LA DÉMOLITION DES REMPARTS DE NÎMES
(1774-1790) 
par François Rouvière (1850-1902)
Extrait de la Revue du Midi, 1899, n° 2, pages 125 à 143
 
 
MÉMOIRE SUR LA DEMANDE DE LA VILLE DE NÎMES
EN DÉMOLITION DE SES REMPARTS
 
Une demande de cette importance suppose un motif essentiel, tel que le bien-être général des citoyens.
 
Abattre des murs qui ont coûté plusieurs millions, démanteler une ville frontière, la livrer aux entreprises de l'extérieur, au vertige de l'intérieur, lui occasionner par cette opération une dépense d'au-delà de cent mille écus, tandis qu'elle est hors d'état de se libérer de près de 600.000 L. qu'elle doit déjà, diminuer d'un côté ses revenus à peine suffisants et de l'autre augmenter ses frais d'administration, tels seraient les résultats du succès de cette demande.
 
Elle ne parait cependant avoir pour motif qu'un seul objet d'utilité, la libre, communication de la ville avec les faubourgs, à moins que l'on ne compte aussi l'agrément d'adapter une nouvelle promenade à celle qui existe autour des murs, ce qui ne saurait être, puisque l'agréable en matière publique n'est que l'utile considéré sous des rapports moins rigoureux que le nécessaire.
 
Mais si le cui bono de la demande dont il s'agit ne porte sur aucun objet généralement utile, si, au contraire cette demande est nuisible et dangereuse sous les aspects politiques, moraux et civils, au point que de son succès il en résulte quelque jour la destruction de la ville même, il est sans doute titi devoir du citoyen qui le considère sous ce point de vue, se trompât-il, de communiquer ses réflexions sur lesquelles il fonde des assertions aussi essentielles à sa patrie. Telle est la position de l'auteur de ce mémoire.
 
I
Le tableau de la situation physique et civile
de Nîmes est d'une nécessité préalable
 
Nîmes est située à quatre lieues de la mer. Cette ville n'est défendue de ce côté que par les difficultés que la nature oppose à l'approche des gros vaisseaux dans cette partie du golfe de Lion. Elle est d'ailleurs placée au pied des montagnes des Cévennes et du Vivarais.
 
La ville occupe une circonférence d'environ deux milles de France. Elle est entourée d'un grand mur de près de six toises de hauteur et de plus d'une toise d'épaisseur dans sa plus faible partie. Ce mur est fortifié, dans les deux tiers de sa longueur, par des terrasses ou plates-formes de plusieurs toises d'épaisseur, soutenues par des murs en bonne une maçonnerie. Ce mur est même entouré dans les trois quarts d'un grand fossé d'environ six toises de largeur et deux de profondeur où coulent les eaux de la fontaine, fossé dont les murs de soutènement sont neufs dans les quatre cinquièmes de la circonférence de la ville et revêtus à grands frais, depuis peu, en pierres de taille de la première qualité de la Province.
 
La partie de ces remparts qui commence à la porte des casernes et finit à celle de la Bocarié, en faisant le tour au Nord-ouest, est encore neuve. Elle fut construite sur la fin du siècle dernier, et forme du tiers au quart de l'enceinte. La partie du couchant est moins bonne et beaucoup plus ancienne. Depuis que le bruit court qu'ils seront abattus, le peuple, toujours ardent à détruire, a pratiqué quelques trous d'une ou deux toises de largeur au-dessus de la hauteur des terre-pleins, mais les murs ne paraissent ni lézardés, ni hors d'aplomb. La partie du Midi fut réparée depuis peu.
 
Celle du Levant est meilleure quoique fort ancienne, on n'y aperçoit que quelques légères dégradations aux flancs supérieurs, aux terrasses. Ces dégradations sont peu de choses (1).
 
(1) En septembre 1786, le sieur Gonera a obtenu la permission d'abattre cinq à six toises des remparts pour donner de l'air aux greniers à sel; la bâtisse était si solide, le mortier si ferme, que les entrepreneurs de la démolition, obligés de se servir d'aiguilles de fer, y ont perdu 50 0/0. (Cette note de Marignan est postérieure, on le voit, à la rédaction du mémoire).
 
Ces murs sont percés de sept portes. Les faubourgs qui règnent autour occupent un terrain immense, quoique leur population soit fort inférieure à celle de la cité.
 
Généralement parlant, chaque maison desdits faubourgs, à l'exception des maisons qui avoisinent les portes de la ville, n'est composée que d'une, deux ou trois pièces au rez-de-chaussée, avec un jardin, rarement occupée par plus d'une famille. Ces maisons n'en occupent pas moins un espace de 80 ou 100 toises.
 
Dans la ville, les maisons y sont à deux, trois ou quatre étages. Il n'en est pas dix qui aient des jardins, encore sont-ils très petits, 80 ou 100 toises de terrain logent souvent huit, à dix familles.
 
Les faubourgs sont plus grands que la ville, mais c'est une grandeur de surface sans profondeur. Dans la ville, chaque local a plusieurs surfaces.
 
Une maison aux faubourgs de 5000 francs de construction, à peine bâtie, perd la moitié de son prix, dans la ville, elle le conserve à peu de chose près, nouvelle preuve de la nature de la population des faubourgs.
 
On compte dans Nîmes environ 8000 feux ou 40000 habitants. De ces 8000 feux, il en est plus de 5000 dont les facultés réelles ou mobilières ne se portent pas à 500 francs par feu et qui, conséquemment, vivent du jour la journée. Dans les autres 3000, on peut en compter 1500 qui ne possèdent pas au-delà de 3000 francs de biens; les autres 1500 y vivent dans l'aisance de leur état ; mais il n'en est pas 30 qu'on puisse dire vivre dans l'opulence, puisque l'on ne compte pas 20 maisons à 90000 francs de rente.
 
La population de Nîmes et la distribution de ses fortunes sont relatives au commerce de fabrique de cette ville, qui, d'un côté, peut nourrir un grand nombre d'ouvriers, et, de l'autre, donne seulement aux fabricants une aisance qui rarement peut devenir richesse par rapport à la liberté de la concurrence.
 
La moitié de cette population d'environ 40000 âmes est renfermée dans l'enceinte des murs de la ville.
 
C'est là où sont tous les nobles, les magistrats, le clergé, les bourgeois, les négociants et les principaux artisans, et conséquemment toutes les richesses.
 
Les faubourgs, à l'exception peut-être de six maisons bourgeoises ou de celles qui, par état, sont obligées d'y fixer leur demeure, comme cabaretiers, fermiers, cultivateurs, ne sont peuplés que des ouvriers de fabrique, ou des manouvriers des cultures, c'est-à-dire par la classe des derniers feux.
 
La ville est gouvernée, quant au militaire, par un État-major, quant au civil, par un présidial et un sénéchal, dont le Vivarais demande le démembrement, et, quant à la police, par quatre consuls pris par élection dans les quatre classes des citoyens.
 
Dévoué par amour à son roi et aux princes de son sang, il n'est rien dont Nîmes et ses habitants ne soient prêts à leur faire le sacrifice, malgré cet amour de la liberté qu'eut toujours le peuple de la capitale des Volces arécomiques, aussi fût ce moins dans le doute de sa fidélité, que pour la prémunir contre les vertiges de la séduction étrangère à laquelle un peuple bouillant, sensible et léger est toujours en lutte, que Louis XIV fit construire, sur les hauteurs de Nîmes, la citadelle qui ne la défend pas, mais qui la commande.
 
Ce fut lors de cette construction qu'on renferma, dans l'enceinte de Nîmes, les faubourgs des prêcheurs, le seul qui existait pour lors, placé sous le canon de la même citadelle.
 
II
Utilité ou agrément
 
La principale utilité est la libre communication entre la ville et ses faubourgs.
 
Cette communication est nécessaire, mais elle existe depuis que, d'après des considérations relatives, le gouvernement a ordonné que l'on ouvrit, pendant la nuit, trois des sept portes de Mines. Cet ordre, qui s'exécute ponctuellement (1), procure aux faubourgs tout l'avantage de la libre communication, sans exposer la ville aux inconvénients qu'on démontrera.
 
Il est vrai qu'il est un faubourg placé entre la Porte d'Alais et celle des Casernes, qui, absolument caché derrière les remparts, exige une communication immédiate et particulière avec la ville. Cette vérité ne pourrait être trop appuyée, puisque ce faubourg, considérable d'ailleurs, mérite des égards; généralement peuplé d'artisans honnêtes et laborieux, ils paraissent être de nouveaux (mot illisible) séparés de la ville, n'ayant ni promenade, ni chemin public qui les unisse avec les citadins; ils ont conservé une pureté de moeurs d'autant plus frappante que les autres faubourgs en sont l'antipode.
 
La communication qu'un faubourg réclame est aisée, soit en pratiquant une nouvelle porte au bout de la grand rue de l'ancien faubourg des Prêcheurs, ou à tel autre endroit qu'on fixerait entre la Porte d'Alais et celle des Casernes ; ou bien, en descendant celle d'Alais, assez inutile d'ailleurs, à 2 ou 300 toises plus bas, et l'utilité de cette communication est tellement convenue que sa non existence est surprenante.
 
La libre communication entre la ville et ses faubourgs existe donc déjà. Les habitants des faubourgs peuvent réclamer à toute heure les secours spirituels et temporels qui résident dans la cité (1).
 
(1) Depuis 1777, l'érection des cures Saint-Paul et Saint-Baudile hors des murs procure à toute heure des secours spirituels.
 
La diminution des impôts relativement à l'entretien des murs ne peut être donnée pour motif. On le prouvera au § 5.
 
La salubrité de l'air n'est pas note plus un motif à donner. Nîmes, exposée au vent du Nord-est, ne respire qu'un air pur, et l'eau qui coule dans ses fossés ne peut le corrompre, puisque sa petite et ses canaux de décharge, tels que celui des cauquières et celui des moulins à blé, les laissent presque toujours à sec.
 
Quant à l'agrément, on convient qu'il y en aurait peut-être si, sur les aqueducs à faire sur les fossés, l'on plantait une allée d'arbres de haute futaie. Il serait sans doute joli de voir une pareille allée sur voûte à la Sémiramis, adaptée à la promenade qui règne autour des murs. Mais lorsqu'une ville, qui n'a que 40000 habitants, possède déjà, indépendamment d'une belle plaine où chaque chemin public est une promenade, indépendamment de celle qui règne tout autour des remparts, indépendamment encore d'une esplanade immense et supérieurement située, possède encore une pro­menade intérieure composée de deux cours conti­gus plantés de haute futaie qui traversent la ville depuis la porte des casernes jusqu'à celle de la Bocarié, et enfin une promenade extérieure telle que la Fontaine qui, avec ses quais bordés d'allées de tilleuls, son parterre en marronniers et son cours immense où l'herbe croit à chaque pas, occupe près de 100 arpents de terrain et vient d'être l'objet d'une dépense toute récente de près d'un million, une telle ville, dis-je , paraît posséder assez d'objets d'agrément pour suffire aux plaisirs de 40000 citoyens.
 
III
Sûreté quant à l'extérieur
 
Une fois démantelée, Nîmes, considérée comme ville maritime, sera exposée au coup de main du premier corsaire qui tentera de la rançonner : que mille hommes, et peut-être moins, débarquent à minuit sur la plage, à quatre heures du matin ils sont maîtres de Nîmes, la brûlent ou la rançonnent. Avec des murs, Nîmes ne peut craindre un pareil évènement. Vingt-quatre heures suffisent pour lui procurer des secours, soit de Montpellier, soit des environs (1).
 
(1) L'état actuel des choses fait sourire sur l'objection. Celui qui juge de l'avenir par le passé ne sourit sur rien.
 
Mais les faubourgs y seront toujours exposés, dira-t-on ?
 
On l'a déjà dit §1. Les faubourgs sont la partie la moins essentielle de Nîmes. Les habitants sont bien des membres de la Société, mais le corps et le coeur sont dans la cité. Une maison de la ville vaut vingt maisons des faubourgs. Divisés en centuries, 20 habitants des faubourgs à peine équivalent à un habitant de la cité. Les richesses sont au centre. La mer a trop peu de fond sur les côtes du Languedoc pour permettre l'approche des vaisseaux de guerre, et d'ailleurs les dangers du golfe de Lion sont trop connus pour que l'ennemi s'y hasarde.
 
A cette objection, un fait sert de réponse. Au commencement de ce siècle l'on vit entrer dans le port de Cette des vaisseaux de guerre anglais qui s'en emparèrent. On les vit effectuer une descente et s'avancer vers Montpellier. Ce qu'ils ont fait, ne pourraient-ils pas le faire ?
 
Considérée dans sa position extérieure, Nîmes démantelée n'aura pas moins à craindre peut-être de la part de ses voisins.
 
On peut se rappeler les troubles qui agitèrent les Cévennes dans le commencement de ce siècle et combien ils influèrent dans Nîmes.
 
Cette ville sera certainement fidèle à ses rois. En douter serait un outrage. Mais si le même levain venait à fermenter dans un pays montagneux, séjour de l'esprit d'indépendance, qui pourrait assurer que sa fidélité même ne l'exposerait pas à la haine et à la vengeance des factieux ? Démantelée, quarante hommes entrent, la brûlent et se retirent. Qui pourra arrêter ces bandits dans un espace de six milles et dont l'on peut franchir si aisément les barrières ?
 
IV
Sûreté intérieure
 
Considérée en elle-même, Nîmes démantelée est livrée aux vertiges et aux fureurs du menu peuple qui compose les cinq huitièmes de ses 40000 habitants susceptibles d'être mus par toutes sortes d'impressions. La fabrique manque-t-elle, comme dans le moment présent, la misère les déterminera au vol (1) et celui-ci au meurtre. Si les murs ne sauvent pas l'assassiné, ils renferment l'assassin. Il le sait, et son bras déjà levé s'arrête. On n'assassine point, on ne vole point dans les faubourgs par la raison qu'on ne vole pas la misère.
 
(1) En 1775, le projet d'abattre les murs fit négliger d'en fermer les portes. Dans quinze mois, il y eut dix-neuf vols avec effraction. Les murs et les fers n'étaient plus des obstacles. Le dernier, celui fait au sieur M. Jalaguier d'une somme de 30000 livres, satisfit et éloigna les voleurs. De ces dix-neuf vols, aucun auteur n'a été découvert.
 
En 1749, la fabrique manque, la misère la suit, le blé devient rare et cher, il n'est qu'un seul faubourg renfermé dans les murs de la ville, et c'est de ce faubourg que des femmes, mues par le besoin urgent, courent à une voiture de blé qui arrive au sieur Castan, elles éventrent les sacs, emportent la denrée...
 
Et Nîmes veut mettre tous ses faubourgs dans son sein ?
 
On ne parlera pas de ces impressions d'autant plus vives qu'elles portent sur les opinions, et d'autant plus dangereuses qu'il est peu de remèdes pour les effacer.
 
Quoique Nîmes n'ait, pour tout guet, que douze valets de consuls, quoique Nîmes soit quelquefois sans troupes réglées, le citoyen y vit tranquillement et sans crainte. Pourquoi ?
 
Parce que la populace est hors de son sein, que la cité ne contient presque que ceux qui ont une existence civile, tandis que les faubourgs fourmillent de cette populace qu'un rien émeut et soulève, parce qu'elle n'a rien à perdre.
 
Dans les temps les plus heureux pour la ville et où le succès des fabriques donnera de l'aisance au dernier artisan, que les murs soient renversés, les faubourgs, pour lors, inondent la ville. Au lieu d'un espace de deux milles de circonférence à surveiller et à conserver, on en a un de cinq à six. Dans cette étendue considérable coupée, dans les faubourgs, par une infinité de jardins et de rues désertes, ouverte d'ailleurs de toute part, qui contiendra une jeunesse effrénée et sans éducation plongée chaque jour de fête dans l'ivresse et dans la débauche ?
 
Qui résistera aux désirs inquiets de l'homme fort et passionné ?
 
Qui garantira la pudicité des femmes de la cité ?
 
Tandis que dans la position actuelle une femme peut, dans la nuit, traverser sans danger le centre de la ville. L'heure du soleil couchant sera le signal de la débauche, et celui d'une retraite forcée.
 
Mais de pareils désordres n'arrivent pas aujourd'hui dans les faubourgs, pourquoi en supposer l'existence future ?
 
Les liaisons populaires de faubourg à faubourg sont rompues par la ville qui est au centre. L'habitant du faubourg Richelieu ne connaît pas celui du faubourg Saint-Laurent. Et d'ailleurs, le peuple ne s'outrage pas lui-même. Les égaux se craignent et se respectent.
 
Enfin, dira-t-on, on multipliera les guets, etc… Les finances de Nîmes le permettent-elles ?
 
V
Finances
 
Les finances de Nîmes sont en mauvais état
 
1° Nîmes doit, en capital, environ de 5 à 600 mille livres en reste des emprunts faits pour la construction de la Fontaine. Elle paie à raison de ce capital environ 30000 l. d'intérêts.
 
2° Nîmes paie encore environ 10000 l. de frais, gages et dépenses annuelles.
 
3° Les réparations ordinaires des murs, des chemins, des pavés, etc… jointes à ces dépenses, consomment, à peu de chose prés, les 50000 l. de revenus que Nîmes a en octrois ou autres objets.
 
Les finances sont donc dans un tel état que cette ville ne peut jamais espérer de se libérer, et cependant la liquidation des dettes des communautés est le but du gouvernement.
 
Que l'on adopte le projet du démantèlement de Nîmes, il en résultera dans ses finances
 
1°Un accroissement de plus de 300000 l. de dettes. Car on ne fait pas un large aqueduc de près de deux milles de longueur pour couvrir les fossés et conduire les eaux d'une fontaine considérable dans les eaux de décharge, sans faire une dépense énorme (1). On n'enlève pas des plates-formes et des terre-pleins de plusieurs toises d'épaisseur et de hauteur, sans faire de gros frais. On ne construit pas des barrières pour enceindre une conférence de 5 à 6 milles qu'occupent la ville et les faubourgs, sans faire des dépenses immenses, et lorsque l'on fixe à 300000 fr., imputation faite de la valeur des matériaux des murs dont l'on pourrait peut-être trouver 60 à 80000 l. quoiqu'ils aient coûté plusieurs millions, on ne croit certainement pas exagérer. Ce sera donc une surcharge d'intérêt de 15000 l. par an.
 
(1) Cette dépense se porterait à plus de trois millions d'après le plan de M. Ramond, autorisé par l'arrêt du Conseil du 5 septembre 1786, c'est-à-dire un capital dont le seul intérêt ferait plus que doubler les tailles et vingtièmes de manière que le remboursement ne pourrait se faire que par la vente du quart au quint des propriétés foncières des habitants.
 
2° II n'y a que sept portes dans Nîmes. Sa circonférence n'a que deux milles. Peu de commis suffisent à l'exploitation des octrois. Deux bureaux fixés à deux portes opposées remplissent actuellement ce but. Qu'on tombe ses remparts, au lieu de deux bureaux il en faudra six, au lieu de six commis il en faudra trente, au lieu de deux corps de garde il en faudra six. Enfin, au lieu de sept portes à garder, il faudra veiller sur vingt avenues, car plus on agrandit une circonférence, plus les rayons sont divergents et conséquemment plus il faut d'avenues, plus il faut de gardes. La vraisemblance de l'impunité multipliant les contraventions, et la multitude des contraventions assurant leur impunité, les octrois seront donc surchargés de la dépense d'un grand nombre de commis qu'on enlèvera sans doute à une utilité plus essentielle, tandis que les revenus diminueront par la facilité d'introduire furtivement les denrées qui y sont sujettes.
 
Mais, dira-t-on, les faubourgs sont bien ouverts ! Les faubourgs consomment les denrées de la ville, c'est là leur magasin, la misère ne fait pas de provision.
 
La boucherie close paie aux hôpitaux ou autres privilégiés une somme d'environ 20000 l. par an. Si l'on abat les remparts, même inconvénient que pour les octrois. La contrebande se multiplie, la contribution cesse et les hôpitaux souffrent.
 
Les octrois de la Province éprouvent les mêmes sensations, puisqu'ils portent sur les mêmes objets de consommation.
 
L'état militaire en souffrira, au lieu de quarante ou cinquante hommes de garde, il en faudra deux cents, car à chaque barrière il faut une sentinelle. D'ailleurs, le service en sera d'autant plus pénible; chaque relevée fera une circonférence de près de deux lieues, et il n'y aura cependant que 40000 hommes dans cette circonférence !
 
Plus la population est resserrée, plus les citoyens sont dans le cas de. surveiller et conséquemment moins la police a de peine. Les infractions à la loi sont rares, ou bientôt connues. Confondez Nîmes avec ses faubourgs perdus dans l'immensité de son étendue, qui connaîtra l'habitant du faubourg de la Porte de France, dont l'ivresse ou la débauche aura troublé la tranquillité, de celui de la Porte d'Alais ? Un espace de demi lieue les sépare.
 
Il faudra donc multiplier les guets. Au lieu de douze valets de ville il en faudra cent, surcroît de dépenses qui, rarement encore, fera une plus grande sûreté par les liaisons de ces gens avec la tourbe de la populace d'où l'on les tire.
 
Fera-t-on des patrouilles avec les troupes? Surcroît de travail pour le militaire et inconvénient pour les bourgeois qui doivent les conduire.
 
Enfin, le projet dont il s'agit a pour inconvénient de démanteler une ville maritime, de l'exposer aux entreprises des ennemis de l'Etat, à l'effervescence d'un peuple nombreux, vif, léger et misérable, d'abattre des murs qui ont coûté près de deux millions et que peut-être il faudrait bientôt reconstruire, de dépenser cent mille écus tandis qu'on est hors d'état de payer 600000 l. qu'on doit déjà, d'augmenter ses dépenses de 80000 l. et diminuer peut-être ses revenus d'autant, et le tout pour enjoliver une promenade qui ne sera utile qu'à dix-huit ou vingt particuliers aisés qui ont des maisons adaptées contre les remparts et dont la valeur augmenterait d'un tiers, taudis peut-être que deux cents particuliers pauvres, qui en possèdent dans le même cas, seraient ruinés puisqu'ils seraient hors d'état de faire une reconstruction que l'abatis des murs contre lesquelles elles appuient nécessiterait absolument.
 
Que ce projet s'exécute lorsque Nîmes sera parvenue à une telle population que l'emplacement que ses faubourgs contiennent sera utilement occupé, c'est-à-dire lorsque Nîmes pourra dans la même étendue compter au-delà de 100000 habitants, lorsque d'ailleurs la classe de ses citoyens aisés ne sera pas si forte au-dessous de celle du dernier cens, lorsque des finances rétablies par le payement de ses dettes lui permettront de faire les frais de cette entreprise et les dépenses considérables qui en résultent pour sa conservation, alors le projet sera sans doute beaucoup moins dangereux.
 
Mais tant que Nîmes n'aura que 40000 habitants, dont on veut confondre la moitié la plus essentielle, actuellement en sûreté dans ses murs, avec la moitié la plus misérable, et conséquemment la plus à craindre, actuellement répandue dans ses faubourgs, l'auteur de ce mémoire, qui n'est animé que de l'amour de la patrie, ose croire que le projet dont il s'agit est nuisible et dangereux sous tous les aspects politiques, moraux et civils.
 
Et quoiqu'il n'ignore pas qu'un citoyen qui n'a, ni rang, ni dignité, est rarement excusable de se permettre des réflexions en matière publique, il ose espérer de l'indulgence du gouvernement que, s'agissant ici du salut de la patrie, son amour pour elle lui servira d'excuse.
 
A la suite de ce mémoire, Marignan a consigné les observations suivantes
 
Si la position des finances de Nîmes permet de s'occuper de projets, ceux relatifs aux réparations nécessaires, aux améliorations utiles paraissent mériter la préférence sur les projets de pur agrément,
 
On ne parlera ni d'un canal de navigation très possible, peu coûteux, et dont l'utilité serait inconcevable pour la ville, dont elle changerait la face en multipliant à l'infini les moyens d'employer son étonnante activité; pour le bas Languedoc, en rendant à l'homme une quantité considérable. de terrain que la nourriture nécessaire aux bêtes de charroi et de somme occupe, chaque bête consommant en valeur, à peu de chose près, le pain de trois hommes; calcul terrible mais vrai ! Enfin, utile pour l’Etat, qui trouverait aisément, dans le peuple nombreux de Nîmes, des matelots d'une activité, d'une hardiesse et d'une intelligence à désirer sur bien des côtes maritimes…
 
Et quelle vivification sur la route presque déserte de ce canal à Aiguesmortes !
 
On ne parlera pas non plus de ce canal projeté, rival de celui pour lequel les Romains avaient construit le fameux Pont-du-Gard et dont le but semblable de porter dans Nîmes des eaux étrangères que la prodigalité de sa fontaine (dont il aurait peut-être fallu gêner ou embarrasser la source au lieu de la déblayer) nécessite pour alimenter les teintures essentielles à son commerce.
 
Non : les objets majeurs ne peuvent s'exécuter sans l'intervention du gouvernement trop sensible à la prospérité de ses sujets pour ne l'être pas un jour aux représentations du nouveau père qu'il a donné à cette province.
 
Mais on osera classer parmi les objets vraiment nécessaires et que les voeux des citoyens réclament sans cesse
 
1° Des lavoirs brisés d'où le linge le plus fort ne revient qu'en lambeaux et où l'on ne descend que par des degrés rompus aux trois quarts qui mettent sans cesse la vie du peuple en danger.
 
2° Une boucherie, une poissonnerie qui, par leur peu d'étendue dans une ville si peuplée, sont des vrais cloaques d'immondices et d'ordures, ceints par une rue de 6 à 7 pieds de largeur, occupée par des étaux qui ne respirent et ne rendent qu'un air fétide et empoisonné, boucherie, poissonnerie qui n'occupent pas chacune 25 toises de surface.
 
3° Une place aux herbes qui n'occuperait pas 6 toises, si le local d'une maison de 12 toises, jadis rasée pour avoir servi de retraite à un ministre, n'était affermé aux jardiniers par son propriétaire.
 
4° Un marché à blé et des halles d'une telle petitesse que le moindre bourg ou la moindre ville à 10000 habitants en a de plus grands.
 
Il est vrai que les vendeurs de fruits, de légumes se répandent sur la place de la Cathédrale, qu'ils obstruent jusques à la porte, mais la décence due aux lieux saints en souffre et le ministre et le fidèle en sont scandalisés.
 
Tels sont les principaux objets de nécessité dont il est à présumer que les administrateurs s'occuperont bientôt.
 
Après ceux-là, ceux d'utilité rempliront leurs loisirs. Ils ont dit : « L'air de Nîmes n'est pas pur, la santé des habitants est en danger. La cause en est dans la difficulté que les murs opposent à la circulation de l'air et dans les exhalaisons que donnent les fossés. II faut couvrir ceux-ci, il faut tomber ceux-là, qui, d'ailleurs, coûtent tant à entretenir ». Moyens extrêmes, quand on supposerait en fait ce qui est en question !
 
L'air est pur. La situation de la ville, ouverte au nord par le cours qui la traverse, le rend tel. En 1784, il mourut 2000 personnes au faubourg de la Fontaine. Ce faubourg n'a ni murs, ni eaux stagnantes. Une cause étrangère, un linon découvert à 5 ou 6 toises de profondeur (sous une couche pétrifiée) et plein de matières appartenant au règle végétal, fut soupçonné non sans raison. Si ce linon se fut trouvé dans la ville, elle eût passée pour infecte.
 
Mais on le suppose. Eh bien ! qu'au lieu d'abattre les murs et de se ceindre à jamais d'un amas de ruines, réduisez leur hauteur. Elle est de six toises, qu'elle soit à trois. Vos maisons limitrophes jouiront de l'air et de la vue. La dépense de cette opération sera peu de chose, vous remplirez votre but apparent et vous aurez encore une promenade intérieure sur ces remparts à demi conservés. Les législateurs du monde les regardaient d'un autre exil.
 
Au lieu de dépenser cent mille écus pour faire l'aqueduc nécessaire pour couvrir vos fossés, vous avez de pente de reste, pavez vos fossés en gondoles, les pierres des remparts vous suffiront et au-delà.
 
Évitez le stagnant des eaux !
 
L'écluse de la tannerie de Bonnafoux sur l'Esplanade vous embarrasse ?
 
Abattez-là, dédommagez-le !
 
Celle du sieur de Calvière, aux Carmes, vous embarrasse ?
 
Abattez-là, dédommagez-le !
 
Mais surtout, si vous craignez les exhalaisons meurtrières des eaux stagnantes et corrompues, videz, pavez, réparez cet aqueduc qui est sous le Cours et dont la vapeur maligne, chassée par le vent du Nord qui y pénètre par les quatre ouvertures qui servent à recevoir les eaux sales et fétides de l'ancien faubourg des prêcheurs, est vomie sur le plan des Carmes par l'embouchure de cet aqueduc sur le fossé.
 
Mais toutes ces réparations nécessaires ou utiles coûteront ?
 
Oui, sans doute, et beaucoup, mais bien moins que le plan ruineux à l'impossible du sieur Raimond, bien moins que le déblaiement très utile des Arènes, si les français adoptaient les moeurs des anciens romains. Et tout au plus ces réparations coûteraient la valeur du seul aqueduc projeté. Et si les quais, les vingt-sept places…
Aperçu :
 
Des nouvelles halles........................................................................
Une place, la boucherie, la poissonnerie......................................
La réparation des lavoirs................................................................
Ouverture de la ronde aux endroits possibles, réduction des murs à 3 toises pavé des fossés, revêtement depuis la porte de la Couronne aux casernes
Indemnités, environ.........................................................................
 
 
Dépenses imprévues.....................................................................
 
42000
54000
4000
 
58000
20000
_________
178000
12000
_________
190000
 
Dans huit ans tout cela pourra se faire sans emprunt ou fort peu, et les citoyens béniraient la main qui leur procurerait de tels avantages.
 
 SUITE
> I - La démolition de ses Remparts.
> II - Mémoire sur la demande de la ville en démolition de ses Remparts.
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DE LA CITADELLE A L'UNIVERSITE FORT VAUBAN.
> Les sept collines de Nîmes
> Plan des différentes enceintes de Nîmes
> Les Anciennes Fortifications de Nîmes par Igolin, 1935
> Le Fort Vauban. son gouverneur de 1651 à 1703
> La Citadelle durant la période révolutionnaire
> Démolition des Remparts de Nîmes, 1774-1790
> Les frères gardiens à la prison centrale de 1842 à 1845 
> Article Midi Libre du 6 juin 2004
 
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