L'Hôtel Rivet

extrait de

"HISTOIRE D’UN BATIMENT MUNICIPAL"

par M. Pierre Guérin, membre de l’Académie de Nîmes, 1917.


III

 

Un type de riche commerçant anobli. - L'hôtel Rivet. - Un programme de propriétaire. - Entre gentilshommes. - Le nid à procès. - Une veuve à la hauteur de sa tâche. - Un exemple de rachat de censive sous la Révolution. - Une acquisition avantageuse féconde en différends inquiétants. Arrangements à l'amiable. - Un procès de mur mitoyen type. - Les limites de l'hôtel Rivet.

 


En 1786, à la date du 3 avril, notre châtelain de fraîche date déclara ses intentions de transformer sa maison par une signification adressée au sieur Chaballier, fabricant de bas. Celui-ci possédait dans la Grand-Rue une maison voisine dé l'immeuble Rivet. L'exposant, ayant l'intention de faire démolir incessamment de la maison qu'il avait acquise la partie qui avoisinait la maison du sieur Chaballier, faisait connaître et dénoncer son dessein par ministère d'huissier, afin que le sieur Chaballier n'en prétendit cause d'ignorance. Ce dernier était sommé et requis de faire étayer sa maison dans le délai de trois jours.

 

Chaballier dépité s'empressa de protester, toujours par ministère d'huissier, le 5 avril 1786, contre ce délai si court. Il alléguait qu'il ne pouvait se procurer des bois d'étayage par suite de l'inconstance du temps qui empêchait dé les voiturer. Du reste, les murs de sa maison étaient dans le meilleur état et presque neufs. Ils n'avaient absolument ni fuite ni aucune sorte de dégradation, sauf à la partie du mur mitoyen de la basse cour où les fuites étaient occasionnées par une « gorgue » en pierre de taille placée sur ce mur pour recevoir les eaux pluviales du sieur Rivet et mal entretenue. Il en résultait que le sieur Rivet était seul responsable des événements qui pouvaient survenir.

 

Aucun document ne nous informe de la nature ni de l'importance des travaux effectués, mais très certainement c'est à cette date de 1786 que la maison a pris l'aspect qu'elle possède encore, avec sa corniche et ses modillons, ses attiques sur console du premier étage, sa façade de style et ses deux ailes en pierres de taille, son vestibule à large voûte soutenue par quatre colonnes doriques, son double pallier de gauche et de droite accessible par six larges marches, sa magnifique cage d'escalier de gauche et ses balustrades qui sont l'ornement architectural de l'époque. Toute la symétrie qui règne dans l'ensemble du bâtiment, tant du côté de la cour que sur la façade, avec son triple accès sur la cour par le portique qui prolonge le vestibule et les deux larges baies à plein cintre sur les deux ailes date à coup sûr des travaux ordonnés par David Rivet.

 

Mais si ce bel édifice donnait pleine satisfaction à la vanité de son riche possesseur par sa façade et par son côté nord longeant la rue du Chapitre où toute liberté était assurée par l'absence de tout voisinage, il n'en était pas de même pour les deux côtés opposés, le côté sud et le côté du couchant.

 

Une belle maison est un peu pour un propriétaire ombrageux comme un enfant choyé par des parents aimants. Il convient de la protéger contre les empiètements des voisins de l'affranchir, si c'est possible, des servitudes, d'éviter en tout cas toute aggravation de celles-ci, soit en conviant à des arrangements et à des concessions réciproques les voisins raisonnables, soit en poursuivant ses droits â travers les procès les plus longs et les plus compliqués, contre toute partie adverse retorse et intraitable. S'il est bon d'écarter de ses, enfants les mauvaises compagnies, il est encore plus désirable peut-être de sauvegarder son domicile contre tout, voisinage gênant et importun.

 

David Rivet ne manqua pas à ce devoir de bon propriétaire et Mme Rivet devenue veuve le remplit à son tour avec une habileté et surtout une ténacité qui lui font le plus grand honneur.

 

Du côté du couchant, la situation fut très vite et très aisément réglée entre M. David Rivet, seigneur de Sabatier, et Messire Claude François Joseph Ignace Eugène Isidore de Rouvière de Cabrières, officier au régiment Royal Picardie, commandant à Avènes. Il semble que fier de sa seigneurie Rivet ait pris quelque plaisir à traiter en gentilhomme des questions de mitoyenneté avec une vieille famille nobiliaire.

 

Par acte en double du 6 mai 1786, M. de Cabrières et M. Rivet reconnaissaient que leurs maisons prenaient l'une sur l'autre divers droits dé servitude, soit de stillicide, soit de jour, nuisibles à la maison servante et de peu d'utilité pour la maison dominante. Les parties convenaient et accordaient que toutes ces servitudes seraient supprimées et abolies, le tout par compensation. En conséquence, chaque maison, d'hors et déjà et pour toujours demeurait libre et immune de toute servitude l'une envers l'autre.

 

Par un acte du 27 mars 1788, Messire de Cabrières et Mme Rivet convinrent à nouveau d'un accord à propos d'un mur mitoyen attenant à la petite maison de M. de Cabrières, occupée par la veuve Guérin (n° 106 du plan cadastral). Ce mur serait démoli de fond en comble jusqu'à la hauteur du couvert de M. de Cabrières, sur sa longueur de six toises du nord au midi, de la rue du Chapitre à l'angle du petit ciel ouvert de M. de Cabrières. Après excavation du fondement; un nouveau mur serait bâti dans le même alignement, crépi, enduit, frotté et refrotté selon les règles de l'art, à mi-frais pour chaque partie.

 

Du côté du couchant, grâce à cette entente à l'amiable et à cette reconstruction d'un mur mitoyen, la maison Rivet conquérait son indépendance sur son troisième côté.

 

Le quatrième côté ou côté du midi allait donner lieu à des difficultés autrement graves. C'est ici que se trouve' le nid à procès, à contestations incessantes, à remaniements successifs.

 

A cela plusieurs raisons : d'abord des voisinages plus nombreux, les Chaballier, Pouzols, Brueys, puis des mitoyennetés compliquées, par la nature des lieux, l'arrière plan de ces immeubles ne se conformant pas à un alignement régulier et d'origine sûre; enfin l'orientation différente de ces immeubles, qui les 'uns sur la Grand-Rue, les autres sur la rue Dorée, se coincent et sont soumis à des enclaves et à des enchevêtrements de tout genre.

 

Du jour où les Rivet vont chercher à s'agrandir sur leur aile gauche par des achats et des arrangements avec les Chaballier, les voisins de ceux-ci devenus voisins des Rivet ouvriront l'ère des conflits.

 

C'est la période critique et combative de l'immeuble Rivet.

 

Heureusement que la veuve Rivet ne se laissa intimider ni par les circonstances ni par les subtiles oppositions d'adversaires qui profitaient de leurs connaissances des lois pour porter les coups les plus imprévus.

 

Nous avons déjà signalé la signification du 3 avril 1786 faite par Rivet à Chaballier et la riposte de celui-ci qui marquait comme un premier croisement d'épées entre l'es deux parties. Un 'acte de vente du 5 nivôse an V entre les frères Chaballier et Mme Rivet, à propos de la réserve de l'exécution d'un jugement contre le citoyen Clerc, permet de supposer que plus d'un litige suivit cette première escarmouche. Cependant, à en juger par un rapport du 21 floréal an IV (mai 1796), rapport des experts Jacques et Jean Pascal, oncle et neveu, choisis par les parties, et à s'en tenir à l'acte de vente du 5 nivôse an V (décembre 1796) le rapprochement se fit entre les antagonistes et la réconciliation aboutit à un contrat de vente.

 

Entre temps, une loi du 20 avril 1792 avait soumis à des règlements l'extinction des droits de censive abolis par la Constituante dans la célèbre nuit du 4 août. Le 21 février 1793, la dame Rivet, désireuse d'affranchir son immeuble de ces droits, invoqua le texte de la loi pour opérer le rachat de droits casuels et signifia au procureur général du département Lindée, au procureur du district Lindée, et au directeur des domaines nationaux Julian d'avoir à produire dans le délai de trois mois, à partir de ce jour, le titre primitif constatant que son immeuble relevait de la Directe du ci-devant Evêché. Faute de ce titre, la requérante serait affranchie à perpétuité, en vertu de la loi, du payement et du rachat de tout droits de lods, censives, ventes et autres.

 

Cet incident nous donne un aperçu de la façon dont furent éteints sous la Révolution certains droits féodaux abolis par la Constituante et nous montre en même tempe l'insistance à la fois intéressée et éclairée de la dame

 

Rivet à constituer la franchise de son immeuble.

 

Mais revenons aux conventions plus amicales établies entre Mme Rivet et les frères Chaballier.

 

Le rapport des experts Jacques et Jean Pascal était relatif à la vérification d'un mur divisoire entre les remises de la citoyenne Rivet et l'arrière-cour de la maison des frères Chaballier.

 

L'acte de vente du 5 nivôse an V portait sur la vente par les frères Chaballier à Antoine Baguet pour le compte de sa belle-mère, citoyenne Rivet, de la partie du derrière de la maison Chaballier occupée par le citoyen Laurens, passementier, avec la partie de cour y attenante. La ligne divisoire devait être parallèle au mur de face de la partie vendue, confrontant du levant l'autre partie de cour et de maison des vendeurs, du couchant Brueys, du nord ou vent droit la citoyenne Rivet, du midi le citoyen Pouzols. (ancienne maison Roustan) Retenons ce dernier confront qui devait coûter cher à Mme Rivet.

 

L'acte réglait ensuite les principaux accords des parties sans intérêt pour notre étude.

 

Le 15 thermidor an VI de la République (juin 1798), un acte public passé devant maître Etienne Espérandieu, notaire, entre la veuve dame Rivet et le citoyen François Guisquet, devenu sans doute acquéreur de l'immeuble Chaballier, consignait pour en conserver le souvenir les accords arrêtés entre les parties.

 

Ces accords réglaient des détails de servitude et témoi­gnaient de la part de Mme Rivet d'un très grand esprit de conciliation.

 

Son immeuble, il est vrai, s'agrandissait par ces achats de 25 toises carrées, représentées par le bâtiment du vestiaire et des cours ménagers actuels, par une partie de la cour et les services.de la boulangerie du Bureau de bienfaisance, mais on lui doit cette justice de reconnaître que ses concessions à Guisquet assuraient à celui-ci de réels avantages.

 

Faut-il voir là un indice de défaillance, le dessein arrêté d'éviter toute procédure judiciaire ? En tout cas cet état d'esprit fut de courte durée, à supposer qu'il ait existé, et le goût ou plutôt la manie des constructions, l'emportant une fois de plus, allait bientôt jeter la veuve Rivet dans un procès interminable et la mettre aux prises avec un homme habile et retors qui réussit à prolonger indéfiniment les débats.

 

Ce fut l'immeuble acheté aux frères Chaballier qui fournit le prétexte de ce long procès!

 

Les Chaballier avaient vendu une partie de cour formant terrasse et limitée au midi par un mur qui joignait les deux corps de logis de la maison Pouzols, tout en faisant un angle rentrant de 20 pouces avec l'aile gauche.

 

Mme Rivet se proposa d'établir à son profit la mitoyenneté de ce mur, au besoin en l'achetant, en vertu de l'article 194 de la coutume de Paris, et de l'exhausser à ses frais en vue de couvrir la terrasse. A cet effet elle demanda la vérification du mur, pour savoir s'il pouvait ou non supporter l'exhaussement projeté. Elle cita en même temps le citoyen Pouzols en conciliation sur la demande qu'elle entendait former contre lui pour la nomination d'experts en vue de cette vérification. La citation est du 18 ventôse an VI. (8 mars 1798)

 

Mais Pouzols était homme de loi, un ancien locataire de l'immeuble, homme de loi, lui aussi, maître Thoulouze, à l'occasion de ce même mur en 1777, 4 octobre, avait eu déjà maille à partir avec Chaballier et celui-ci en personne prudente par acte du 6 octobre 1779 avait reconnu, lors de la construction de la terrasse, qu'il ne pouvait la placer qu'à la distance de 8 pans du mur.

 

Le goût de la chicane aidant et s'appuyant sur ce précédent, Pouzols, par signification du 22 ventôse an VI, soutint que le mur était sur son fonds, que les quatre pans de terrain en delà lui appartenaient, ainsi qu'en témoignaient les stillicides de sa maison, la saillie du toit et plusieurs jours établis dans le mur. Il concluait de ces faits que Mme Rivet n'avait aucun droit de se rendre le mur mitoyen, même par achat.

 

Aussitôt commença le branle-bas de la procédure. Contentons-nous d'une rapide énumération des faits judiciaires que mirent en oeuvre les deux parties et qui attestent leur acharnement réciproque. Il serait difficile de trouver mieux comme exemple de procès de mur mitoyen

 

1° Citation de Mme Rivet à Pouzols devant le tribunal civil, aux fins d'une nomination d'experts et nomination des experts Chambeaud et Estève, en exécution du jugement rendu le 16 germinal an VI.

 

2° Le 3 prairial, remise du rapport des experts, favorable à Mme Rivet.

 

3° Demande en cassation de ce rapport par Pouzols, qui obtient par jugement du 25 messidor une seconde vérification par les experts Malhan et Edouard Serres.

 

3° Désaccord complet entre ces deux experts, dont les conclusions différentes sont favorables à leurs parties respectives.

 

5° Nouvelle vérification d'un tiers-expert, nommé d'office le 22 prairial an VII.

 

6° Signification de ces rapports à Mme Rivet et conclusions de Pouzols qui demandait la démolition de la terrasse, plus 1000 francs de dommages-intérêts, tandis que Mme Rivet invoquait les conclusions de quatre rapports d'experts sur cinq pour revendiquer son droit d'établir la mitoyenneté du mur.

 

7° Jugement du tribunal civil rendu sur ces conclusions, le 16 prairial an VIII, et contraire aux prétentions de Mme Rivet.

 

8° Appel de ce jugement par la dame Rivet le 27 prairial et citation à, Pouzols devant le tribunal pour statuer sur cet appel, le 15 frimaire an IX.

 

9°  Ordre à l'un des juges, Laporte-Balviale, de procéder au rapport de l'affaire.

 

10° Mémoire de la dame Rivet.

 

11° Réforme du jugement du 16 prairial an VIII, par un jugement du tribunal d'appel, le 25 floréal an XII, qui reconnaît à la dame Rivet le droit d'acheter la mitoyenneté du mur et de surhausser celui-ci, à condition de le faire reconstruire à ses frais, selon toutes les règles dé l’art.

 

Comme on voit, toute la lyre de la procédure a donné.

 

La note des experts Chambeaud et Poinso, entrepreneurs des travaux publics, pour l'évaluation de la mitoyenneté du mur en litige y compris le prix du terrain s'éleva au total à 36 livres 2 sols 6 deniers, soit pour Mme Rivet 18 livres 1 sol 3 deniers. Elle est datée du 21 avril 1806. Et l'expertise avait eu lieu le 28 mars.

 

Cette note témoigne chez les hommes de métier de la -persistance à se servir des anciennes mesures et des anciens termes de monnaie, mais elle a surtout le précieux avantage de nous renseigner avec la plus grande précision sur l'importance d'un débat qui avait mis en jeu cinq experts, des juges du tribunal civil et du tribunal d'appel, des avoués, des hommes de loi, et qui avait duré du 22 ventôse an VI (12 mars 1798 au 25 floréal an XII). En tout six ans deux mois.

 

Dans cette période, l'histoire enregistre la campagne d'Egypte, l'expédition de Syrie, la deuxième campagne d'Italie, la conclusion des traités de Lunéville et d'Amiens, la formation du camp de Boulogne et les premières opérations qui allaient aboutir à. Austerlitz. Elle comprend les troubles du Directoire, le coup d'Etat du 18 brumaire et l'avènement de Bonaparte, qui sous le nom de premier Consul préparait déjà le régime impérial.

 

Madame Rivet, elle, après son Trafalgar que lui fit subir le jugement du tribunal civil du 16 prairial an VIII, remporta sa victoire d'Austerlitz bien avant Napoléon, par le jugement du tribunal d'appel du 25 floréal 1804, qui lui permit de s'assurer la, mitoyenneté du mur Pouzols au prix de 18 livres 1 sol. 3 deniers, après avoir dépensé plusieurs milliers de francs pour obtenir gain de cause.

 

La période héroïque de l'immeuble Rivet pour la partie du midi est close. De ce côté, il comprend tout autour dé l'aile gauche, au levant, au sud et au couchant, sous forme de terrasses, de basse-cour et de remises, tout le terrain que limitent le mur divisoire de Guisquet; le fameux mur de Pouzols et la cour de Brueys.

 

II est fâcheux que le plan figuratif adjoint au rapport des experts Chambeaud et Estève ne se trouve pas dans le dossier pour préciser exactement les limites de l'immeuble au midi. Ces limites se sont confondues plus tard par l'incorporation des immeubles Pouzols et Brueys. L'on a bien de la peine à en retrouver les traces dans le chaos des remaniements opérés successivement par la communauté des soeurs de Saint-Vincent de Paul et par la Ville devenue propriétaire en dernier lieu.

 

Du reste, pour la partie du midi qui faisait suite à ces acquisitions et qui confrontait la cour de l'immeuble Brueys jusqu'au mur de la maison de Cabrières au couchant, le dossier ne possède pas de pièce indiquant les suites du bail à locatairerie du 15 mai 1775.

 

Ce bail perpétuel qui cédait à M. Brueys une part du jardin dont la contenance est établie par un plan dû au géomètre Bancal, en date du 4 avril 1775, a-t-il été maintenu ou non ? Très vraisemblablement, les Rivet ont rompu ce bail et exercé une reprise à l'amiable. La meilleure preuve, c'est que sur cette surface du jardin la Préfecture fit élever plus tard une partie de ses bureaux, la partie de l'internat actuel qui s'ouvre sur la cour.

 

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