EXTRAIT DE LA  SOIE  EN  VIVARAIS 1921

Etude d’histoire et de géographie économique

Par Elie Reynier

Professeur à l’école normale de Privas

Diplômé d’études supérieures d’histoire et de géographie.

 

La crise séricicole.

La maladie des vers à soie 1853-1875

La Pébrine, achats de graines lointaines.

 

Le fléau qui frappe au milieu du siècle est la gattine ou pébrine, épidémique et héréditaire, caractérisée par les taches, semblables à du poivre (d'où le dernier nom), qui se montrent sur le corps, et par des corpuscules dans l'intérieur de leurs organes. Les vers languissent, leur appétit diminue, leur croissance devient très inégale dans la chambrée. Ils peuvent mourir avant d'avoir filé le cocon ou dans le cocon, mais ils peuvent aussi devenir papillons, et fournir alors de la graine corpusculeuse qui ne produit que des vers plus fortement malades.

 

Toutes ces maladies sont ou déterminées ou favorisées, par les brusques variations de pression atmosphérique, parles touffes de lourde chaleur humide, par l'aération insuffisante, par toutes les circonstances qui nuisent à la respiration et à la transpiration. La qualité de la feuille, son échauffement où son humidité, peuvent aussi jouer un rôle plus ou moins important. Les seuls remèdes ou palliatifs connus étaient l’hygiène, la propreté, l'aération.

Influences atmosphériques et négligences des éducateurs ont été sans aucun doute parmi les causes dominantes de la grande crise qui commence vers 1849. Gâtés par le succès, et désireux de gagner toujours plus, les magnaniers abandonnent l'habitude de renouveler fréquemment ou de choisir avec soin la semence, dont à peine un dixième est importé du dehors. 

 

Ils ne se soucient plus d'espacer largement les vers, et font 4 ou 5 onces de graine dans les mêmes locaux où ils en faisaient une seule. Et c'est à la même époque que, sous l'influence des hivers doux et des étés pluvieux (1845, 46, 47, 48, 49, 50, 64, 55, 56, 57, etc.), sont frappées beaucoup de cultures, en particulier les arbres à fruits, la pomme de terre (1845-1847), la vigne, le mûrier n'a pas été épargné non plus.

 

Née, paraît-il, vers 1843 à Cavaillon, sans cause apparente et au milieu de l'enivrement des résultats habituels, la maladie se retrouve en 1845 aux environs d'Avignon et à Loriol, puis à Nîmes et Montpellier, c'est-à-dire dans les plaines fertiles et aqueuses, en 1849 le désastre fut général dans les Cévennes, le Var, l'Isère et l'Ardèche. Dans l'Ardèche, la plaine est aussi affectée la première ; les montagnes restent saines environ 3 ans, surtout les versants exposés au Nord: ainsi la montagne du petit Barre, près de Chomérac, sur son versant Nord, a encore de la graine saine en 1853, mais non plus en 1854.

Peu à peu la maladie s'étend vers l'Est.

 

(Sous l'influence des vents d'Ouest ? Ou sous l'effet de la contagion apportée peu à peu par les acheteurs de graine, au fur et à mesure qu'ils s'éloignent de régions contaminées et vont en contaminer d'autres plus loin ? )

 

La France s'approvisionne en Italie, dans le Milanais jusqu'en 1853, en Toscane jusqu'en 1857 et même 1859. En 1857 l'Illyrie est atteinte, en 1861 la Macédoine, en 1864 les Bucarest, en 1865 le Caucase, en 1866, hors le Portugal, il ne reste indemne que le Japon. A ce moment, grâce aux étés secs de 1864 et 1865, la pébrine n'est plus prédominante, elle a déterminé une étisie, un affaiblissement digestif du ver, et rend ainsi plus de virulence aux autres maladies en 1863 et 1865 sévit la flacherie, en 1865 la muscardine a reparti aussi dans beaucoup de chambrées.

 

Ainsi s'était propagé le désastre. La qualité de la graine s'est amoindrie : une once ne donne que 10 kg de cocons et même 6 (1858) au lieu de 18, son prix s'élève jusqu'à 20, 25, 30 et même 35 fr. (1870), la richesse soyeuse des cocons diminue considérablement, il en faut 2 ou 3 kg. de plus pour produire 1 kg. de soie grège. La production française de cocons, de 24 millions de kg. en 1846-52 et 26 M. en 1853, tombe à 7 1/2 en 1856 et 1857, se relève un peu par moments pour descendre à 5 1/2 en 1865 et jusqu'à 2 390 000 kg en 1876, depuis lors elle s'est maintenue entre 6 et 10 millions. La soie grège filée en France tombe de 2 100 000 kg en 1846-52 à 600 000 en 1856, et oscille depuis entre 7 et 800 000 kg.

 

La récolte vivaroise, de près de 3 millions 1/2 de kg de cocons eu 1850, tombe à 550 000 en 1857, et depuis lors varie autour de tin million 1/2. Ainsi, de 1850 à 1861, le revenu brut de la récolte, qui était d'environ 16 millions de fr. pour une dépense d'un peu plus de 4 M., tombe à 4 M.

 

Le revenu net a complètement disparu. La valeur des terres plantées en mûriers diminue de moitié environ, celle des autres terres de 1/3 dans le midi du département, de beaucoup moins dans le nord, elle reste stationnaire dans la montagne. Tel est le désastre, qu'en 1865, dans l'Ardèche, où l'on payait 923 000 fr d'impôt foncier, les dégrèvements ont été de 143 000 fr, environ 15%.

Aussi, dans les régions oit le climat déjà froid semblait se prêter moins bien à l'élevage du ver, et où celui-ci ne s'était développé qu'assez tard et n'était pas vraiment passé dans les mœurs, cet élevage diminue plus rapidement, et les mûriers cèdent la place aux produits agricoles et aux fourrages, luzernes surtout.

 

Un rapport officiel de 1859 déclare que les arrondissements de Privas et surtout de Largentière continuent à planter des mûriers, mais que 40 communes de celui de Tournon en ont arraché une assez grande quantité. Depuis lors, le mûrier et le ver à soie n'ont jamais repris sensiblement dans l'arrondissement de Tournon.

Divers moyens de lutte sont tentés :

 

L'achat de graine nouvelle dans des pays restés sains,

- des modes nouveaux d'éducation, ou l'acclimatation de bombyx d'autres espèces,

- enfin l'étude directe du fléau, et des remèdes à y apporter.

 

Seul ce dernier moyen aboutira, grâce à la collaboration de la science.

Les sériciculteurs font appel à l'étranger pour les fournir de graine, et peu à peu s'organisent pour l'obtenir plus aisément ; l'administration leur vient en aide.

 

Une société départementale de sériciculture instituée à Annonay par décision ministérielle du 14 mai 1852 pour organiser un atelier de confection de bonnes graines, crée en effet cet atelier, dont elle donne la direction à Auguste Dorel, ex ­directeur de la Ferme Ecole des Célestins. Dorel s'engage à livrer 100 onces de graine à cocons jaunes et 20 de cocons blancs, pour être vendus à l'amiable et à 1/3 au-dessous du cours.

 

La société ne distribue les graines que dans un petit rayon, pour en mieux surveiller l'effet, et par quantités de 1 à 2 onces ; elle reçoit une subvention gouvernementale de 3 000 fr. eu 1852, 4 000 les années suivantes. Dès janvier 1857, Dorel est envoyé par le préfet en Grèce, en Anatolie et dans le Liban, une commission est chargée de distribuer les graines qu'il envoie. Les rapports sur les éducations faites sont contradictoires :

 

Bonne demi-récolte dans l'arrondissement de Tournon, réussite passable à Lavoulte, Viviers (1 kg par gr.), Joyeuse, Largentière ; très inégale et médiocre à Rochemaure, Privas, Aubenas. Des graines d'Italie ( Ancône )ont été satisfaisantes, celles du pays, à peu près nulles.

 

On a eu l'impression que la graine d'Orient avait été mal choisie et contenait des mélanges qui ont rendu les éclosions très diverses. L'atelier Dorel, ne réussissant pas mieux par la suite, fut fermé en 1860.

 

Au lieu d‘aller simplement acheter de la graine, d'autres vont la préparer sur les lieux : ainsi Clauzel, d'Alissas, qui en août 1856 revient de Goritz dans le Frioul, où il a passé 2 mois, et d'où il rapporte près de 4 000 onces de graine préparée avec soin.

 

Isidore Mathon a un agent à Smyrne pour le même objet, et depuis longtemps, car en 1857 il est en démêlés avec la douane turque parce qu'elle veut lui faire payer un double droit, alors qu'après douze ans d'avanies il avait réussi à faire trancher la question en sa faveur.

 

La plus grosse maison de grainage paraît être celle de V. Nicod et fils, à Annonay, qui existe depuis 1840 environ et vend aussi depuis 1855 des graines pour éducation d'automne. En 1857, elle a une installation à Constantinople, ses centres de fabrication sont Brousse, Andrinople, d'autres encore. Dès 1856 elle avait fait venir de la graine de Chine, mais le trajet l'avariait à tel point qu'elle y a renoncé. Elle en reçoit aussi de Perse.

 

Sur 258 communes qui ont élevé le ver à soie en 1859, 177 ont mis incuber de la graine française ; mais celle de Toscane est employée dans 110 communes, celle d'Andrinople dans 198, celle d'Anatolie dans 63, celle de Smyrne dans 92, celle de Perse dans 96. On voit déjà la variété de provenance. Une maison de Berlin annonce sa graine de vers d soie de Prusse, race à cocons jaunes et blancs.

(Écho de l’Ardèche, 29 avril 1860).

 

En 1859, une cinquantaine de sériciculteurs de la région de Largentière s'associent pour l'achat de la graine dans les contrées non infectées ; ils confient à Chalbos, de Joyeuse, qui a déjà fait dans ce but le voyage d'Orient, la mission d'aller faire grainer. En 1862, à l'instigation de Gagnat, de Joyeuse, nouvelle association, le Salut Séricicole, en vue de faire venir par la Sibérie de la graine de Chine destinée elle-même au grainage. La société se forme, sous la direction de Meynard, de Vaucluse: résultats médiocres et décevants.

 

On réussit en 1865 à obtenir du Japon, après une longue interdiction de les exporter, des cartons de graines de cocons verts, couverts tantôt de 20 grammes, tantôt de 25 à 30 gr. d'œuf s, et qui dès 1865 se vendent 16 à 20 fr. aux enchères publiques. Plusieurs en obtiennent du grainage : MM. Firmin Gamon et Cuer, à Aubenas et à Vals, en produisent jusqu'à 500 onces ; MM. de Pravieux, à St Laurent du Pape, 1000 à 1200.

 

Le prix élevé des commerçants amène à créer des coopératives d'achat, formées de souscripteurs volontaires. Ainsi au Pont St-Esprit (1867), à Viviers (1868). A défaut de Bourret, qui refuse tout risque, la Société d'Agriculture de l'Ardèche accepte l'entremise et l'envoi de Clauzel, qui reçoit des souscriptions pour 25 000 cartons à 18 fr, mais ne peut, en réalité, les vendre moins de 23 fr. Ici encore malgré une belle apparence, faibles résultats. Cependant les coopératives réussissent à vendre leur graine 18 à 19 fr, alors que Bourret la paie 26 fr, et leur graine ne parait pas sensiblement inférieure à celle du commerce.

 

En même temps qu'ils tentent ainsi de renouveler les races de vers, les éducateurs essaient de leur infuser une vigueur nouvelle. L'un des procédés les plus souvent essayés est « le retour à la nature », c'est-à-dire l'élevage en plein air, sur les arbres, abrités seulement par une tente. C'est le procédé qu'emploie Heyraud à Villeneuve de Berg (1857) (157), l'aspect de ses vers fut constamment beau jusqu'à la montée, où un violent vent du nord en dérangea beaucoup.

 

Le célèbre agronome de Gasparin recommande aussi l'élevage en plein air des vers qui doivent fournir la graine, et pour tous, un régime plus simple, plus naturel, les fenêtres souvent ouvertes, point de chauffage, une alimentation moins fréquente et moins excessive, une éducation moins rapide. Au contraire de cette éducation en plein air ou dans des locaux non chauffés, d'autres préconisent des éducations hâtives par une forte chaleur continue, espérant ainsi devancer en quelque sorte la maladie qui ne se montre souvent qu'aux derniers âges du ver…

 

L'élevage oriental au rameau est essayé par le secrétaire de la Société des Sciences naturelles et historiques, Personnat qui, après la 2e mue porte des vers déjà malades sur des rameaux de mûrier dont le pied trempait dans l'eau, ils reviennent à la santé et font tous leur cocon. Ce système économique de l'élevage au rameau, et surtout au rameau du mûrier sauvage recépé chaque année, a été particulièrement recommandé par un ancien habitant d'Annonay, B. J. Dufour, premier député du commerce français à Constantinople.

 

A partir de 1853-1854, un certain nombre d'éducateurs essaient des récoltes d'automne, qui prennent pendant quelques années une certaine extension, soit qu'ils aient voulu compléter les ressources insuffisantes de l'éducation de printemps, soit que l'innovation vienne des gros marchands de graine, qui, n'ayant pu écouler au printemps leur stock, l'ont conservé jusqu'à la seconde feuille et l'ont alors vendu en amorçant l'éducateur par de belles promesses.

 

En 1858, favorisée par le préfet Levert, cette éducation automnale a produit 1/10 de la récolte du printemps, et le préfet montre lui-même les limites de cette éducation : quantité et qualité moindres de la feuille, etc. En 1859, quelques communes, Chambonas, Fons, Payzac, Vernon, Vinezac, ont utilisé avec succès, au printemps, de la graine provenant d'éducations automnales. Il n'en est à peu près plus question par la suite, et il n'y a pas lieu d'insister sur cette curieuse tentative.

 

Si le Bombyx est gravement atteint, ne peut-on, sans le remplacer, le suppléer en quelque mesure par d'autres espèces ?

 

Les revues séricicoles, le Bulletin de la Société d'Agriculture de l'Ardèche, relatent en détail des essais de ce genre. Le célèbre sériciculteur Guérin-Méneville introduit en France, en 1857, le ver à soie de l'arbre appelé Ailante, ou vernis de la Chine ; et cette éducation, qui lui réussit en 1858, en 1859, à Toulon, puis à Chinon, toujours en plein air, est tentée à Privas en 1863 par Camille Personnat en même temps que celle des vers à soie du Chêne, Bombyx Yama-Maï. Ceux-ci réussissent fort bien :

 

La Société des Sciences naturelles et historiques de l'Ardèche admire leurs magnifiques cocons, d'une soie jaune verdâtre et lustrée et se filant parfaitement. L'élevage a eu lieu en plein air, sur des rameaux fréquemment arrosés ; le ver vit longtemps, 70 à 80 jours, mais ne demande aucun soin ; le papillon éclot au bout de 39 à 40 jours. Le cocon pèse de 5 à 8gr., soit 200 au plus au kg. au lieu de 450 à 500.

 

L'engouement, s'il y en eut, ne dura pas ; peut-être par répugnance à l'égard du nouveau, mais aussi parce que, malgré Personnat se louant d'une soie plus abondante et aussi remarquable que celle du mûrier, le brin moins fin ne pouvait servir qu'à des tissus inférieurs, comme au japon

 

Elie Reynier, 1921

 

 

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L'industrie textile à Nîmes
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Passé et Présent de la Classe Ouvrière à Nîmes, étude de Félix De La Farelle, 1863

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