LE TRESOR DE LA MAISON CARREE

de Emile Ségui, 1935

 

 

 

Une dénonciation

 

L'Intendant reçoit une lettre anonyme, - Les Augustins ont-ils trouvé un trésor dans le souterrain de la Maison Carrée ? - Le subdélégué Temple est chargé de se renseigner - L'indicateur D. D. fait parler Boissin. - Une descente s'impose.

 

Dans les premiers jours de mars 1764, M. de Saint-Priest. Intendant de la province de Languedoc, reçut un avis anonyme qui le laissa .rêveur. Si le moyen d'information était banal. ce qu'il apprenait à l'Intendant ne l'était pas. II s'agissait et de la Maison Carrée, et d'un trésor. L'intérêt de M. de Saint-Priest était doublement éveillé. « Les Augustins, disait en Substance l'avis, ont trouvé un trésor dans le souterrain de la Maison Carrée. Ils travaillent toutes les nuits à se l'approprier et il convient de se hâter si l'on veut en suivra la trace ! »

 

L'Intendant hochait la tête. Sans doute il n'ajoutait pas foi à cette histoire de trésor. L'auteur de la lettre anonyme avait dû laisser trotter son imagination. Les religieux étaient gens trop sensés pour se bercer de chimères et perdre leur temps et leur argent en de vaines recherches. La pensée de ce jardinier qui se ruina à vider la Tourmagne dans la folle espérance d'y trouver un coq d'or, lui vint sans doute à l'esprit. La leçon avait été cruelle et bien faite pour décourager tous les Traucat de l'avenir. Pourtant, qui sait ?

 

De ce qu'on ne trouve pas tous les trésors qu'on suppose, il ne s'ensuit pas qu'il n'en puisse exister ! Qui sait si, dans ce souterrain, le trésor de la cité n'aurait pas été enfoui ?

 

Ce serait bien étrange qu'un hasard heureux en eût révélé l'existence aux religieux. En tout cas, il n'y a pas de fumée sans feu. Le mystérieux correspondant s'est peut-être mis en frais d'imagination, mais il a dû remarquer quelque chose d'insolite. Que se passe-t-il chez les Augustins, à qui la Maison Carrée sert de chapelle depuis près d'un siècle ?

 

Et désireux de connaître la part de vérité qu'il peut y avoir dans la dénonciation, M. de Saint-Priest prend sa bonne plume et, à la date du 12, il écrit à son subdélégué Tempié.

 

Nous n'avons pas retrouvé sa lettre, mais nous en connaissons la teneur. L'Intendant met son subordonné au courant de l'avis reçu et tout en le prévenant qu'il n'ajoute pas foi à cette histoire de trésor, il le charge de se renseigner.

 

Quels sont les « fondements » de la mystérieuse dénonciation ? Quelle suite convient-il de lui donner ?

 

Le subdélégué Tempié est à Lunel, auprès de son beau-père moribond. Dès qu'il reçoit la lettre, il écrit à son secrétaire Libaut, à Nîmes, et lui passe la commission. Libaut fait toute diligence. Il a sous la main un informateur que nous ne connaissons que par les initiales D. D. C'est à lui qu'il va faire appel. Le 13, on voit avec quelle célérité agissent subdélégué et secrétaire, D. D., « le brave D. D. » comme le nomme Libaut dans sa lettre à Tempié, promet de faire tout ce qui dépendra de lui pour documenter ses chefs, et il donne sur-le champ des renseignements touchant le souterrain de la Maison Carrée, dont le secrétaire entendait peut-être parler pour la première fois,.

 

Il le connaît, ce caveau qui occupe « tout le plan souterrain du sol de l'église ». Il a souvenance d'y avoir vu enterrer un religieux dont le corps fut placé au-dessous du maître-autel, mais il ne pense pas qu’il existe d'ouverture intérieure dans l'église permettant d'y descendre. Toutefois, il ira voir, et sans tarder, Libaut le sait prudent. Pas de danger qu'il évente la mèche !

 

Dès le lendemain matin, D. D. est en campagne. L'église de la Maison Carrée est ouverte aux fidèles. D. D. s'y glisse. Il inspecte soigneusement les lieux et, contrairement à son attente, découvre une ouverture dans le sanctuaire : tout a l'heure il apprendra que par cette ouverture « on descendait anciennement dans le caveau pour y enterrer les moines ». Cette trappe est depuis longtemps scellée. Rien dé suspect de ce côté. Notre informateur sort de la Maison Carrée et, sans attirer l'attention, se dirige vers l'ouverture du souterrain, qui se trouve dehors, à droite du perron, dans le « jardinet », Tiens, tiens, la dalle horizontale qui la ferme a récemment joué, puisqu'elle repose sur le sol sans chaux ni mortier. Les anneaux de fer qui servent à la lever sont « tous les deux droits et non couchés », Une partie de cette pierre a été rompue « au point qu'il s'y trouve une ouverture par laquelle on pourrait introduire le bras ».

 

Bon, se dit D. D., il n*y a pas de doute possible. Le caveau a été ouvert. Pour quelles causes ?

 

Allons voir Boissin. Boissin est un octogénaire de ses amis qui habite le quartier depuis tantôt quarante ans et qui sait pas mal de choses sur les vieilles pierres de la cité. D. D. a vite fait de mettre la conversation sur le chapitre des antiquités, cher à Boissin, et tout doucement on en vient à parler de la Maison Carrée et de Son souterrain. Ce souterrain, il le connaît bien, lui, Boissin. Il tient « tout l'emplacement du dessous de l'église » II fut un temps où les religieux s'en servaient en guise de cave. Un mur, alors, le partageait en deux, pour séparer le cellier du tombeau. Depuis de longues années, ils ne s'en servent plus que pour inhumer. On porte les moines sous l’autel et les fidèles à droite et à gauche vers le fond, en conservant le passage.

 

C'est toujours par l'ouverture extérieure qu'on y pénètre. Boissin sait « à n'en pouvoir douter » que M. Ménard a écrit de Paris à M. Séguier, il y a environ dix a douze ans, pour le prier de vouloir bien vérifier ce caveau. Il désirait savoir « s’il était vrai qu'il y eût un aqueduc ou chemin couvert, suivant l'opinion publique, qui conduit de Nîmes à Arles ». Les religieux en refusèrent l'entrée et les instances réitérées de M. Séguier ne purent vaincre leur résistance. « Et tout de suite, ajoute Boissin, ils firent nuitamment murer cet aqueduc ».

 

C'est très intéressant ce que raconte l'ami Boissin, mais... n'a-t-il rien remarqué d'anormal ces temps-ci ? N'a-t-il rien entendu dire ?

 

Non, Boissin n'a rien vu de suspect, rien ouï d'insolite, Son propriétaire, lui, prétend bien avoir entendu de son lit des gens qui parlaient « dans l'emplacement où est située l'entrée du caveau, qu’on appelle le jardinet », mais il a certainement rêvé.

 

Qui sait ? remarque D. D. Les moines ont peut-être fait débarrasser le caveau des bières et des ossements qu'il contenait.

C'est impossible, réplique Boissin. Le caveau est bien trop grand ! Il serait à même de contenir un quart des habitants catholiques de la ville !

Peste ! L'octogénaire porte des verres qui grossissent joliment !

 

D. D. n'insiste pas. Il est certain que le caveau a été ouvert, l'inspection de tout à l'heure l'en a assuré, et ouvert de nuit. Le bonhomme qui loge Boissin n'a pas rêvé. L'informateur court faire son rapport chez Libaut et conclut que les moines doivent avoir eu « des raisons d'intérêt ou autres... » pour pénétrer de nuit dans le caveau. Il pense que le parti le plus sage serait de faire sans retard une descente au couvent et dans le souterrain. « Cette vérification mérite célérité afin que les moines ne puissent avoir aucun vent de l'avis et mettre les choses dans l'état ancien ».

 

C'est aussi l'opinion du secrétaire Libaut qui transmet à Tempié, en date du 14 mars, tout ce que «ce brave D. D.» lui a dit en ajoutant : « On n'ose se confier à personne de peur d'éventer la mine ou d'être trompés ».

 

Et tandis que Tempié, muni des renseignements recueillis par Libaut, va documenter l'intendant, il ne sera pas mauvais pour l'intelligence de ce récit, de rappeler au lecteur, étonné de voir des religieux se livrer en grand mystère à des recherches nocturnes, comment la Maison Carrée était devenue leur église.

 

Le destin de la Maison Carrée

 

Le temple romain, don probable d'Agrippa, devient un capitale. - Les Wisigoths l'utilisent. - On l'aménage en hôtel-de-ville au moyen-âge. - Acquise par Pierre Boys, la Maison Carrée est fort maltraitée. - La duchesse d'Uzès veut en faire un tombeau. Son projet échoue. - Entre les mains du sieur de Saint-Chaptes, la Maison Carrée devient une écurie.

 

Étrange destinée que celle de la Maison Carrée !

 

Chef-d'œuvre d'harmonie et d'élégance, elle vit le jour entre l'an 20 et l'an 12 avant J.C., mais on ne sait rien de ses origines. M. Emile Espérandieu pense qu'elle dût s'élever par la volonté d'Agrippa, le gendre d'Auguste, patron probable de Nemausus. L'opinion du savant archéologue se fonde sur l'existence d'une première inscription que l'utilisation perspicace des trous (1) de la frise sur le front nord lui a permis de retrouver.

 

M AGRIPPA L F COS III IMP TRIBVN POTEST III COL AVG NEM DAT

 

« Marcus Agrippa, fils de Lucius, trois fois consul, imperator (2), revêtu de la puissance tribunitienne pour la troisième fois, donne (3) à la Colonie Auguste des Nîmois. »

 

(1) Ces trous servaient à sceller les lettres dé bronze composant l'inscription.

(2) Général victorieux.

(3) Sous-entendu : ce monument.

 

Quelques années plus tard, une seconde inscription remplaça la première, et la Maison Carrée se trouva dédiée aux fils d'Agrippa, Caïus et Lucius (4).

 

 

 

C- CAESARI AVGVSTI  F  COS  L  CAESARI- AVGVSTI  F  COS DESIGNATO

PBINCIPIBVS  IVVENTVTIS

 

« A Caïus César, fils d'Auguste, consul, à Lucius César fils d'Auguste, consul désigné, prince de la Jeunesse ».

 

Les deux fils d'Agrippa avaient été adoptés par leur grand-père en l'an 17. Est-ce par la volonté du vieil empereur que-la dédicace fut changée ? La chose n'est pas invraisemblable. Le monument, qui n'avait pas été consacré à l'un quelconque des dieux du panthéon gréco-latin, a fort bien pu servir au culte impérial instauré par Auguste (5) « Auguste aurait disposé de son temple en faveur de ses fils adoptifs ». (6)

 

La Maison Carrée trônait alors, éclatante de blancheur, au milieu d'un vaste ensemble architectural qu'elle dominait de son fronton orné de bronze et de sa frise à l'élégant rinceau. Des portiques à colonnes lisses, ouverts à l'intérieur, l'entouraient sur trois côtés, et trois escaliers permettaient d'accéder à sa plateforme que les fouilles de 1821-1823 mirent à jour. Deux d'entre eux sont encore visibles. Elle occupait la partie méridionale d'une vaste place le Forum qui se prolongeait jusqu'à l'emplacement de l'actuel square Antonin.

 

Les petits-fils d'Auguste moururent avant lui : Lucius à Marseille en l'an 2, Caïus en l'an 4 en Lycie, des suites d'une blessure. Le vieil empereur adopta Tibère et, en l'an 13, le désigna comme son héritier.

 

Dès qu'il eût revêtu la pourpre, Tibère donna libre cours à la haine qu'il nourrissait depuis longtemps contre la descendance d'Agrippa. Il restait un dernier fils du fondateur de la Maison Carrée, Postumus. L'empereur le fit tuer, et comme le temple nîmois lui rappelait les noms abhorrés de Caïus et de Lucius, ses rivaux, il y a tout lieu de penser que, par son ordre, la dédicace disparut. Une troisième inscription la remplaça peut-être (7) et, la Maison Carrée, de par la volonté de César, changea de destination.

 

(4) Nous devons à l'antiquaire Séguier la restitution de cette dédicace (1758) qui ruine l'opinion de ceux qui voyaient dans la Maison Carrée la basilique de Plotine, œuvre de l'empereur Hadrien.

(5) C'était l'opinion de Camille Jullian.

(6) Espérandieu : la Maison Carrée à Nîmes, page 9.

(7) Les deux premières inscriptions ne suffisent pas à employer tous les trous de la frise.

 

Que devint-elle ? Un capitole sans doute, centre de la vie clé la cité. C'est du moins l'opinion de la plupart de ceux qui se sont penchés avec ferveur sur son passé, de Poldo d'Albenas jusqu'à MM. Espérandieu et Bouzanquet, (8) en passant par l'archiviste Bondurand. Sans doute, d'éminents esprits, et l'historien Ménard en particulier, esclaves de l'inscription si heureusement restituée par Séguier, n'ont voulu voir en elle qu'un temple ordinaire, mais les traces d'une troisième inscription, la découverte des portiques, la ressemblance du monument avec ceux de l'Afrique du Nord et la persistance du mot Capitole dans le langage populaire durant tout le Moyen-âge, viennent appuyer les conjectures historiques émises par leurs adversaires.

 

(8) Cahiers d'Histoire et d'Archéologie, No. 34, 1935.

 

Capitolium, disent les textes latins du Moyen-âge.

Capdueil - Capdevil, disent les textes en langue d'oc.

 

Poldo d'Albenas, en 1560, affirme avoir vu des documents, vieux de cinq cents ans, qui font mention d'une petite église proche la Maison Carrée, Saint-Etienne de Capitolio, ce que le bon populaire traduit par Saint-Etienne du Capdueil. Et sur le plan cavalier de Poldo, l'antique monument est désigné sous le nom de Capitole.

 

Ce nom se retrouve encore, aux XVIe et XVIIe siècles dans les registres des notaires. Un texte de 1514 mentionne « Sanctum stephani de capitolio » et cent ans plus tard, en 1622, un autre, parlant d'un jardinet, le situe « du cousté du Cappitou ». Quant à Capdueil, il suffit d'ouvrir un compoix de ce temps pour l'y trouver maintes fois répété. Bien des maisons sont au Capdueil, ou confrontent l'église Saint-Etienne du Capdueil.

 

Vinrent les Barbares. La Maison Carrée connut de tristes jours. Les Vandales, en 407, passèrent sur Nîmes comme un torrent et la dévastèrent. La Maison Carrée vit Crouler autour d'elle tout ce qui faisait l'ornement et l'orgueil de la cité. Les Thermes, le temple d'Auguste, la basilique d'Hadrien, furent détruits. Poldo d'Albenas décrit, avec une sainte indignation et une lyrique abondance, les ravages alors subis par sa bonne ville :

« Lors, comme notre Pindare françois Ronsard, dit parlant de semblable ruine, les Grecs ai chargés de proye, ne laissèrent rien, sinon que le nom de ce que fut jadis Troye, l'on veid ce grand entour des murs hautains, ces temples, ces théâtres, termes, bains, basiliques, fons, arcs triumphals, stades, cirques, acqueducs, mausolées, statues, trophées et toutes autres pompes et monuments, ou Romaine ou Nemausans, abattus, froissés et bruslés. » (9).

 

(9) Poldo d'Albenas met ces dévastations au compte des Wisigoths. On verra plus loin qu'on ne doit pas les leur imputer. Elles sont l'oeuvre des Vandales.

 

Pourquoi la Maison Carrée resta-t-elle debout au milieu de ses portiques renversés ?

 

Bien des auteurs que ce fait a frappés ont crié au miracle. Poldo appelle l'astrologie à la rescousse et pense que la conservation de cet exquis chef-d'œuvre est l'effet d'une constellation et de « la quatrième maison du ciel ». La Maison Carrée, selon lui, était née sous une bonne étoile !

« Le vent « des Barbares, écrit Nisard trois siècles plus tard, a souffle sur la Maison Carrée, et elle est encore debout. Ils ont fait une vaste entaille à l'amphithéâtre, ils ont mis les Bains à terre, et c'est à peine s'ils ont écorné ce joyau de l'architecture antique. »

Et ne pouvant trouver une explication rationnelle à ce prodige, il n'est pas loin d'admettre, avec le bon Poldo, l'intervention de génies tutélaires gardiens de la Maison Carrée.

 

Mais d'autres ont pensé que, la voyant si belle, les envahisseurs n'osèrent la jeter bas. La perfection toucha ces âmes frustes, et la Maison Carrée resta debout, dans sa grâce souveraine, mélancolique témoin d'un glorieux passé. Il nous plaît de retenir cette réconfortante opinion et de croire qu'un jour, la beauté subjugua la bête déchaînée.

 

Quelques années plus tard, arrivèrent chez nous d'autres Germains, les Wisigoths, qui venaient d'Italie. Ceux-là songeaient à se fixer. Ils créèrent un royaume dont Toulouse fut la capitale. Nîmes les reçut, semble-t-il, sans grands dommages. Les Wisigoths, qui manifestaient quelque goût pour la civilisation romaine et dont le roi, Euric, se piquait d'être un lettré, ne pouvaient regarder la Maison Carrée d'un œil moins admiratif que les Vandales ! Mais les; temps étaient durs, l'avenir incertain. La ville se resserrait dans une étroite enceinte.

 

Les Wisigoths firent de l'amphithéâtre une forteresse et le dotèrent de tours. Ils songèrent aussi à utiliser la Maison Carrée, si nous en croyons ce qu'écrivait l'érudit Anne de Rulman, au début du XVIIe siècle, dans le manuscrit que possède la bibliothèque de la ville de Nîmes. Divisant la « cella » en deux étages voûtés soutenus par un pilier central, sur lequel s'appuyaient les cloisons de séparation, ils percèrent de nombreuses ouvertures pour éclairer les pièces. Deux fenêtres à chaque étage furent d'abord ouvertes dans la façade sud, entre les entre-deux des colonnes engagées. Rulman précise que celles du bas étaient à plein cintre et celles du haut, carrées. Par la suite, deux autres fenêtres carrées trouèrent encore le même mur, tandis que des lucarnes s'ouvraient au couchant.

 

Les Goths dotèrent d'une cheminée l'une des salles et relevèrent un vieux puits jusqu'à la hauteur des deux logements. Ce puits était en forme de colonne. Deux ouvertures permettaient aux occupants de s'approvisionner. Un lavoir, adossé au pilier central, recueillait l'eau que le seau montait. Enfin, pour permettre l'accès aux chambres «suspendues en l'air», un escalier à vis fut établi du côté ouest, tout contre le mur, et, pour l’éclairer, on ajoura la façade méridionale en quatre endroits de plus.

 

Peut-être le chroniqueur met-il sur le compte des Wisigoths quelques-uns des aménagements qui furent exécutés plus tard. Il n'en demeure pas moins que si la Maison Carrée allait d« nouveau jouer un rôle dans la vie de la cité, elle payait d'un lourd tribut ce retour à l'activité. De cette fin du Ve siècle datent les premières de ces entreprises que des mobiles divers déclencheront jusqu'à la veille de la Révolution. Sous prétexte d'utilisation et d'aménagement, souvent pour des motifs louables, parfois par simple cupidité, on va malmener ce monument, empâter son ensemble, grignoter ses détails, taillés dans ses flancs au gré des caprices du jour, couvrir son front d'affreuses verrues, miner ses bases, ébranler ses colonnes disjoindre ses murs au risque d'amener sa complète ruine.

 

La domination wisigothe, un instant secouée par les Francs, tomba sous les coups des Arabes d'Espagne. En 719 les bandes d'El Zamah poussèrent jusqu'au Rhône. Les Sarrasins prirent une partie des terres pour leurs guerriers et obligèrent les indigènes à leur payer tribut, mais ils ne saccagèrent pas les villes, et la Maison Carrée traversa sans dommages cette période mouvementée.

 

On eut quelque raison de trembler pour elle en 737, quand Charles Martel se mit en devoir de débarrasser la Septimanie de ses garnisons sarrasines. Les flammes qui s'attaquèrent aux portes et aux remparts et essayèrent de consumer les Arènes l'éclairèrent alors d'une bien sinistre lueur ! Elle s'en tira à bon compte, au dire de Rulman. Le vainqueur de Poitiers n'osa pas le renverser. Il se contenta de faire abattre la moitié du frontispice nord « pour laisser sur le front de tous les édifices publiques une marque éternelle de la juste indignation des princes et des rois quand ils sont irrités outre mesure contre leurs sujets.»

 

Encore que « la juste indignation » du duc des Francs ne fut guère de mise ici. Les Nîmois n'étant pas comptables de la résistance sarrasine, il est curieux de souligner avec quelle indulgence le chroniqueur considère les actes de vandalisme quand ils émanent de l'autorité ! Rulman, qui, ailleurs, célèbre la beauté de la, Maison Carrée et stigmatise, après Poldo, les profanations dont elle a été l’objet au cours des siècles, applaudit au geste stupide qu'il attribue à Charles Martel.

 

Au IXe siècle, de nouveaux envahisseurs. Hongres et Normands, plus redoutables peut-être que tous les autres, s'abattirent sur la région. En 925 l'ouragan passa sur Nîmes et la meurtrit, mais le miracle se renouvela: la Maison Carrée resta debout, rappelant aux Nîmois, dans leurs dures épreuves, les splendeurs de leur lointain passé.

 

Quand le monde féodal s'organisa, au cours du XIe siècle, et que Nîmes passa sous la domination des comtes de Toulouse, puis de leurs vassaux, les Trencavel, la Maison Carrée pour la seconde fois, devint le cœur de la cité. Elle fut la maison consulaire, « le Capitole », pour le peuple, qui n'avait jamais oublié son véritable nom. Hélas ! ce fut une occasion pour porter derechef la main sur elle. Les consuls firent fermer le péristyle avec des moellons, puis le voûtèrent et y aménagèrent des chambres qu'ils firent communiquer avec celles de la cella. C'était, paraît-il, pour loger plus commodément le concierge !

 

On creusa même sur la platée jusque une profondeur de 5 pieds (1 m. 50) afin de faire une pièce de plus, au ras du sol. Des ouvertures nouvelles furent percées entre les colonnes, croisées, demi croisées ou simples fenêtres basses, quatre au midi, quatre au levant, une au couchant une enfin pour éclairer le « membre bas » aménagé sous le péristyle. Une double porte s'ouvrit sur le côté sud de la façade orientale, qui regardait vers la ville. Elle occupait deux entre colonnements du portique et elle « fut assortie d’un ravelin qui ôte le lustre et la vue de cette place ». Le perron fut abattu. Au dessous du péristyle, le souterrain voûté, œuvre des Romains, qu'un escalier faisait communiquer avec la « cella », devint une cave.

 

On comprend sans peine que toutes ces modifications ne se faisaient pas sans porter atteinte à la solidité de l'édifice ! On fit plus, si l'on en croit Rulman. Trois voûtes de pierre, de chaque côté du portique, l'une au-dessus de l'autre, furent témérairement édifiées. Elles croulèrent sans trop tarder, non sans endommager les murs du monument qui restèrent entr'ouverts « sur demi pied de hauteur en plusieurs endroits

 

Un jour vint où les magistrats se jugèrent trop à l'étroit dans le temple des fils d'Agrippa. Ils n'étaient pas de ceux qui aiment à évoquer le passé: ils ignoraient peut-être celui de leur cité. La classique beauté de la Maison Carrée ne s'imposait pas à leurs yeux: elle leur était trop familière. Pourtant la Renaissance réhabilitait alors la colonne et le fronton Ce n'étaient plus, comme sous le règne de l'ogive, des vieilleries passées de mode. Sans regret, sans scrupules, les administrateurs abandonnèrent l'antique Capitole. Ils le cédèrent à un nommé Pierre Boys contre un immeuble plus vaste que celui-ci possédait dans le quartier appelé « l'isle de la Colonne », près de l'actuelle Tour de l'Horloge.

 

La chose n'alla pas sans bruit. Le populaire aimait son « Cappitou », comme ses Arènes et sa Tourmagne. Il protesta de même au début du siècle suivant quand les lettres patentes de Sa Majesté permirent au jardinier Traucat de vider la vieille tour. Ses récriminations n'empêchèrent pas le triste marché, et le nouvel Hôtel de Ville fut installée dans la maison de Pierre Boys.

 

A son tour. Pierre Boys aménagea la Maison Carrée. Il voûta l'intérieur, au grand dam de l'aplomb des parois et trouva fort à propos de construire une petite maison contre le mur méridional du monument. Les colonnes furent ainsi masquées jusqu'aux volutes des chapiteaux et le mur, contre lequel s'appuya l'escalier, en reçut grand dommage ! Enfin, pour couronner ses exploits, il vous éleva bellement un pigeonnier sur la façade.

 

Sous les oripeaux dont on l'affublait, la Maison Carrée restait, malgré tout, noble et belle, et les fureurs partisanes la respectèrent durant la longue crise des guerres die religion. Toutefois les décombres de l'église paroissiale de saint Etienne de Capdeuil, qu'on avait abattue vinrent s’entasser à ses pieds.

 

Le niveau du sol voisin s'éleva jusqu'à la base des colonnes. C'est à ce moment qu'on songea pour elle à un plus honorable destin.

 

Louise de Clermont comtesse de Tonnerre et duchesse d'Uzès était veuve d'Antoine de Crussol, premier duc d'Uzès, depuis le 15 août 1573. En 1576, elle voulut donner à son mari un tombeau digne de lui et jeta les yeux sur la Maison Carrée. Elle se proposait d'en faire l'acquisition et, en même temps, de fonder deux hôpitaux tout auprès, un pour les hommes, l’autre pour les femmes, qui seraient entretenus par une rente annuelle de 2.000 livres. Elle fit part de son généreux projet à deux notables nîmois, le conseiller Clausonne et l'avocat Favier, puis en informa officiellement les consuls, le 25 novembre 1576. Elle leur demandait seulement de l'aider à acquérir la Maison Carrée à un prix raisonnable des héritiers de Pierre Boys.

 

Le conseil de ville s'assembla aussitôt, le 29, et, comme il convenait, remercia la duchesse. Les consuls furent désignés pour négocier l'achat et on leur adjoignit quatre conseillers: Guillaume Villar, docteur et avocat, Léon Favier, docteur, Jean Chaulet et François Passebois. « Ils feront leur rapport au premier conseil extraordinaire et il y sera avisé et pourvu comme il appartiendra », dit la délibération.

 

La Maison Carrée était alors entre les mains des deux filles et héritières de Pierre Boys, les dames de Seines et de Valeirargues. Les prétentions de ces dames durent être fort exagérées car le projet n'eut pas de suite.

 

Quelques années plus tard, en 1592, les voûtes construites par Pierre Boys s'écroulaient en lézardant gravement le mur oriental. On a écrit qu'à la suite de cette catastrophe, les possesseurs de la Maison Carrée songèrent à s'en défaire et qu'un sieur de Saint-Chaptes l'acheta. Il nous a paru au cours de nos recherches que ce Saint-Chaptes en avait tout simplement hérité.

 

 

Les colonnes du péristyle furent entaillées pour permettre l'établissement d'une sorte d'auvent

 

La Maison Carrée n'était pas au bout de ses tribulations. Les profanateurs n'avaient pas dit leur dernier mot. Après le grotesque, l'ignoble, M. de Saint-Chaptes fit une écurie de la délicate merveille. Les colonnes du péristyle, réunies par des briques, furent entaillées pour permettre l'établissement d'une sorte d'auvent sous lequel, les jours de marché, on remisait l'excédent des bestiaux. Les cannelures qui gênaient tombèrent sous le marteau, et comme il convenait que l'écurie de M. de Saint-Chaptes eût une entrée suffisamment large, on n'hésita pas à faire une coupure dans les colonnes au milieu. Pour soutenir greniers, crèches (1) et mangeoires, on enfonça des poutres dans les murs. Le tout fut recouvert par une toiture en dos d'âne que soutint un mur transversal édifié dans la « cella ». A l'est et au midi, les murs dépassaient la toiture, formant balcon et promenoir. Du côté du couchant, il n'en était pas de même : le rebord avait disparu. Au nord, trônait toujours le lamentable pigeonnier de Pierre Boys.

 

(1) Un reçu de 1670 .mentionne cette écurie avec râteliers et crèches.

 

En 1650, le monument était entre les mains de Jean-Félix de Brueys, sieur de Saint-Chaptes, héritier de Louise de Brueys, sa bisaïeule, que l'inventeur de l'écurie avait dû laisser veuve.

 

Louise de Brueys, dame de Valeirargues avait marié sa petite-fille Gabrielle avec Benoît de Borne, sieur d'Auriolles, en lui constituant une dot de 1.500 livres à prendre sur ses biens. L'héritier immédiat de la dame ne s'empressant pas de donner à sa tante la somme qui lui revenait, celle-ci obtint du juge des Conventions de Nîmes, le 14 décembre de la dite année, un décret sur la Maison Carrée pour la somme de 800 livres. Sur le compoix Q Q 26, la Maison Carrée à la date du 30 septembre 1614, figure en première page e:i tête des biens de Louise de Brueys, dame de Valeirargue.

 

Au-dessous de l'article, nous lisons :

« Tene damoiselle Gabrielle de Brueys... ce 15 mai 1651 ».

 

Pendant vingt ans, Gabrielle de Brueys eut la jouissance de la Maison Carrée, et continua vraisemblablement à la louer. C'est à ce moment, si nous en croyons l'historien Ménard, mais rien ne vient à l'appui de ses dires, que Colbert voulut mettre un terme aux avanies du monument en lui assurant un avenir paisible dans un cadre digne de lui : la capitale du royaume. D'habiles architectes furent, paraît-il, envoyés à Nîmes et Mansard lui-même examina la question. On s'était proposé de démonter le chef-d'œuvre pierre par pierre, et chaque pierre numérotée, aurait repris sa place, à Paris ou à Versailles. Les techniciens, après de minutieuses, inspections, déclarèrent le projet irréalisable, étant donné le « mauvais état où se trouvaient certains endroits ».

 

Quoi qu'il en soit des flatteuses intentions du grand ministre, en l'année 1670, la Maison Carrée, ses crèches, ses écuries et ses mangeoires, étaient toujours entre les mains de la dame d'Auriolles, et le sieur de Saint-Chaptes devait à sa tante, outre les 1500 livres de dot, 1134 livres 19 sols d'intérêts ou de frais. En vertu du décret obtenu contre lui tous ses biens étaient sous la menace d'une exécution. Il ne savait comment en finir avec Gabrielle de Brueys; qui ne plaisantait guère, semble-t-il, sur le chapitre des écus, quand se présentèrent les Augustins.

 

Les Augustins

 

Les Augustins, ruinés par les troubles, actionnent les consuls de la R.P.R. pour obtenir réparation. - Par la transaction de 1637, les consuls acceptent de remettre eux-mêmes en état les bions des religieux. - Le désaccord persistant, une deuxième transaction a lieu en 1642 : les Augustins reprennent leur immeubles et les habitants de la R.P.R. leur reconnaissent 13000 livres. - Bien qu'une troisième transaction intervienne en 1644, les querelles continuent entre les Augustins et les consuls qui doivent encore 7050 livres en mai 1670.

 

Durant les derniers troubles, connus sous le nom de guerres de M. de Rohan, les biens des églises et des couvents de Nîmes avaient beaucoup souffert. On s'était emparé de ceux que les Augustins possédaient devant la porte de la Couronne (sur l'emplacement de l'Esplanade, entre le square et la fontaine). Les religieux n'avaient plus là, quoi qu'en dise Ménard, ni leur cloître, ni leur église, et la révolte de 1621 n'avait pas eu à les détruire : ils avaient été emportés lors des seconds troubles, en 1567 (1). Ces immeubles ne consistaient plus qu'en deux jardins d'un seul tenant, et en deux maisons. L'une servait à loger le jardinier. L'autre, commencée chapelle, avait fini palier. Le tout, pourvu de puits, était convenablement clôturé. Jardins, murs et bâtisses furent, détruits et un bastion s'éleva sur leur emplacement.

 

(1) Transaction du 16 avril 1654, II 4.

 

Les Augustins, retirés à Beaucaire durant la tourmente, rentrèrent à Nîmes après l'édit de grâce d'Alès. Ils s'installèrent dans une maison de la rue Mûrier d'Espagne, mais ils s'y trouvèrent fort à l'étroit. Le loyer de cette maison, en vertu d'un arrêt du Parlement du 18 février 1632, incombait aux consuls protestants, qui versaient au syndic de la communauté 150 livres par an. Naturellement, les religieux cherchèrent à recouvrer les biens qu'ils avaient perdus et pour cela, actionnèrent les consuls protestants devant le Parlement. Ils évoquèrent même l'affaire devant le Conseil privé, mais le roi les renvoya aux juges de Toulouse. Les consuls se défendirent de leur mieux, on sait d'ailleurs combien no aïeux étaient procéduriers, mais ils perdirent la partie.

 

Par une série d'arrêts, obtenus les 18 février 1632, 23 août 1633, 11 juillet 1636 et 8 janvier 1637, ils furent condamnés à restituer leurs biens aux religieux, dans l'état où ils se trouvaient avant la révolte de 1621. Les Augustins étaient « maintenus en possession et jouissance du fonds de leur ancien couvent et église, clos, clôtures, jardin, maison et édifices ». Le 5 consuls devaient en outre « restituer les fruits », c'est-à-dire, verser entre les mains du syndic des religieux, une somme représentant le revenu normal de ces immeubles depuis l'an 1621.

 

Le 3 juillet 1637, une transaction intervint entre le supérieur des Augustins, administrateur-syndic de la communauté, le père Antoine Formigier, et les deux consuls protestants de la ville le 2me et le 3me, Samuel Alison « bourgeois » et Jacques Gervais, marchand cardeur. Ceux-ci agissaient au rem de tous les habitants de la R.P.R., qui s'étaient assemblés le 25 mars précédent et les avaient dûment mandatés Plutôt que de poursuivre l'affaire d'appel en arrêt et d'arrêt en appel, en épuisant tous les artifices de la procédure, les délégués des réformés nîmois préféraient régler le différend à l'amiable. Ils prirent à leur charge le fonds des Augustins pour une durée de dix ans à partir de la teste de la Madeleine. Ils s'engageaient à réédifier clos, clôtures, jardins ci-murailles en l’état où ils étaient en 1621, à mettre à jour dans un délai de six mois, dans la partie du terrain appelé l'Hautet, tout ce qui restait des fondements du couvent et de l'église jetés bas en 1567 à débarrasser le fonds de toute la pierraille qui l'occupait, à « l'aplanir selon l'art du jardinage », le diviser en deux jardins, comme il était avant, et y amener l'eau de la Fontaine. Le tout devait être « complanté de quantité suffisante de bons arbres fruitiers » et « de bonnes herbes, plants, graines et autres denrées convenables ».

 

Deux puits étaient prévus pour le service, l'un avec grande auge, l'autre à roue, et un mur de sept pans de hauteur devait entourer l’enclos. Les consuls s'engageaient à « cultiver et méliorer » le sol pendant ces dix années et à verser durant tout ce temps aux Augustins, à titre de rente, 100 livres, payables à partir de la Saint-Michel de l'an 1638. Moyennant la somme de 1900 livres, les religieux les tenaient quittes des revenus qu'ils avaient pu encaisser depuis 1621. Les Consuls protestants s'en reconnaissaient débiteurs comme aussi d'une somme rondelette de frais. La dette totale reconnue aux Augustins, indemnité et dépens occasionnés par les procès, s'élevait à 2294 livres 14 sous. Les religieux n'exigeaient pas le versement du capital, mais les consuls s'engageaient à payer l'intérêt de leur dette au denier 20 5 % a là Saint-Michel.

 

En ce qui concerne les immeubles bâtis, il était entendu qu'on ferait estimer les deux maisons démolies et les fondements de l'église et du couvent, si on les retrouvait. Les consuls verseraient aux Augustins la valeur des deux maisons et des fondements, déduction faite de ce qui en subsisterait encore, et cet argent servirait à l'achat ou à la construction d'un couvent convenable pour les religieux.

 

Ce n'était pas tout. Si on avait liquidé à l'amiable une petite partie des frais des précédents procès, il restait en litige une grosse somme de 3391 livres 3 sols, montant des taxat et exécutoire du 4 mars 1637, pour lesquels les consuls avaient fait appel. Tant qu'on y était, on voulait en finir On décida de surseoir à l'appel pour trois mois : pendant ce temps on tâcherait de s'entendre.

 

L'entente dût être longue à venir car le différend entre les réformés nîmois et les pères Augustins continua à donner de l'occupation à Messieurs du Parlement. Chaque année, un nouvel arrêt s'ajoutait à la liste : 19 août 1637, 14 août 1638, 3 septembre 1639...

 

Trois obligations s'imposaient aux consuls : mettre en état le jardin, estimer les bâtisses et reconnaître le taxât, qui avait fini par s'élever à la coquette somme de 4494 livres 14 sols.

 

Ils avaient, semble-t-il, satisfait à la première. Le fonds était aplani, planté, presque entièrement clos et pourvu d'un beau puits à roue. « II est notoire dans Nîmes, disaient les consuls, que c'est bien mieux qu'en 1621 ».

 

La seconde obligation n'avait pas été si aisée a remplir, les parties s'étant chicanées sur le choix de l'expert. Les religieux avaient mis leur confiance en Messire Jean André de Lacroix Saint-Brès et Cadillargues, conseiller du roi, lieutenant principal en la sénéchaussée et siège présidial de Montpellier, commissaire député, qui avait fait procéder à l'estimation des deux maisons et des « murailles fondamentales » ruinées. Les consuls, mécontents de ses chiffres, en appelèrent au Parlement et commirent Jean d'Albenas, conseiller du ici, viguier de la ville de Nîmes, pour une nouvelle expertise Ce fut au tour du syndic des religieux de protester. Un arrêt du Parlement intervint le 14 février 1642, ordonnant de choisir d'autres experts, en dehors des deux premiers, aux frais et dépens des consuls, bien entendu. Les consuls allèrent devant Messire Charles de Rochemaure, juge-mage de Nîmes, qui désigna trois experts d'office, mais la partie adverse ne se présenta pas.

 

La troisième obligation aussi avait donné lieu à bien des frictions. Les consuls ne refusaient pas de payer les 4494 livres 14 sous, étant bien entendu que les Augustins devaient les employer en achat de fonds ou les « mettre en pension », en attendant, entre les mains de personnes solvables, mais ils ne se hâtaient pas de délier les cordons de leur bourse. Payaient-ils seulement les intérêts, conformément à la dernière transaction ? Il semble bien que non, car pour une somme de 534 livres due par eux, le syndic du couvent obtient, en 1640, un arrêt portant adjudication par décret d'une maison appartenant à Claude Guiraud, 2e consul. L'année suivante, ce sent les biens de Jean Gamond, 2e consul, qui sont saisis. Les choses se gâtaient. La saisie de la maison Guiraud amena les représentants des réformés de Nîmes à chercher de nouveau un terrain d'entente.

 

Le 23 mars 1642, à l'issue du prêche, une assemblée générale des principaux habitants de la R.P.R. se tint au Grand Temple « les trois corps assemblés. Monsieur Roussel, conseiller, modérant l'action ». Y assistaient : pour MM. les magistrats, Messires de Saines, Fontfroide, Bavines, Goiran, de Vallongues et de la Grange; pour le conseil de ville Galoffre. Petit, Gamondo, Barthélémy, Canonat, Couston, Carlot, Claude Guiraud. Michel, Maumaset, Valentin et Dodou ; pour le consistoire :   MM. Rousselet et Petit, ministres. Calvas et David Reboul. L'assemblée entendit l'exposé du différend, les plaintes de Guiraud, et décidée à régler l'affaire a l'amiable une fois pour toutes, mandata quatre notables protestants pour s'aboucher avec les représentants des Augustins : Pierre Galoffre, second consul, Jacques Jonquet, 4me consul, Jacob Favier, conseiller du roi, garde-sceau en la sénéchaussée, et François Petit, docteur et avocat.

 

Le surlendemain 25 mars, à l'évêché, ces députés furent mis en présence du supérieur des Augustins de Nîmes, le révérend père Antoine Formigier, assisté de son collègue de Montpellier, le révérend père Nicolas Fontanilles.

 

Toutes les créances des religieux, revenus du fonds; valeur des immeubles détruits, frais et dépens, furent liquidés à 13.000 livres, payables en trois termes égaux de 4.333 livres 6 sols 8 deniers les 1er janvier des années 1643, 1644, et , 1645, et portant intérêt au denier 20.

 

Restait le jardin, que les consuls, aux clauses de la transaction de 1637, devaient garder cinq ans encore. C'était une occasion de conflit : ils demandèrent à s'en dessaisir. Les religieux, satisfaits du règlement, consentirent volontiers à le reprendre tel qu'il était. Claude Guiraud, bien entendu, recouvra sa maison, mais le syndic des Augustins eut soin de faire spécifier par le notaire qu'elle serait bel et bien reprise si les consuls ne tenaient pas leurs engagements.

 

Les 13.000 livres devaient être demandées à l'impôt. Les consuls sollicitèrent du roi l'autorisation de lever une taxe sur les habitants de la R. P. R.

 

L'autorisation tarda-t-elle ? Le premier janvier 1643, le premier paiement fut éludé. L'année suivante on imposa 7.150 livres, et les intérêts de l'année précédente, 650 livres, mais on ne versa pas la somme aux Augustins. Le syndic du couvent, qui avait hâte d'encaisser, se pourvut devant la Cour des Aides. Par arrêt du 21 Octobre, celle-ci lui donna gain de cause : « les consuls seront contraints à payer par toutes voies et par corps

 

Les consuls ne se tiennent pas pour battus. Ils en appellent au Parlement. S'ils ne se pressent pas de verser les sommes dues, c'est qu'ils ont peur, disent-ils, qu'elles ne « se divertissent » et que les religieux les emploient à tout autre chose qu'à l'édification ou à l'aménagement d'un cloître, comme le veulent et les arrêts obtenus et les transactions passées.

 

Chose curieuse, dans leur résistance, les consuls protestants sont épaulés par leurs collègues catholiques. C'est la ville entière qui veut que l'argent ne sorte pas de Nîmes, qu'il serve à réédifier l'ancien couvent. 13.000 livres ! La somme est bien trop maigre, réplique le syndic des religieux, pour rebâtir un monastère dont on a enlevé les fondements « à plus de deux cannes de profondeur ! ». Et puis, tout compte fait ils préfèrent ne pas élever leur cloître en cet endroit « pour le danger évident, s'ils faisaient bâtir là, d'être de nouveau démolis.»

 

Deux autres arrêts interviennent, les 18 janvier et 8 février 1644. Le Parlement, faisant sienne la thèse des religieux, condamne les consuls à payer dans la quinzaine les 7.150 livres imposées, lesquelles devaient être employées par les Augustins à l'achat d'une maison qu'ils aménageraient en couvent. En attendant, la maison de Guiraud serait derechef saisie.

 

Les Augustins firent choix de Maître Antoine Poithevin, receveur particulier des tailles au diocèse de Montpellier, pour encaisser les sommes dues et les garder jusqu'à ce qu'on en trouvât l'emploi. Nouvelle protestation des consuls, qui veulent que l'argent soit déposé à Nîmes, et non ailleurs...

 

On n'en finirait donc pas de se quereller, et de procès en procès d'alourdir par de nouveaux dépens la dette collective ? L'évêché et le corps municipal prirent l'affaire en mains et cherchèrent une solution définitive. Jean de Rouveyrié de Cabrières, premier consul, et le chanoine Pierre Calvet, vicaire-général, se firent les arbitres du différend et mirent en présence, une fois de plus, les représentants des deux partis, le père Antoine Formigier, toujours supérieur et syndic des religieux, et les délégués des habitants de la R, P. R. François Barban et Jacques Brunel, 2e et 4e consuls, Céphas de Favier, sieur de Vestric, et l'avocat François Petit.

 

Le 27 avril 1644, une troisième transaction était signée. Les consuls versaient au prieur 610 livres, représentant les intérêts depuis le dernier jour de décembre et divers frais, et promettaient de payer dans trois mois, au denier 16, 6,25 %, les intérêts des 13.650 livres dues à la communauté. Durant ce laps de temps, le syndic des Augustins devait se mettre en mesure de trouver l'emploi de cette somme : achat et  aménagement d'une maison de la ville à fin de couvent et d'église. Si dans les trois mois, le prieur n'avait pas trouvé, les consuls déposeraient les 13.650 livres entre les mains de quatre dépositaires, chacun pour un quart, et l'emploi devrait en être fait au plus tard dans trois ans. Toutefois, si les consuls préféraient garder cette somme par devers eux durant ces trois années, ils le pourraient en versant l'intérêt prévu. En somme, les moines n'arrivant pas à toucher le capital s'arrangeaient pour en retirer un substantiel revenu.

 

Etait-ce bien la fin de cette querelle trentenaire ? Les Augustins allaient-ils dorénavant vivre en paix avec la ville ? Nous disons bien: la ville, car à plusieurs reprises les consuls catholiques se sont solidarisés avec leurs collègues de la R. P. R. contre la communauté récalcitrante. C'est ainsi qu'en 1654, les quatre consuls, Jean d'Assas, David Alesty, Jacques Bringuier et Jean Bourilhon avaient maille à partir avec le prieur Fulgence Mellet et le père Antoine Lamée, syndic, à propos d'une histoire de chemin usurpé. Pour que la bonne entente régnât entre les deux parties, il aurait fallu l'exécution intégrale du contrat. Or, il semble bien que les débiteurs, s'ils reconnaissaient volontiers leur dette, ne se hâtaient pas de la payer. « Impécuniosité » plus encore sans doute que mauvaise volonté. Ils versèrent 6.150 livres à la suite de la transaction de 1644, puis suspendirent leurs paiements. Au début de l'année 1670, ils devaient encore 7.500 livres.

 

Dans l'intervalle, n'y avait-il pas eu d'autres frictions, d'autres plaintes de la part des uns et des autres, d'autres arrêts ? Ou bien les intérêts avantageusement fixes au denier 16 avant été payés régulièrement les moines avaient-ils patienté ? Les documents sont muets sur ce point. Mais ils nous apprennent que le 21 mars 1670, MM. les commissaires du roi et des Etats vérifièrent la créance des Augustins et ordonnèrent que la somme de 7.500 livres, due pour reste des 13.650, serait imposée dans l'année en faveur de ces religieux. Les Consuls durent verser 650 livres d'à-compte au lendemain de l'ordonnance, car à la date du 28 mai suivant, la dette n'était plus que de 7.050 livres…

 

Extrait des Cahiers d’histoire de Emile Ségui, 1937, page 565-583

 


En savoir plus sur la Maison Carrée de Nîmes
> La Chapelle de la Maison Carrée, Henri Bauquier 1939
> La Maison Carrée, historique par Perrot, 1846
> Les propriétaires de la Maison Carrée, Léon Ménard, 1758
> La Maison Carrée par Léon Ménard, 1758
> La Maison Carrée transformée en tombeau en 1576 ?
> Le Forum gallo-romain de Nemausus.
> Les différents usages de la Maison Carrée
> Les Augustins et la Maison Carrée par l'Abbé Goiffon
> Iconographie de la Maison-Carrée



 > Contact Webmaster