Extrait du Bulletin 1936-1937
de la Société et d'Archéologie
de Nîmes et du Gard

Paul MARCELIN, Conservateur du Musée d'Histoire Naturelle de Nîmes.

Sur la structure agraire du Midi Méditerranéen

Les champs clos de murs en pierre sèche
des environs de Nimes


Si l'on étudie les paysages des environs de Nîmes en s'ins­pirant des travaux récents d'Histoire rurale, on voit d'abord que, dans l'ensemble, les champs sont ouverts. On voit aussi que dans les plaines les champs sont rectangulaires, sans être régulièrement allongés comme dans le Nord de la France. Là où le relief est plus accentué et la composition du sol plus variée, la recherche de la terre a donné aux champs les for­mes les plus irrégulières. Ce sont là de grands caractères qui apparaissent à première vue.

On connait aussi un trait bien caractéristique de nos paysa­ges ruraux : dans cet ensemble de champs ouverts, un nombre important de champs clos de murs en pierre sèche. Ceux-ci sont très fréquents dans tout le Midi Méditerranéen et on les connait aussi dans d'autres régions comme la Bretagne, l'Au­vergne ou le Sud-Ouest, mais on peut les étudier très facile­ment aux environs de Nîmes. Ils couvrent une partie de la garrigue calcaire, sèche, pierreuse et déserte, revêtue de bois taillis de chênes verts qui s'étend au nord, à l'est et à l'ouest de la ville. Les routes de Nîmes à Uzés, à Alès, à Sauve, en traversent dé nombreux groupes jusqu'à une distance de sept à huit kilomètres. Quelques-uns de ces champs sont encore cultivés et entretenus, d'autres, dans les parties les plus éloignées de la ville sont abandonnés depuis longtemps.

Si la plupart des géographes descripteurs ont cité, au pas­sage, ces paysages de « clapiers », nous ne connaissons pas d'étude de détail on d'ensemble qui leur soit consacrée.

Il faut, cependant, tout de suite, distinguer de ces murs de clôture, des murs de défense, d'enceintes, qui vont du Néoli­thique au Moyen-Age. Sur ces constructions, étudiées depuis longtemps par les préhistoriens, il existe une importante bibliographie. Il faut aussi distinguer les murs de soutènement des terres appelés : « faïsses ou bancels » qui donnent un paysage de terrasses bien connu et lui aussi bien étudié.

En -ce qui concerne les murs dont nous nous occupons, on ne peut pas se contenter de l'explication qu'il s'agit de clôtures banales analogues à celles que l'on voit partout autour des maisons, des jardins, des vergers. Cette raison n'est évidem­ment pas valable pour des champs situés loin de toute agglo­mération alors qu'entre celles-ci et ces champs, il existe sou­vent des champs ouverts. Le cas est particulièrement frappant à Nîmes où la plaine alluviale du Vistre, région de bonnes terres et de récoltes abondantes, située aux portes mêmes de la ville, ne montre aucune clôture, alors que l'on pouvait par­faitement clore, sinon avec des pierres, du moins avec des haies, des fossés, des levées de terre.

Une explication plus valable et qui a été souvent donnée pour beaucoup de régions où l'on observe ces champs clos est qu'il s'agit d'un phénomène commun à tous les pays où le sous-sol est rocheux ; c'est l'épierrement consécutif à la culture millénaire qui est la raison de tous ces murs ; c'est la nécessité de se débarrasser des pierres que ramènent les outils et qui gênent les cultures, la nécessité de les disposer de façon à ce qu'elles occupent le moins de place possible qui a fait naître et s'étendre ce paysage de clapiers. Cette explication, essen­tiellement géographique, est généralement considérée comme suffisante. Nous ne pensons pas qu'elle épuise la question, ni même qu'elle soit exacte, dans l'ensemble, malgré ce qu'elle contient d'évident.

D'abord la nécessité d'épierrer ne conduit pas nécessairement à celle de construire un mur ; on voit souvent des amas irré­guliers de pierres dans une partie quelconque du champ. D'au­tre part, l'entassement des pierres serait partout, comme dans les tas dont nous parlons, essentiellement irrégulier, s'il n'était précédé par la construction d'un mur. C'est bien à un mur régulièrement construit, que l'on a affaire dans la plupart des cas, avec deux parements qui se voient à la base. Mais alors. la construction de ce mur qui suit exactement les limites de la propriété, sans rechercher, comme le font souvent les tas irréguliers, les parties inutilisables, traduit visiblement une autre préoccupation que celle de loger les produits existants ou éventuels de l'épierrement.

D'autre part, on voit un peu partout, particulièrement aux environs de Milhaud, prés de Nîmes, sur un même sous-sol, des champs soumis aux mêmes cultures et dont les uns sont exactement clos et les autres dépourvus. de toute clôture.

Enfin, l'absence de porte qui s'observe dans plusieurs de ces champs montre bien que le souci de clore l'emportait, dans la construction du mur, sur celle de loger les produits de l'épierrement.

En somme, l'impression qui se dégage fortement de l'obser­vation de ces tas de pierres dans notre région, c'est qu'ils décèlent une volonté de clore, aussi nette que celle qui s'observe indiscutablement aux environs des agglomérations. Il reste à en chercher les raisons qui ne peuvent pas être les mêmes dans les deux cas.

Il ne nous paraît pas possible de retenir, comme explication générale, la raison qui a été donnée par quelques préhistoriens que ces enclos avaient comme utilité principale la protection des troupeaux. II n'est pas douteux que certains d'entre eux, « paradas ou cossouls » ont joué ce rôle, mais tant d'autres ont si visiblement une vocation agricole, et non pas spéciale­nient pastorale, qu'il convient de chercher une explication plus générale. C'est, à notre avis, dans les résultats généraux main­tenant acquis en histoire rurale que nous trouverons la solu­tion de ce problème. La construction de ces murs nous appa­rait, d'après quelques textes et d'après les observations qrc nous avons pu faire aux environs de Nîmes, comme le résultat des appropriations individuelles faites, à diverses époques, aux dépens du pâturage commun dans la garrigue, comme la mani­festation des conflits incessants qui se sont produits dans cette région, et qui étaient motivés par la volonté des uns de garder à cet indispensable pâturage son caractère de propriété collec­tive, en fait sinon en droit, et la volonté des autres de le résou­dre en une ou plusieurs propriétés individuelles affranchies de toute servitude. Cette dernière tendance était d'ailleurs soute­nue par le caractère individualiste de l'économie rurale du sud, inspirée du droit romain. Cette appropriation sera poursuivie à la fois en haut et en bas de l'échelle sociale, en haut par le seigneur lui-même, en bas par les plus miséreux de la commu­nauté, privés de terres, acceptant les plus mauvaises et employant, pour les avoir, tous les moyens, même détournés.

Plusieurs textes qui s'échelonnent entre 984 et 1770 et qui sont relatifs aux garrigues de Nîmes, de Vauvert, de Saint-Gilles....., nous montrent les diverses phases de cette appropria­tion individuelle des garrigues et l'instabilité perpétuelle de ces conquêtes sur le pâturage commun.

II y avait, dans cette religion contestée, aussitôt la propriété acquise, légitimement, ou d'une manière « violente et clandes­tine », une impérieuse nécessité de prouver d'une façon évi­dente et matérielle sa possession, de dessiner ses limites sans interruption ni contestation possible, d'affirmer ses droits par­ticuliers, de consacrer par un fait le passage de la propriété commune, où tous les droits sont discutables et révisables, à la propriété individuelle affranchie de toute servitude, en fait, de se constituer un titre.

La clôture s'imposait sans délais. Aussi ceux qui défrichaient ne manquaient-ils pas de clore immédiatement les terres qu'ils venaient de « rompre et extirper ». « En 1770, l'arrêt du regis­tre de la déclaration du roi concernant les terres incultes..... a réveillé la fureur des défrichements. Travailleurs et bras­, à l'envie et sans autre formalité, s'emparent du peu qui restait des vacants de la garrigue. Ils commencent, par forme de prise de possession, d'enceindre d'un simple cordon la partie qu'ils défrichent ».

Il est évident que le simple cordon devait bientôt servir de cordeau pour construire le mur en pierre sèche qu'imposait le milieu géographique particulier. Il faut maintenant dire que si la clôture était indispensable pour produire ou ajouter quelque titre de propriété contre les réclamations éventuelles du sei­gneur, de la communauté ou de quelque autre propriétaire, elle avait aussi l'utilité certaine de protéger lés récoltes contre les divagations du troupeau dans cette partie du terroir qui lui était constamment dévolue. Le mur servait aussi de défense contre les animaux sauvages qui abondaient et particulière­ment, pensons-nous, contre les sangliers.

Telle est l'explication générale que nous proposons. Elle demandera certainement à être précisée et complétée, mais elle nous permet au moins de placer la question qui nous occupe dans son véritable cadre qui est celui de l'histoire rurale.

Les textes nous renseignent aussi sur les diverses époques de l'occupation de la garrigue et, par conséquent, de la construc­tion des murs. Alors que des textes de 1144 et 1606 ne nous montrent que quelques grands propriétaires : seigneurs, communautés civiles ou religieuses dont les « devèzes » sont bien défendues contre la chasse, le ramassage du bois et surtout le pâturage, un texte de 1667 nous fait assister à l'installation dans la garrigue d'un grand nombre de petits propriétaires. Il s'est produit là une série de faits semblables à ceux dont se plaignaient les seigneurs de Vauvert en 1553, 1561, 1654, et les fonctionnaires et les enquêteurs du roi pendant tout le XVIIIe siècle signaleront des faits semblables.

En 1667, les commissaires chargés d'établir l'étendue et les limites des garrigues trouvent par exemple « aux environs de Courbessac, les métairies du sieur Chambre et hoirs de Nico­las, sieur Donzel, la jasse et terre de Tutelle....., le puech et devois de las Faissols appartenant au sieur Tutelle, le petit mas et vigne de Paul Hours....., les vignes de Ganteirès, Claude Gaize dit le Terralhon, Jean Mathieu Savignac..... Ils trouvent près du vieux chemin d'Uzès, la vigne et la terre de Jean Oli­vier, teinturier, l'hermas appartenant à Senton, broquier, près de Roquemaillére, la vigne de Marguerite la poissonnière..... »

D'après ces textes, encore bien insuffisants, on peut résumer ainsi les dates principales de l'occupation de la garrigue :
- de l'âge du bronze à la décadence, des grands domaines romains au IV, siècle, nombreux, murs de destination diver­ses ; vers 984, 1050, petites propriétés en garrigue, de même qu'en 1244, mais prédominance des devèzes seigneuriales;
- en 1667, colonisation de la garrigue;
- au XVIIIe siècle, 1725, 1744, 1760, 1772.., vaste extension de la culture;
- au milieu du XIXe, maximum de la culture et de l'édifica­tion des murs, régression depuis la crise phylloxérique.

Assurément des considérations géographiques doivent inter­venir dans l'examen des champs clos de murs en pierre sèche. Il est certain que la pratique de l'épierrement donne les carac­tères les plus visibles, les plus frappants de ces paysages de clapiers.

Des cultures commandées par le climat et le sol : vigne, oli­vier, amandier, figuier....., ont été poursuivies dans ces champs depuis la fin des temps préhistoriques jusqu'à nos jours avec des alternatives de prospérité et de régression. Les pratiques agricoles qui accompagnaient ces cultures : défrichement, arra­chage des souches, plantations, renouvellement des arbres après des intempéries ou des maladies, façons culturales....., ont été pour beaucoup dans l'élargissement et la surélévation des murs. Tout cela a fini par masquer les formes primitives de clôture sous un manteau de pierrailles dont l'évolution propre a quel­que ressemblance avec un phénomène géologique. Enfin, il est bien certain que tous ces phénomènes sociaux se passent dans un cadre particulier qui est celui des mauvaises terres, des terres sèches rocailleuses, de la garrigue, du « saltus ».

Dans une région toute proche, celle du Vistre dont nous avons déjà parlé, région de terres riches et profondes, les clamps sont ouverts. Si on n'a pas fermé les champs de quel­que manière, c'est que dans cette région, la structure agraire était différente et que l'évolution des coutumes rurales s'est produite d'une manière toute autre que dans la garrigue, d'une manière moins troublée et moins désordonnée. La lutte entre les pratiques communautaires et les droits individuels s'y retrouve cependant avec les usages de vaine pâture.

Mais enfin, ces considérations géographiques paraissent secondaires et subordonnées, ou si l'on veut, plus lointaines. Ce sont des raisons historiques et juridiques, d'histoire et de coutumes rurales qui sont prédominantes dans l'explication immédiate et directe de ce paysage des environs de Nîmes et d'ailleurs. C'est la volonté de délimiter et de cloîre les proprié­iés, de les affirmer et de les protéger, volonté déterminée par de fortes raisons économiques qui donne l'explication à elle seule suffisante de ces immenses damiers de murs en pierre sèche.

Ainsi que le dit M. Marc Bloch : « ici, comme en région de champs ouverts, les caractères matériels n'étaient que le signe visible des réalités sociales profondes ».

Paul Marcelin,

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Biographie de Paul Marcelin :
conservateur du musée d'histoire naturelle de Nîmes.
1886-1973

Paul Marcelin

De l’ouvrier ferblantier au chercheur du CNRS.
Parcours atypique d’un homme non-conformiste issu d’une famille modeste d’artisans nîmois. Bien que n’ayant pas continué sa scolarité, il a su se faire par lui-même, par ses lectures, ses études sur le terrain, sa fréquentation des milieux scientifiques et l’empreinte qu’il y a laissée.
En  moins de 20 ans, il passa d’une condition ouvrière sans avenir à sa nomination au poste de conservateur du musée d’histoire naturelle de Nîmes.
Sa notoriété s’acquit par des recherches constantes dans la garrigue dont il devint le spécialiste et dans les Cévennes qu’il parcourut en tous sens. Mais surtout, c’est par de nombreuses publications qui en firent l’objet de l’estime et de la considération des spécialistes en place.

L’homme de science.
Devenu conservateur d’un musée modeste, il en accrût l’importance.
Par la création d’une section de préhistoire qui s’imposait dans une région riche en vestiges.
Par l’organisation d’un Laboratoire d’Etudes avec la présence d’un assistant compétant. Par de fréquentes excursions d’initiation et de recherche avec des scolaires, des étudiants et des membres de la Société des Sciences Naturelles dont il était l’animateur reconnu.
Ses recherches personnelles, reflet d’un grand amour pour la nature (toute sa vie, il se qualifia de naturaliste) l’ont poussé vers ml géologie, le science des sols (périglaciaire), la préhistoire et l’ethnographie des hommes qui ont vécu en Garrigue et Cévennes.
« Observer, a-t-il dit, lire, réfléchir, voilà comment s’enrichit et se grandir »
Il fut en 1945, reconnu par le Centre National de la Recherche Scientifique.

L’homme de conscience.
Détaché de la communauté protestante nîmoise dont il était issu, il n’en reconnut pas moins qu’il lui devait son goût assidu pour la lecture et une exigeante honnêteté de conscience qui l’ont conduit au rationalisme et au socialisme. Son origine et son sens aigu de la justice sociale ont justifié chez Paul Marcelin une prise de position active et sans compromission, de Jaurès à Mendès France, il n’a cessé d’affirmer ses choix.
S’il adhère au marxisme d’origine, il a, pour cela même, dénoncé les totalitarismes de tous horizons. Il n’a pas voulu accepter pour autant les propositions d’actions électorales, les jugeant trop ambigües et circonstancielles.
Cela n’a en rien empêché son action directe et personnelle. C’est ainsi que, dans le début des années 40, il a hébergé et assisté des résistants antifascistes et des juifs pourchassés, ce qui lui a valu d’être révoqué de son poste au Musée, l’amenant à fuir à son tour et à participer à la Résistance. Il a, bien sûr , été réintégré dès la Libération et a pu reprendre ses activités.
Mais surtout, il s’est attaché au combat qu’il jugeait prioritaire pour l’Education Populaire ; fréquentant de nombreux enseignants, adhérent et participant à la création de la Fédération des Œuvres Laïques et de la ligue de l’Enseignement.
On peut parler d’un réel charisme en évoquant ses amis et connaissances de tous bords ; acquis au cours des années dans ses entretiens, actions et correspondances multiples.

Le nom de Paul Marcelin a été donné à une école de Nîmes.

Chronologie.
1926 : Diplôme d’études supérieures sur la géologie de la garrigue nîmoise.
1936 : Les champs clos des murs en pierres sèches.
1940 : La préhistoire et la forêt dans les Cévennes.
1950 : Phénomènes de vent et de froid.        
1956 : La forme des champs dans la garrigue nîmoise.
1962 : Grottes et taffonis dans les Cévennes schisteuses.
1963 : Les compagnons du tour de France à Nîmes.
1964 : Les terrasses Cévenoles.
1965 : Guide du jeune Géologue aux environs de Nîmes.(Edité par l’Institut Pédagogique National)
1967 : Souvenir d’un passé artisanal. (Préfacé par Madeleine Rebérioux, maître assistant à Sorbonne)
1971 : Cent ans d’études de la nature. (Histoire de la Société d’Etudes d’Histoire Naturelle)
1972 : Etude sur les capitelles de la garrigue nîmoise.
1973 : Une terre, des hommes, leurs travaux.
1974 : Paul Marcelin. Biographie du Gard laïque.
1974 : Nemausus. Biographie par R. Raulet.


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