à ce désir, et à la date du 12 mars 1877, un comité de fondateurs, composé de personnes ayant de grands intérêts dans la région, se forma définitivement, et notifia sa constitution à M. le ministre des Travaux publics.

Le système de la concession à l'industrie privée s'empara de plus en plus du gouvernement; et, en avril 1878, M. de Freycinet, alors ministre des Travaux publics, prononça la liquidation du service d'État confié à M. Dumont. Le 3 avril il écrivait au comité des fondateurs dans les termes suivants :

« La suppression du service de M. Dumont est la conséquence naturelle de la décision que j'ai prise de confier à un concessionnaire, après le vote de la loi, l'exécution éventuelle du canal dérivé du Rhône. Il convient, en effet, que les responsabilités soient nettement établies, et que le concessionnaire futur prenne sans retard la direction des études et des souscriptions. »

M. de Freycinet s'empressa d'ailleurs de présenter aux chambres un projet de loi qui déclarait d'utilité publique le canal d'irrigation du Rhône, en subordonnant toutefois son exécution à la souscription d'un nombre d'abonnements aux eaux du canal, abonnements qui devaient représenter une recette brute annuelle de 3 millions au moins.

L'examen de ce projet par la commission de la Chambre dura longtemps. Le comité des fondateurs en profita pour recueillir de nouveaux abonnements et pour compléter les études de M. Dumont par une révision détaillée de ses estimations. Ce dernier travail fut accompli avec l'autorisation du ministre des Travaux publics par MM. les ingénieurs Lenthéric et Michel.

Le projet de M. de Freycinet comportait une prise d'eau de 60 mètres cubes aux Roches de Condrieu. Cette prise d'eau devait être soumise à une sévère règlementation, afin que la navigation du Rhône n'eût pas à en souffrir. Cependant, elle avait éveillé, soit en dehors des Chambres, soit dans le Parlement et dans la commission parlementaire, des craintes tellement vives que des amendements furent présentés dans le but de sauvegarder les intérêts de la navigation.

Pour répondre à ces préoccupations, M. Dumont proposa lui-même, ce qui fut accepté par la commission de la Chambre, de modifier son projet en réduisant à 35 mètres cubes le volume d'eau à dériver et en le divisant en deux prises, l'une de 15 mètres cubes à pratiquer dans le Rhône à Condrieu, et l'autre de 20 mètres à pratiquer dans l'Isère, à Romans.

Le 21 juin 1877, M. Devès déposa au nom de la commission parlementaire un rapport très approfondi et conçu dans ce sens. Mais ce rapport subit le même sort que son devancier : la Chambre, dissoute à la suite du 16 mai 1877, n'eut pas le temps de le discuter.

La question cependant subsistait toujours. La nouvelle chambre du 14 octobre fut saisie, le 7 février 1878, d'un nouveau projet présenté par M. de Freycinet. Ce projet reposait sur la même base que le précédent.

Pour calmer d'une façon complète les inquiétudes et pour répondre aux réclamations persistantes de la navigation du Rhône, l'article 1er était rédigé de manière à supprimer les inconvénients des prises d'eau en les échelonnant dans de meilleures conditions, et en les effectuant, s'il était nécessaire, aussi bien sur les affluents du Rhône que sur le fleuve lui-même.

À la date du 15 juillet 1879, M. Devès déposa un rapport sur le nouveau projet, et voici dans quels termes il en mettait en relief le caractère et la portée.

« Une autre garantie pour la navigation, disait-il, résulte encore de la nouvelle rédaction de l'article 1er, et de l'article 3 du projet. La dérivation de 35 mètres cubes sera réalisée dans le Rhône ou dans ses affluents. Au lieu d'une seule prise, il pourra en être constitué plusieurs dont la division et l'aménagement dégageront du projet tout caractère offensif pour la navigation. Enfin des décrets rendus dans la forme des règlements d'administration publique statueront sur ces combinaisons de tracé et d'établissement définitif dont l'appréciation échappent souvent aux prévisions d'une commission parlementaire. C'est là surtout une question d'exécution qui ne peut être résolue en pleine connaissance de cause, que par les services compétents ».

Quand ce projet du gouvernement vint en discussion devant la Chambre, M. Barodet demanda que l'on fit disparaître de l'article 1er la mention du projet de M. Dumont. Mais le ministre des Travaux publics lui répondit qu'une loi déclarative d'utilité publique devait nécessairement viser l'avant-projet qui avait été soumis aux enquêtes; et que d'ailleurs il n'y avait à cela aucun inconvénient. Ce texte de loi, en effet, indiquait lui-même que cet avant-projet pouvait être modifié avant son approbation définitive de la mise à exécution dans le but de donner satisfaction aux intérêts de la navigation du Rhône ; et l'on réservait à une étude ultérieure le soin de définir les conditions dans lesquelles l'irrigation serait effectuée.

La chambre se rangea à l'avis exprimé par le ministre des Travaux publics ; elle vota le projet de loi du gouvernement et de la commission ; et ce projet, adopté par le Sénat sur un rapport de M. Gaston Bazille devint la loi déclarative d'utilité publique du 20 décembre 1879, qui était ainsi conçue :

« Art. 1er. - Sont déclarés d'utilité publique les travaux à faire pour l'établissement d'un canal dérivé du Rhône ou de ses affluents, en vue de l'irrigation des territoires situés dans les départements de l'Isère, du Gard et de l'Hérault, conformément à l'avant-projet dressé par M. l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, Dumont, le 24 février 1874. Le volume d'eau à dériver sera de 35 mètres cubes au maximum par seconde.
Art. 2. - La présente déclaration d'utilité publique sera non avenue si, dans le délai de deux ans, à partir de la promulgation de la présente loi, les départements, les villes, les communes et les propriétaires intéressés n'ont pas souscrit des engagements dont le montant atteigne en redevances annuelles, tant pour arrosage que pour submersion ou usage d'eau continu, la somme de trois millions (3 000 000) au minimum.
Art. 3. -Il ne sera, dans tous les cas, procédé à l'exécution du canal projeté qu'après que les conditions des prises d'eau auront été réglées de manière à ne préjudicier en rien aux intérêts de la navigation. - Il sera statué par des décrets rendus dans la forme des règlements d'administration publique, tant sur les conditions d'établissement de ces prises d'eau que sur le tracé des branches nouvelles destinées à les relier au canal principal.
Art. 4. - Une loi ultérieure déterminera la part contributive éventuelle de l'État dans la dépense du canal projeté et les conditions de la concession à faire de ce canal. »


Chapitre V - Historique des Canaux du Rhône depuis la Loi du 20 décembre 1879 jusqu'au vote du projet du gouvernement par la chambre des députés, en juillet 1881.

Cette loi d'utilité publique du 20 décembre 1879, le premier document législatif intervenu sur la matière, constitue une date remarquable et le point de départ d'une période importante dans l'histoire du canal.

Elle avait pour objet, comme on le voit : d'affirmer l'exécution prochaine de ce grand projet dont l'utilité et l'urgence étaient reconnues incontestables ; de réserver, toutefois, comme condition primordiale et nécessaire, les intérêts de la navigation du Rhône ; de satisfaire dans la limite du possible les intérêts agricoles des départements intéressés ; et enfin de subordonner l'exécution des travaux à une loi ultérieure qui ne pourrait elle-même être rendue qu'après la réalisation d'engagements à prendre par les départements, les villes, les communes et les propriétaires intéressés, jusqu'à concurrence de 3 millions de francs au minimum.

On a prétendu que cette dernière condition n'avait pas été remplie ; que du moins aucun document officiel ne constatait sa réalisation ; que les souscriptions recueillies n'avaient pas été soumises à la vérification du contrôle, et que, par conséquent, la déclaration d'utilité publique devait être considérée comme caduque.

Il nous semble que cette discussion ne saurait présenter un grand intérêt, et nous avons quelque peine à la, comprendre. La condition de validité n'aurait-elle pas été remplie, la déclaration d'utilité publique serait-elle caduque, que la question des canaux du Rhône resterait entière. Si ces canaux sont reconnus utiles et nécessaires, pourquoi opposerait-on une fin de non-recevoir absolue à leur exécution, alors: surtout que la vérification du contrôle ne dépendait pas des souscripteurs, qu'elle devait être effectuée par l'administration, et que celle-ci aurait eu le tort d'être négligente, ou de se laisser influencer par des adversaires assez habiles pour retarder indéfiniment et à dessein cette vérification ?

La vérité, c'est que la loi de 1879 n'a soumis la déclaration d'utilité publique qu'à la souscription d'une redevance annuelle et minima de 3 millions, et que ce chiffre a été atteint et même dépassé.

Cela ressort jusqu'à la dernière évidence des enquêtes qui ont eu lieu, et des rapports qui ont été adressés à l'administration des travaux publics par le comité des fondateurs. On peut se convaincre par la lecture d'un rapport de ce comité à la date du 15 février 1881, que le relevé des souscriptions et des abonnements a été fait avec le plus grand soin et avec les garanties les plus complètes.

Voici quelle était la situation à cette date du 15 février 1881, et la récapitulation totale des souscriptions dans les cinq départements précédemment désignés.
Irrigation ou submersion 3 853,13 h à 63,50 f = 2 783 530,49 f
Eaux continues demi-modules 3 528 à 63,50 f = 223 964,50 f
Forces motrices chevaux-vapeur 538 à 200 f = 107 600,00 f
Total général : 28000 souscriptions
montant à la somme de 3 115 094,99 f
de redevances annuelles.

Ainsi le total minimum de 3,000,000 de redevances annuelles exigé par l'article 2 de la loi de 1879 était dépassé dans une large mesure ; la condition suspensive de l'article 2 de la loi était remplie ; la déclaration d'utilité publique devenait définitive et le moment était venu de régler les conditions de concession et d'exécution du canal. Tout le monde a reconnu d'ailleurs, même parmi les adversaires du canal, qu'on se trouvait en présence de promesses qu'il fallait satisfaire.

Nous entrons maintenant dans une période nouvelle de l'histoire du canal. Nous allons assister à la naissance et au développement de plusieurs projets rivaux et à une lutte ardente d'influences personnelles, qui a eu pour résultat de retarder indéfiniment la solution depuis longtemps attendue.

Nous avons vu, dans l'exposé des motifs du premier projet de M. de Freycinet, déposé le 7 février 1878, que le gouvernement ne s'était pas engagé à prendre en mains cette entreprise et à en poursuivre lui-même l'exécution. II avait au contraire exprimé l'intention d'abandonner l'affaire à l'industrie privée, et de n'y intervenir que pour une part contributive.

Aussi M. Dumont s'empressa-t-il de remanier son projet de manière à le mettre d'accord avec les dispositions et avec le vœu de la loi du 20 décembre 1879, et à le rendre susceptible d'être approuvé au point de vue technique et de donner des garanties suffisantes aux intérêts que la loi avait voulu sauvegarder.

Son projet, ainsi remanié, fut remis à l'administration le 25 septembre 1880.

En ce qui concerne les prises d'eau, il reproduisait les dispositions du projet de loi présenté par le gouvernement le 7 février 1878, c'est-à-dire qu'il comportait une prise de 15 mètres cubes dans le Rhône, à Condrieu, et une prise de 20 mètres cubes dans l'Isère, à Romans. Le canal, formé par la réunion des deux dérivations se développait d'abord sur la rive gauche, où il laissait 12 mètres cubes sur un périmètre de 33,000 hectares ; puis, il franchissait le Rhône à Mornas, à l'aide d'un siphon, se prolongeait sur la rive droite à laquelle il distribuait 23 mètres cubes, passait dans l'Ardèche, à Bagnols, à Nîmes, à Montpellier, jetait une dérivation sur Cette et venait aboutir à Béziers, dominant dans ce long parcours un périmètre de 134 000 hectares.

Le canal avait une étendue de 444 kilomètres et suivait presque exactement le tracé primitif. L'arrosage était obtenu en relevant les eaux du canal au moyen de machines élévatoires actionnées par des chutes que l'auteur du projet indiquait sur le tracé.

La dépense totale des travaux, y compris les frais généraux et les pertes d'intérêt pendant la construction, était évaluée par M. Dumont à 130 millions de francs.

Mais ce projet fut abandonné. Le lendemain du vote de la loi du 20 décembre 1879, M. Varroy, ministre des Travaux publics, avait créé un service de contrôle sous la direction de l'inspecteur général Chambrelent. Ce service avait pour mission de réviser les études de M. Dumont, tant au point de vue technique qu'au point de vue de l'évaluation des dépenses, et de rechercher si les dispositions de ce projet ne pourraient pas être ramenées à des conditions plus économiques et moins inquiétantes pour la navigation au moyen de prises d'eau multiples, faites tant dans le Rhône que dans ses affluents.

Ce service du contrôle souleva contre le projet de M. Dumont de grosses objections et d'importantes critiques.

L'évaluation de la dépense lui parut être beaucoup trop faible et devoir être élevée à 180 millions au moins.

La solidarité, et en quelque sorte la subordination que le projet établissait entre les irrigations des deux rives du Rhône, lui sembla un inconvénient plus grave encore.
Le siphon de Mornas constituait un ouvrage considérable et sans précédent. Son exécution serait, sans aucun doute, longue et difficile, et jusqu'à ce qu'il fût achevé, la rive droite ne recevrait pas une goutte d'eau. De plus, son parfait fonctionnement n'était rien moins qu'assuré et il serait fâcheux d'en faire dépendre la plus grande partie des arrosages à desservir.

Le contrôle critiqua aussi très fortement le principe des hauts services. Il considéra ces services comme très dispendieux comme établissement, et très insuffisants comme résultat, attendu que M. Dumont ne leur attribuait qu'une quantité de 0,40 litre d'eau par seconde et par hectare. Il déclara que ces services n'avaient pas été prévus dans l'avant-projet soumis aux enquêtes ; que jamais l'administration n'avait approuvé le tarif qui leur serait applicable ; et qu'il était par conséquent difficile de s'expliquer leur raison d'être, surtout à l'heure, où par suite de la réduction du volume dérivé de 60 à 35 mètres cubes, il existait une disproportion énorme entre la quantité d'eau dont on disposait et la superficie du périmètre dominé. Cette superficie était d'environ 170 000 hectares, alors que le volume d'eau ne permettait pas d'en arroser plus de 30 à 35,000. Au point de vue de la dépense même des travaux, ajoutait le service du contrôle, c'est là une condition mauvaise, et, loin qu'il y ait eu lieu de faire, par des moyens artificiels et coûteux, des arrosages en dehors du périmètre dominé, il convient, au contraire, de chercher à corriger l'inconvénient en réservant à ce périmètre tout le volume dont la dérivation est autorisée par la loi du 20 décembre 1879, et même en y ajoutant un volume supplémentaire destiné à en desservir les parties les plus basses et à permettre de réduire en conséquence la longueur des canaux secondaires.

Comme conséquence de ces critiques et comme résultat de ces études, le service du contrôle proposa, par un contre-projet du 19 décembre 1880, une solution différente de celle de M. Dumont pour l'exécution de la loi du 20 décembre 1879.

II pensa que, tout en maintenant les données essentielles de cette loi, c'est-à-dire l'indication générale des périmètres à desservir, on pouvait en assurer l'arrosage par des moyens plus sûrs, plus économiques et plus rapides, en renonçant au siphon de Mornas et en séparant, en conséquence, les irrigations de la rive droite de celles de la rive gauche.

L'irrigation de la rive gauche devait être assurée par un canal prenant 12 mètres cubes soit dans l'Isère, à Romans, soit dans le Rhône, à Saint-Vallier ; celle de la rive droite devait s'effectuer au moyen d'un second canal prenant 23 mètres cubes dans le Rhône, à Cornas, prés du confluent de l'Isère. Les périmètres du projet de M. Dumont étaient presque entièrement respectés et recevaient sur l'une et l'autre rive les volumes d'eau qui leur avaient été préalablement attribués par cet ingénieur.

C'est dans ce sens que le service du contrôle adressa un rapport au conseil général des ponts et chaussées, rapport qui fut également soumis à la commission permanente d'aménagement des eaux.

Le conseil général des ponts et chaussées étudia les projets de M. Dumont et de M. Chambrelent dans sa séance du 27 janvier 1881.

Examinant d'abord la question au point de vue technique, le conseil donna la préférence au second de ces projets. II s'associa pleinement aux observations qui lui furent soumises par M. l'Inspecteur général de Fourcy, président et rapporteur de la commission chargée d'examiner les deux projets. Voici comment s'exprimait M. de Fourcy dans son rapport :

« Le projet de M. Dumont mérite, à nos yeux, le grave reproche de rendre les irrigations de la rive droite absolument solidaires de celles de la rive gauche et de faire dépendre la première, dont, en raison de son étendue, les intérêts sont prépondérants d'un ouvrage considérable, qui serait d'une construction très difficile, ayant pour organes essentiels quatre conduites en tôle d'une épaisseur de 0,012 m (12mm), ouvrage qu'un entretien toujours en éveil peut seul protéger contre l'action incessante des causes qui tendent à en compromettre le fonctionnement et à en abréger la durée.
La commission observe, en outre, que la rive droite ne recevrait pas une goutte d'eau avant l'entier achèvement, tant du canal de la rive gauche d'une portée décroissante de 35 mètres cubes à 23 mètres cubes, que du siphon de Mornas, travaux qui entraînent une dépense de 86 millions de francs. »

Conformément à l'avis du conseil général des ponts et chaussées, l'administration des travaux publics substitua au projet de M. Dumont celui de M. Chambrelent et à la date du 7 avril 1881, le gouvernement, par !'organe de M. Sadi-Carnot, ministre des Travaux publics, déposa un projet sur la tribune de la Chambre.

L'article 1er de ce projet portait que les canaux principaux seraient exécutés par l'État. La dépense de ces canaux, y compris celui de la Cèze, était évaluée à 158 ou à 166 millions, suivant le point où se ferait la prise d'eau de la rive gauche.

L'article 2 autorisait la concession de la construction des canaux secondaires et tertiaires ainsi que leur exploitation. La dépense des canaux secondaires et tertiaires était évaluée à 30 millions de francs.

L'article 3 indiquait dans quelles conditions devait être faite la désignation du concessionnaire.

Les autres articles du projet de loi ne présentaient rien de particulier et ne faisaient que reproduire des dispositions déjà insérées dans des lois analogues.

Au projet de loi étaient annexés un projet de convention et un projet de cahier des charges visés par l'article 2. - Le projet de convention accordait au concessionnaire une garantie d'intérêt à 4,65 % pendant 50 ans sur les dépenses faites par lui dans la limite maxima prévue. Les sommes versées pur l'État à titre de garantie constituaient des avances qui étaient remboursées sur les bénéfices de l'entreprise avec intérêt de 4 % par an.

Nous avons lieu de penser, disait l'exposé des motifs, que la garantie d'intérêt ne devra fonctionner, dans le cas actuel, que dans une mesure très restreinte, étant donné le chiffre peu élevé de la dépense à faire par le concessionnaire en regard de la dépense totale. Lorsque les produits nets de l'opération dépasseront 5 % du capital dépensé par la société concessionnaire, celle-ci devra partager les bénéfices avec l'État dans une proportion qui est fixée au projet à 3/4 pour l'État à 1/4 pour la compagnie. Mais nous devons faire observer que cette proposition peut être modifiée, attendu que c'est précisément sur elle que nous proposons de faire porter l'adjudication.

Le cahier des charges prévoit à l'article 13 l'établissement de hauts services, aux frais et aux risques du concessionnaire, partout où il restera des eaux disponibles pour y être affectées. L'administration ne croit pas que ces hauts services soient susceptibles de recevoir une extension sérieuse et elle se préoccupe d'assurer, dans la mesure du possible, l'irrigation des terrains supérieurs au niveau du canal, au moyen de l'établissement de réservoirs. Ce même article 13 nécessite une explication en ce qui concerne le taux de redevances. Le tarif inséré au cahier des charges porte à 78,50 fr la redevance correspondant à l'irrigation d'un hectare. Dans le projet fourni à l'enquête, en 1871, elle était fixée à 50 francs seulement. Mais cette redevance de 50 francs ne s'appliquait qu'au canal principal. Les propriétaires réunis aux associations syndicales, devaient exécuter, à leurs frais, la construction des canaux secondaires et tertiaires et des rigoles destinées à conduire l'eau en tête des propriétés. Ils devaient, en outre, assurer l'entretien de tous ces canaux.

L'obligation, que le projet imposait aux associations syndicales de construire elles-mêmes les canaux secondaires et les rigoles, souleva, au cours des enquêtes, des réclamations très vives dans la plupart des départements. L'administration crut devoir y faire droit ; et, par une décision du 15 mars 1875, elle mit à la charge du constructeur du canal principal l'établissement de la canalisation secondaire en imposant aux propriétaires de payer, pour cet établissement, une somme calculée à raison de 200 francs par hectare. Cette somme fixe a été transformée ultérieurement en un supplément de redevance de 13,50 fr, ce qui portait la redevance totale à 63,50 fr.
Mais la même décision du 15 mars 1875 laissait à la charge des associations syndicales l'entretien de tous les canaux servant à la conduite et à la distribution des eaux destinées tant à l'arrosage des terrains ordinaires qu'à la submersion des vignes dans le périmètre de l'association. Indépendamment de la taxe de 63,50 fr due au concessionnaire, les propriétaires devaient donc payer, à titre de taxe syndicale, une somme correspondante à ces frais d'entretien qui sont évalués à 45 francs par hectare.

Mais ces dernières années, en présence des difficultés que rencontrent le plus souvent la formation des associations syndicales, l'administration a cru devoir renoncer à la rendre obligatoire. La commission supérieure d'aménagement des eaux s'est tout à fait prononcée dans ce sens et a émis l'avis qu'il y avait lieu de mettre à la charge des concessionnaires de canaux d'irrigation, non seulement la construction de la canalisation secondaire jusqu'à la tête des propriétés, mais encore son entretien.

Tel était le projet du gouvernement du 7 avril 1884. Ce projet comprenait un nouveau canal : Le canal de la Cette. Ce canal, en effet, a été vivement réclamé ; et voici comme son établissement a été justifié devant le Conseil général des ponts et chaussées, qui l'a approuvé dans sa séance du 27 janvier 1881.

« MM. les ingénieurs chargés du service hydraulique du Gard et de l'Hérault ont vérifié et présentent le projet d'un canal d'irrigation qui serait dérivé du Rhône en aval de la Cèze. Ce projet domine un périmètre de 36 000 hectares, dont 35 000 appartiennent au canal de Cornas et le périmètre de ce dernier se trouve ainsi réduit à 99 000 hectares.
Le canal de la Cèze n'exigerait qu'une dotation de 12 mètres cubes, qu'il emprunterait au Rhône sans porter un préjudice quelconque.
L'exécution en serait facile ; la dépense relativement peu importante. En réduisant le périmètre du canal de Cornas, le canal de la Cèze permettrait de réduire aussi de 1 010 à 621 francs par hectare la dépense des canaux secondaires de ce premier canal, et procurerait de ce chef une économie de 7 360 000 francs.
Pour corriger l'inconvénient que nous avons signalé plus haut de la disproportion entre la superficie du périmètre dominé et le volume d'eau dont on dispose, le service du contrôle a pensé qu'il conviendrait d'assurer l'arrosage des parties basses de ce périmètre au moyen d'un canal supplémentaire qui prendrait 12 mètres cubes dans le Rhône, à l'aval du confluent de la Cèze, en un point où les intérêts de la navigation ne peuvent plus en souffrir.
Ce canal n'est point compris dans la loi du 20 décembre 1879. Il n'a point été déclaré d'utilité publique et devra, s'il est admis en principe, faire l'objet d'une instruction spéciale. Il ne peut, quant à présent, être concédé qu'à titre éventuel. »

D'après les évaluations du service du contrôle, le canal principal dérivé de l'Isère à Romans, pour l'irrigation de la rive gauche, devait coûter 25 millions, et 33 millions si la prise d'eau était faite dans le Rhône à Saint-Vallier.
Le canal principal dérivé du Rhône à Cornas pour l'irrigation de la rive droite coûtait 110 millions.
Les dépenses des canaux secondaires et tertiaires et des autres travaux destinés à conduire l'eau en tête des propriétés étaient estimées, pour ces deux canaux, à 22 millions environ.
La dépense totale de ces deux canaux s'élevait donc à 157 millions si l'on faisait la prise d'eau de la rive gauche dans l'Isère, à Romans, et à 165 millions si on la faisait dans le Rhône à Saint-Vallier.
Le canal de la Cèze était évalué à 23 millions pour le canal principal et à 8 millions environ pour les canaux secondaires.

-oOo-

LE CANAL DU BAS-RHÔNE-LANGUEDOC - BRL
L'eau du Rhône est amenée par un canal débutant près de la limite entre Beaucaire et Fourques, sur la rive droite et gardoise du fleuve. Après un parcours assez rectiligne de douze kilomètres, l'eau atteint la station de pompage Aristide-Dumont à l'extrême-sud de la commune de Bellegarde, près de sa limite avec celle de Saint-Gilles.
Ref. BRL 2008 : L’ouvrage de prise au Rhône BRL est autorisé à prélever au maximum 75 m3 d’eau/s. Débit maximum du Rhône : 15 000 m3/s (100 ans), Débit moyen : 1700 m3/s, Débit minimum : 500/ 600 m3/s (exceptionnellement 420 m3/s en 1921).
Le volume d’eau annuellement rejeté à la mer par le Rhône atteint 54 milliards de m3. Taux d’utilisation actuel du fleuve : 0,2%.
Ref BRL 2010 : Le terme de la concession accordé à BRL, qui couvrait la période de 1956 à 2031 est prorogé jusqu’en 2051.Le traité de concession initial, adopté par l'État en 1956, confiait à BRL pour 75 ans (1956/2031) la conception, la création et l’exploitation de grands ouvrages hydrauliques dans la région. Il a été modifié en 1961 pour permettre la construction du barrage des Monts d’Orb, puis en 1977 pour permettre l’irrigation du Lauragais (construction du barrage de la Ganguise) et enfin en 1993, pour tenir compte de la création de BRL Exploitation (la filiale du groupe BRL qui exploite le réseau).
Ce patrimoine a été transféré à la Région en février 2008.
Il comprend principalement 105 km de canaux, pour mobiliser les eaux du Rhône, 2 grands barrages, pour réguler l’Orb (Hérault) et irriguer le Lauragais (Aude), et plus de 4000 km de conduites enterrées. Il permet la distribution d’eau potable, agricole ou industrielle sous pression à 241 communes de l’Aude, du Gard, et de l’Hérault.
Le coût estimé du programme global Aqua Domitia s’élève à environ 175 M€, dont 82M€ pour les trois maillons prioritaires que sont le Maillon sud de Montpellier (Mauguio Fabrègues), le Maillon nord et ouest de Montpellier et le Maillon amont de la station de potabilisation de Puech de Labade (Aude).

> Version PDF, imprimable


Série d'articles sur les projets de canaux et d'irrigation dans le Gard
> Projet de rendre le Vistre navigable en 1696
> Les eaux du Rhône à Nîmes projet de 1868 à 1871
> Le Projet Dumont en 1881
> Etude des projets des Canaux Dérivés du Rhône par Emile Jamais en 1883
> Les eaux du Rhône à Nîmes projet de 1913
> Les Canaux du Rhône, un rendez-vous manqué
 
 

>  Contact Webmaster