par Georges Rivals, 1937

 

CHAPITRE SECOND (suite)

 

 LA VIE MONASTIQUE.

 

Entrons dans l’« Île de Psalmodi », en l’an de grâce 1409 (1), sous le règne de Charles VI, par conséquent. S'il n'y a pas de femmes, ni de lépreux parmi nous, le portier nous recevra avec une somptuosité affable et discrète (Art. 33) et si nous avions la bonne fortune d'être le parent d'un moire, nous aurions la permission de demeurer quinze jours (Art 39). Néanmoins, nous ne nous attarderons pas trop parce que c'est l'époque des crues du Rhône et il faudrait que le Père Aumônier, aux termes de l'art. 33 du Règlement, nous repassât avec sa barque spécialement réservée au service de l'abbaye.

 

(1) Tout ce chapitre est étayé sur la remarquable édition des Statuts particuliers de l'Abbaye, de Psalmodi, faite par M. Ed. Bondurand (Nîmes, 1883). Les statuts de 1409 sont en latin et divisés en 56 articles (H 127). M. Bondurand avait eu l'heureuse idée de les faire suivre d'un « inventayre de l'enfermerie » (H. 120) d'un « inventayre de l'argenterie » (H. 107) et d'un « inventayre de la bibliothèque» (H. 107, fol. 80).

 

1409, ce n'est pas encore la période de la Commende, nous allons donc voir le monastère dans ses meilleurs jours de foi et même de vie opulente, trop opulente peut-être.

 

Nous pénétrons par une porte fortifiée qui fait face à la route menant à la Tour Carbonnière. Son style militaire est celui des remparts d'Aigues-Mortes quoique plus simple et plus léger. D'un côté, se trouve le logis du corps de garde: les archers en sont commandés par un capitaine entretenu aux frais du Couvent et choisi par lui pour le défendre contre les routiers et les brigands (Art. 53). De l'autre, est un petit bâtiment où le Père Portier désarme les arrivants s'ils sont « gens de qualité ». Ce moine annonce les visiteurs au prieur claustral et veille à ce qu'il ne leur manque rien (Art. 52).

 

Le Couvent n'est guère peuplé; nous sommes loin des 140 religieux de l’âge d'or de Cornillac. Ils sont à peine 26 y compris le cellerier. Mais c'est comme à Cluny ou à Citeaux, ces serviteurs de Dieu se font servir, tout autour de ces vingt-six bénédictins grouille une colonie de subalternes, de serviteurs, d'enfants de chœur, de paysans. En théorie, chaque religieux doit être affecté à un prieuré ou à une fonction précise, cette désignation se fait à chaque Saint-Michel (Art. 47) et elle est valable pour un an. « Ils ne doivent pas quitter leur lieu d'assignation, à la troisième sommation on les ramènera au couvent pour y suivre un régime de pénitence ».

 

Mais cela c'est de la catégorie de l'idéal, car en pratique, nous voyons certains d'entre eux comme le prieur de Massillargues résider au monastère et y remplir les importantes fonctions de régisseur et d'intendant les jours de fête (Art. 36).

 

L'uniforme est tout noir; un scapulaire noir sur un froc noir, avec un mantelet à capuchon de même couleur, d'où le surnom de « Monachi nigri » (moines noirs) qu'on leur a donné pour les différencier des Cisterciens de Valmagne (moines blancs). Les religieux sont chaussés de souliers en cuir de Cordoue. Leurs sous-vêtements comprennent une chemise de toile de lin, une étoffe blanche enveloppant le bas de la jambe et serrée par un cordon (reste possible des vieilles braies gauloises), de courtes culottes « femoralibus » (Art. 44). Le trousseau comporte, en outre, une assez confortable literie, « un lit neuf en bois, cordé, avec une paillasse, un matelas de laine, une courte-pointe deux coussins en plumes d'oison, deux parties de draps de trois largeurs de toile, deux voiles pour la tête, en lin, des couvertures et un couvre-pieds blanc » (Art. 4). Certains lits de dignitaires ont des étoffes d'or ou de soie (Art. 22).

 

Nous allons voir par l'examen du régime alimentaire, que les privations austères des Frères Mineurs ou des Chartreux ne sont non plus coutumières à Psalmodi. L'officier du réfectoire est un novice choisi par le Prieur et il a sous ses ordres deux cuisiniers et un serviteur, puis, dans le couvent, toutes les semaines, les uns et les autres- aidés de novices et d’enfants de chœur, s'occupent du service des plats, opéré selon l'ordre hiérarchique (Art. 40). Le cellerier fournit la soupe et différents mets.  Toute réclamation doit être portée devant le Prieur claustral; c'est également ce dernier qui décide de la manière de traiter les hôtes de passage. Le notaire Pierre de Cruas a consigné le 13 novembre 1350 tous les devoirs du cellerier, fumer les plants de légumes, peser la viande apportée de Lunel, recevoir fromages et fruits venus de Teillan, faire exécuter la lessive générale tous les quinze jours. La distribution du linge propre se fera dans la salle du Chapitre. Mais le linge fin est confié à une blanchisseuse qui n'a pas le droit de franchir la grande porte du Couvent. A coup sûr, la plus belle charge du Cellerier est de « fournir les bassins et les toiles pour laver et essuyer les mains et les pieds des pauvres ». (Art. 37).

 

Revenons à la table; il y a naturellement des jours maigres et des jours gras. De toutes façons, toujours deux repas : le déjeuner (prandium) et le dîner (cœna). Les soupes sont des potages aux poireaux ou aux choux, parfois des soupes de gruau au lait d'amandes. Les jours de maigre (mercredi et vendredi) comportent du poisson de mer frais. Les dimanches de Carême sont caractérisés par la présence de pois chiches cuits au four, et les autres jours de la Sainte Quarantaine, par du riz et des grains.

 

Les solennités culinaires (Grandes Fêtes liturgiques auxquelles il sied d'ajouter la Saint-Etienne, la Saint-Jean l'Évangéliste, les Saints-Innocents, la Circoncision de N.-S. et l'Épiphanie) sont célébrées par du bœuf, du cochon de lait, des lapins, des œufs. Détail typique, Septuagésime, Quinquagésime, Rameaux, Jeudi-Saint et Samedi-Saint ont un menu fort appétissant, un flan par religieux ou 5 œufs, de bons poissons frais et de la « fourme » (fromage languedocien).

 

Au fond, la plupart des modernes laïques eussent été plus que satisfaits en prenant pension à Psalmodi, et encore n'avons-nous pas parlé des boissons. Le vin nouveau ou vieux, apporté par le jardinier, doit être fourni alternativement par les quatre trimestriers (Saint Julien, Malespels, Massillargues, Dassargues). (Art. 35)

 

Le cuisinier a besoin de bois sec ? Depuis 1205, date d'une permission du seigneur Rostang de Posquières (Arch. de Gard. H. 106), le Couvent s'alimente dans « la forêt de Vauvert ».

 

Présentons brièvement au visiteur quelques-uns des dignitaires de l'abbaye (sur les onze qu'elle possède). Entrons d'abord dans l'atelier où frappe à grands fracas le Père Ouvrier « Maître des Œuvres ». Il va se plaindre à nous de l'énormité de sa besogne, c'est lui qui doit réparer tous les édifices, creuser les puits ensablés, bâtir les piliers des cloches, .amenuiser les bancs et les tables. Bien plus, il a un serviteur tenu de nettoyer chaque mois les canaux des bâtiments à l'intérieur de l'enceinte. Ce « Maître des Œuvres » doit justifier qu'il a employé 100 sols par an à l'entretien ou à l'embellissement au sanctuaire de Saint-Pierre. En revanche, il a droit à une monture personnelle et au fourrage pour cette monture (Art. 34)

 

Voici, « dans la partie regardant la mer » un cimetière, une maisonnette et une chapelle; tout cela est confié aux bons soins du « Prieur de Saincte Marie de Psalmodi ». Ce sanctuaire est la relique la plus antique du Couvent. Ce prieur carillonneur, confesse les domestiques de l'île, les pauvres et les infirmes de passage.

 

Toutefois, le ministère le plus touchant est, sans contredit, celui du Père Aumônier (Élemosinarius). De la Saint-Michel à la Pentecôte, il héberge dans le dortoir de l'hôpital les pauvres à qui l'heure où la faiblesse ne permet pas de repartir. La garniture est de six lits. Même aux femmes et aux lépreux qui ne peuvent être reçus s'étend sa sollicitude. En dehors de tout horaire,  il soigne scrofuleux et infirmes,  ramasse les « miettes de la table du monastère » pour les déshérités de ce monde. Tous les jours, il lave les pieds à trois pauvres. A cela des devoirs plus poétiques, l'hiver, il feutre le couvent de jonc et de paille, l'été, il y répand de la verdure et des fleurs. Il entretient enfin la chaîne du puits et les seaux. (Art. 33)

 

L'Archiviste est en même temps bibliothécaire; il conserve avec soin le cartulaire du monastère.

 

Bien entendu, il doit veiller à son intégrité et il lui est défendu « sous peine d'excommunication » de raturer un seul document. Quand il a pris ses fonctions, on lui a remis, au chapitre général, le sceau du Monastère (Art. 32). Et c'est à lui qu'incombe le prêt des livres de plain-chant au Maître de Chapelle et à sa maîtrise (Art. 31). En 1190, un acte de l'abbé Foulque donna une rente de 4 sols melgoriens aux héritiers d'Estienne Calvin « pro ligandis libris sancti Pétri Psalmodiensis » (Archives du Gard, H. 156). Le Père Archiviste de 1409, qui nous invite à visiter sa bibliothèque, nous conte qu'un bourgeois de Strasbourg aurait imaginé de graver des cubes de bois pour reproduire indéfiniment les signes de l'écriture, mais dans le midi de la France, on préfère encore la belle calligraphie manuelle à ce procédé automatique. Effectivement, pas mal de manuscrits sont ici l’œuvre des enfants de la maîtrise du père Précenteur.

 

LA  BIBLIOTHEQUE de Psalmodi comprend sept rayons (Archives du Gard, H. 107). De toute personne cultivée, on a pu dire : Montrez-moi ce qu'elle lit et je vous dirai ce qu'elle pense. Ainsi de nos moines. Ce sont gens versés dans le fatras juridique des Décrétales et des Clémentines (notamment l’Accord des désaccords des lois canoniques, de Gratien de. Bologne); il y a des ouvrages liturgiques (Bréviaire de luxe armorie avec art, psautiers annotés, une Exposition de la Messe de Jean de Tolède), une Règle de Saint Benoît; des ouvrages de cure d'âme (Cas de conscience usés et enchaînés, car on ne doit les consulter que sur place). La Bible figure au 5° rayon par des commentaires de St-Augustin sur la genèse, le Lévitique, les Lamentations et Ezéchiel, St-Matthieu, St-Luc, les Actes des Apôtres; elle ne figure pas toute nue. De St-Augustin, il y a encore la Cité de Dieu, un traité sur l'immutabilité de Dieu; à côté de cela, un Art de la prédication, sorte de recueil de sermons.

 

Et il reste pour la culture générale : la vaste encyclopédie du dominicain, ami de Saint-Louis, Vincent de Beauvais : le Grand Miroir,  le Maître des Sentences,  de Duns Scot (exemplaire fatigué) ; les Fleurs des Saints, une Histoire de l'Eglise, et de Pierre Jacobi « l'art d'écrire un livre ». Le menu spirituel du couvent est en harmonie avec celui du corps. C'est varié et solide et puis tout cela sent le droit romain et la culture latine, mais, attention au vieux bouquin de Duns Scot; il y a du brouillard d'Edimbourg dans la brume de Psalmodi et voici notre bon père Archiviste nous parlant de réalités distinctes des individus particuliers ; son fougueux « réalisme » lui fait dire qu'il y a un Archétype de Cheval préexistant à tous les chevaux qui courent la Camargue, que la Bonté, la Justice, la Miséricorde existent en elles-mêmes, en dehors de tout ce qui est humainement visible et intelligible. Et, en prenant congé de lui, nous prolongeons sa pensée vers l'Etre qui résume en Lui toutes les puissances et toutes les beautés...

 

Voyez-vous, tourné du côté des Cévennes, ce donjon d'où fusent des éclats de voix, des rires d'enfants et parfois aussi des chants séraphiques ? C'est la tour dite « de Teillan », habitée et régentée par le père Précenteur. Il est le maître de chapelle de l'abbaye (prae-cano, je donne le ton) et il dirige sa Schola cantorum. Ses petits artistes sont, pour la plupart, fils de paysans d'Aimargues, de Massillargues, de Saint Laurent, d'Aigues-Mortes. Les parents, à nombreuse progéniture, les abandonnent volontiers au monastère, assurés que leurs petits y trouveront tout ce qui fait la vie. Il n'est pas rare que quelques-uns deviennent novices, moines et même hauts dignitaires.

 

Ce précenteur est aidé par. le père sous-centeur, car il y a ceux divisions pour séparer les petits d'avec les grands. C'est un personnage que ce précenteur, puisque il a droit non seulement à une monture et à un domestique particulier, mais encore « à un œuf supplémentaire si c'est le jour des œufs » (Art. 30), sans doute pour lui éclaircir la voix !

 

La « laus perennis » des Acoemètes, qui a valu son nom à Psalmodi, n'est déjà plus qu'un souvenir. La preuve ? On ne psalmodie plus de nuit et de jour et on y a pris le goût de la nuance et du velouté des neumes, en un Plain-chant pur, uni et sans orgue. Oh ! les voix enfantines, appuyées par les basses viriles, lançant les antiennes de compiles dans l'embrasement du soir déjà camarguais, pendant que la brise de mer susurre dans les verrières de la nef...

 

Vite, entrons dans le sanctuaire de Saint-Pierre. Justement, le Sous-sacristain vient de distribuer des cierges de cire jaune et des lanternes à la maîtrise. Il prépare sur le pupitre le texte des douze leçons de l'Office hebdomadaire. Décidément c'est l'homme des luminaires puisqu'il fournit les chandelles de table du Réfectoire, mais il doit encore prévoir tous les accessoires du culte et veiller à l'entretien des tombes du cimetière de Saincte Marie dont « il fait faucher les grandes herbes » (Art. 28).

 

Quel édifice simple que ce sanctuaire dé St-Pierre ! C'est du roman !

 

Pas de pierres ouvragées, pas de chapiteaux tourmentés, le règne de la pierre fruste, mais il se dégage de cette voûte en arête et de ces murs puissants une impression profondément religieuse. Le temps d'ailleurs l'a patiné depuis plus de six siècles ce vénérable sanctuaire, et la mousse qui verdit certaines parties des murailles, mêle son arôme discret au relent de l'encens dominical.

 

La nef, comprenant cinq arceaux, doit avoir près de 45 mètres de longueur, elle n'en a que 12 de largeur et 14 de hauteur (1).

 

(1) Ces chiffres sont fondés sur l'évaluation de la « Palme de Languedoc », valant 9 onces et 2 lignes, et l’once valant un pouce. Cela tait environ 22 centimètres, pas tout à fait un pan.

 

Les candélabres et la croix du maître-autel sont en bois (comme dans certaines trappes modernes), mais en joli bois sculpté, inutile d'ajouter que les murs ne comportent ni tableaux, ni statues.

 

Il ne paraît pas qu'il y ait un lien de dépendance entre le sous-sacristain (subsacrista) et le sacristain (sacrista major) ; au premier, faudrait-il peut-être donner le titre de « bedeau ». Le second est le sacristain effectif. Il a la garde de tous les objets du culte dont les Archives du Gard (H. 107, folio 70) nous offrent l'inventaire fait le 11 avril 1491. La plupart des pièces d'orfèvrerie sont un legs de l'abbé Arnaud de Saint-Félix (vers 1437), crosse d'argent doré et ciselé du poids de 22 marcs d'argent (environ 5 kg. 500), une mitre ornée de perles du poids de 8 marcs (1), un petit reliquaire d'argent aux armes de la famille de Saint-Félix que le prélat porte sur sa poitrine quand il pontifie, deux paires de gants ornés d'argent et d'or avec les portraits des saints apôtres Pierre et Paul, deux anneaux avec des rubis et des patènes et des calices, des burettes, des encensoirs d'argent avec leurs navettes, et la petite croix pectorale en corne (insigne spécial des abbés réguliers) et des chasubles, des chappes, des étoiles, des dalmatiques, des aubes de fine dentelle.

 

(1) Le marc d'argent pesait environ 250 grammes. Ce qui donne a cette mitre un Poids de 2 kg.. N'oublions pas que la tiare de Pie VII, offerte par Napoléon, pesait 4 kilos !

 

Mais le Père Sacristain doit aussi surveiller tapis, nattes, lutrins, cloches, sonnettes et crécelles; il a la dispensation de l'eau bénite et de l'encens. Il convoque le Chapitre en frappant une planche avec un maillet de bois. (Art. 27)

 

Enfin, tous les mois il doit donner au sous-sacristain 14 livres de cire neuve pour porter à la Chapelle de St-Nazaire (Aubais), et distribuer avec le prieur de Dassargues, dix sols à 120 pauvres (un denier près pour chacun). Il préside le lavement des pieds dominical.

 

Pour aller vite, mentionnons le Chapelain de l'Abbé (Capellarius). (Art. 29), conservateur des reliques mais surtout chef du protocole vis-à-vis des visiteurs de marque de l'abbaye. Le prieur claustral (prior major) est, en somme, le chef effectif du monastère; il le sera officiellement à partir de 1482.

 

Sa chambre est au-dessus de la « Porte de Fer », pour pouvoir surveiller les allées et venues. Il a l'œil sur tout. Préfet de police, il a droit de punir moines, novices et domestiques. Chaque dimanche, il tient chapitre au Parloir à cet effet, et l'énumération de ses points d'exhortation soulève le voile de l’indiscipline des mœurs à Psalmodi, « garder la chasteté », ne point forniquer dans l'île (praesertim infra insulam arcti monasterii), ne pas jouer aux dés, ne pas voler. Dans ce dernier cas le coupable était expulsé sans qu'on lui réglât son compte.

 

Il faut éviter toute introduction de personne de l'autre sexe et nous verrons plus loin que s'il n'y en avait pas près de la Porte de Fer, il y en eût, et de suspectes, à la Tour Carbonnière, attirées par la soldatesque du marquis de Calvisson. Aussi, chaque soir, le Père Portier, à peine d'excommunication de 3 jours, doit-il remettre les clefs au Prieur claustral.

 

Dans notre passage à Psalmodi, nous ne rencontrons point le Prieur Jean de Serres, prieur de Saint Pierre d'Aspères. Ce religieux est au Concile de Pisé en qualité de « procurator » du Couvent. Le monde religieux a décidé d'en finir avec la rivalité des deux papes: Benoît XIII et Grégoire XII, qui font défaut à tous les conciles les concernant (1). Notre prieur a reçu de ses frères bénédictins le mandat de déposer les deux papes et d'en élire un troisième. Laissons-le à sa délicate mission et venons au Seigneur Abbé.

 

(1) C. L. Marion, Histoire de l'Eglise, Paris, Roger et Chernoviz, 1906. Tome II, p. 386.

 

Déjà en 1409, ce petit prélat seigneurial est un personnage difficilement accessible et dont les apparitions font sensation. L'absentéisme a commencé et même l'habitude des dettes, car l'art. VII stipule qu'elles devront être réglées au moment des obsèques par le Prieur claustral et les vicaires capitulaires. Si, nous nous étions levés plus tôt, nous eussions pu voir exceptionnellement présent à l'office de Matines, le seigneur Abbé Aymeric des Gardies, (1) qui préside aux destinées du Monastère depuis huit ans. C'est un personnage processif; déjà, quand il n'était que prieur de Ste Cécile de Loupian, il avait bataillé contre les Cisterciens de Valmagne; vaincu mais non soumis, Clément VII avait dû acheter sa résignation de fonctions par une rente de 400 florins (en 1383) (2). De 1401 à 1403, il dispute et arrache au Procureur du Roi, devant la sénéchaussée de Beaucaire l'Étang dit de l'Abbé (3). L'an dernier (1408), il a fait sa cour à Charles VI, en lui trans-mettant « pour estre employé l'argent aux réparations du port d'Aigues-Mortes » (4), les droits du sel de Peccais.

 

(1) Les bénédictins Devic et Vaissette (IV, 506, 510) le nomment.

(2) Archives du Gard, H. 160.

(3) Archives du Gard, H. 172.

(4) Archives du Gard, H. 179.

 

Des Gardies a des pouvoirs de petit roi, mais aussi des charges écrasantes (1). Il n'y a pas lieu de s'apitoyer sur les fournitures de ce seigneur, car le trésor du monastère en supporte tout le poids (2). Quand il n'est pas en tournée ou en voyage, l'abbé réside à Saint Laurent d'Aigouze (lieu choisi par Pierre VIII, en 1376, un angevin). Quand il vient, il se fait escorter de son chapelain et l'un et l'autre cheminent, montés sur deux petits chevaux dé Camargue.

 

(1) La famille des Gardies, originaire du Rouergue, possédait le petit fief de Saint-Bauzély. Son blason portait : écartelé au 1 d'azur a 3 otelles d'or; au de gueules à 3 pairies d'argent, 2 et 1 ; au 3, de sable a 2 vierges d'argent soutenant une fleur de lys d'or- au 4 d’azur à 3 fasces à d’or (Armorial de L. de La Roque, 1860, I. p. 246)

(2) Tout ce qui concerne les droits et devoirs de l'Abbé est consigne dans les articles 8 et 11 à 21 du Règlement de 1409 consigné dans les articles 8 et 11 à 31 du Règlement de 1409

 

Notre guide a fini par nous amener, en causant, devant le bâtiment de «l'enfermerie», dont le mobilier n'offre rien de très remarquable dans son mobilier (1) : instruments agraires, linge grossier, dames jeanne si, jarres, balais, harnais, tombereau, etc...

 

(1) Archives du Gard, H. 120 (13.I7).

 

Et nous voici sous le CLOITRE roman, très austère et très simple, aux chapiteaux à peine ouvragés de lignes primitives évoquant la feuille du marronnier. Il communique avec le dortoir et à des proportions bien restreintes, rien qui évoque les cloîtres d'Arles ou de Montmajour. La fureur iconoclaste des camisards du XVIIe siècle n'en aurait pas eu si entièrement raison. C'est au cloître qu'on accrochait une sorte de tableau où étaient désignés les « officiers » de la semaine tant pour les offices que pour la vie courante. Cela nous a permis d'avoir les vingt-six noms des religieux de 1409 (1), mais, en élargissant nos recherches, nous n'avons pas eu la bonne fortune de retrouver « Cercamoun, lou jouglar » que la poésie de Mistral a immortalisé. Cela ne signifie pas qu'il n'ait pas existé puisque César Nostradamus, dans sa rare et pittoresque Histoire et Chronique de Provence (1614), cite, d'après « le Monge des îles d'Or », un certain nombre de troubadours qui finirent à Montmajour, à St Victor-de-Marseille, et... ailleurs. Mais il y avait aussi des « baccheliers en droict » (in utroque jure, droit canon et droit civil).

 

(1) Lire leur liste dans l’édition de M. Bondurand, citée plus haut P. P. 0-11.

 

A l'entrée, l'offrande des 2 colombes du Temple de Jérusalem était remplacée par une paire de lapins (Art. 49); et à la mort, ainsi se partageaient les dépouilles : argent, or et monture étaient dévolus au seigneur Abbé, le lit au camérier, tout le reste au successeur, à la réserve du bréviaire laissé à la discrétion de l'abbé et à la condition que ledit successeur voulut bien régler les dettes du mort touchant l’apothicaire

 

Au .moment où nous remercions notre conducteur, nous voyons s'effacer, presque se dissimuler, devant nous, de pauvres hères en haillons. Notre cicérone nous explique que ce sont des fugitifs et des bannis qui ont droit d'asile pour huit jours au Monastère. Ils pourraient même demeurer davantage par arrangement avec le Prieur claustral au point de vue de la nourriture et pourvu que leur attitude soit déférente vis-à-vis des habitants de l'Abbaye. (Art. 39)

 

LES ABBÉS ET L’INDÉPENDANCE DE PSALMODI.

 

De tout ce que nous avons dit de la vie monastique à Psalmodi se dégage cette conclusion : que la principale occupation de ces 26 religieux est de louer Dieu, de lire de pieux ouvrages et de vivre de leurs bénéfices. Ils sont aidés et servis et rentes par les paysans et des serfs laïques. Ce ne sont plus vingt-six moines mais vingt-six petits seigneurs; quelques-uns d'entre eux d'ailleurs portent des titres de noblesse.

 

Ils se sont à la fois affranchis, dans la province, de toute tutelle laïque ou ecclésiastique et prétendent ne relever que du Roi de France et du Pape. Cette indépendance a été surtout l'oeuvre des abbés.

 

Cela ne s'est opère ni en un jour, ni sans procès.

 

Voyons d'abord l'indépendance vis-à-vis de la puissance séculière.

 

La maison de Saint-Gilles était à redouter au premier chef. En mars 1075, l'abbé-Arnaud II, au cours d'une pieuse visite à l'autel de Saint-Pierre, faite par Raimon de Saint-Gilles et sa femme, Elvire de Castille, accompagnés de leur fils Bertrand, doit reconnaître la vassalité de l'abbaye par une albergue de foin et d'avoine pour 50 hommes d'armes et par un impôt de 2.000 sols en monnaie de Saint-Gilles. En revanche, l'abbé aura droit de justice sauf en ce qui concerne « les crimes d'adultère ou d'homicide ».

 

Mais la Maison de Toulouse est lointaine et ses princes ont bien d'autres occupations; les voisins immédiats sont autrement dangereux, si tant est qu'on puisse qualifier de la sorte un suzerain dont la puissance vous peut sortir d'un mauvais pas. Comme il fallait s'y attendre, la première attaque vient des Gaucelm de Lunel. En 1112, ce seigneur construit un fort sur le terroir de Saint-Julien et y tient garnison jusqu'à ce que le Comte de Toulouse Alphonse Ier l'oblige à reculer mais nous voyons encore, en 1209, les lunellois démolir plusieurs maisons de Saint-Julien. Ce qui leur vaut une sentence réprobative de l'évêque d'Uzès, pendant que le jurisconsulte Fulcodi poursuit le baron Gaucelm, responsable de ces désordres (1).

 

(1) Archives du Gard, H. 142.

 

C’est en 1203 sous l'importante prélature de Bernard II de Générac que, par Lettres patentes de Philippe Auguste, Psalmodi est déclaré « franc-fief » et soumis de ce fait à la seule suzeraineté royale. De ce .four le pouvoir central veille sur le monastère : le sénéchal de Beaucaire Geoffroy de Courferrand, donne ordre à son envoyé Gaufred, de faire respecte scrupuleusement la juridiction de l'abbé Giraud de Bruguières (1260).

 

Seulement, les religieux vont avoir à se défendre, au XVe siècle contre une famille rapace, dont la tradition est de souffleter le pape et de se faire payer par les biens des Ordres religieux, comme ceux des Templiers.

 

En 1480, le Parlement de Toulouse réduit à néant l'appel de Guillaume Louet de Calvisson, qui se refusait à restituer blé fruits dérobés au Saint-Julien. Le roi Charles VIII, lui-même, doit venir ou secours du Couvent en 1487 et il ordonne prise de corps contre le rebelle qui se rit des décisions du Parlement de Toulouse. Tout de même, en 1496, gain de cause reste à l'Abbé qui devient propriétaire sur le terroir de St-Julien des constructions que Calvisson y a fait élever (1).

 

(1) Archives du Gard, H. 144.

 

Le point le plus délicat vis-à-vis du pouvoir royal était dans la question de la gabelle. Les moines devaient-ils oui où non, payer l’impôt du sel pour leurs étangs ? Nombreux ont été les frictions à cet égard entre le seigneur Abbé et les sénéchaux de Nîmes et de Beaucaire. Mais ici encore l'abbaye triomphe, elle ne paiera que la « planque », taxe indispensable pour l’entretien et réparations des canaux et palus.

 

Les lettres de sauvegarde royale abondent dans le cartulaire de Psalmodi. Laissant de côté le faux diplôme de 791 énumérons ceux de Louis le Débonnaire (816) de Charles le Chauve (851), de Charles le Simple (909), des lettres patentes de Philippe Auguste émancipant le Couvent de toute tutelle laïque (1203) et cela se poursuit par Philippe IV (1374), Charles V (1405), Charles VII (1440). Mais Louis XII (1510) revient sur des lettres de Charles VI (1400), touchant l'élection de l'Abbé Girard de Pelet qui fut cassée (1).

 

(1) Bien que cette élection ait été cassée, jusqu'en 1609, le territoire de Saint-Julien resta inféodé à la famille de Pelet, seigneur de Combas. Ce fut le Parlement de Toulouse qui mit fin à cet abus, (Archives du Gard, H. 144).

 

Or, voici le placet de sécularisation de François Ier (1537).

 

C'est le glas de l'abbaye et voici que la protection royale le couvre en dépit de ses infidélités; Henri II enjoint à tous les notaires de rassembler les actes sur la mense curiale d'Aigues-Mortes (1552) et Louis XV ordonnera (1759) « à tous les huissiers de faire rentrer les sommes dues » aux successeurs canoniques de l'ancienne Abbaye.

 

Le bullaire des archives nous montre que la situation était analogue, au point de vue de l'autorité ecclésiastique. Cependant le péril eût pu venir de deux côtés, le haut clergé régulier et le clergé séculier. Le premier soin de l'abbé Guitard (Witardus) fut de tenter de se débarrasser de la domination de Saint Victor-de-Marseille, dont son abbaye était la vassale (886). Effectivement, une bulle du pape Etienne V déclare que Psalmodi ne dépend que du Saint-siège et « que ni elle personne ne peut usurper ses biens sans encourir anathème ». Mais cette bulle non datée n'est qu’une copie et elle est contredite par les faits qui suivent, en 1053, Pons de Saint-Gilles cède à St Victor-de-Marseille des droits d'élection sur Psalmodi. Les moines de notre Couvent protestent et dirent qu'ils ne dépendent que du Pape, alors Urbain II. Richard. Cardinal abbé de Saint-Victor, répond par des violences et fait expulser de Psalmodi moines et abbé. Mais Rome veille et désigne pour arbitres Bertrand. Archevêque de Narbonne; Gibellin, Archevêque d'Arles, Godefroy, Evêque de Maguelonne, et Raimon, Evêque de Nîmes. La réunion se tient au Château du Caylar, en 1094 (dit une charte contestée par Ménard ; en septembre 1097 affirment d'autres), du côté laïque sont Raimon Decan, seigneur de Posquières (Vauvert), et Pons Bermond, seigneur de Sommières. De la confrontation tumultueuse des deux abbés les juges conclurent qu'il fallait donner raison à Fouque Ier de Psalmodi. D'où bulle d'Urbain II, du 1er mai 1099. Toutefois le titre officiel d'indépendance de tout pouvoir ecclésiastique, hormis Rome, est du Pape Honorius III et daté de 1221.

 

Seulement la confusion des deux juridictions régulière et séculière va re-compliquer la situation puisque les « fantaisies du pouvoir royal » créent abbés de Psalmodi, dès 1352, des évêques de Nîmes (cas de Gaucelme de Daux, trésorier d'Innocent VI). Le primat de la Narbonnaise, l'archevêque de Narbonne avait aussi gardé des droits; preuve en soit cette absolution de 1396 levant une excommunication encourue pour retard à payer les contributions.

 

Mais c'est surtout dans l'élection de l'abbé que l'on peut apprécier le degré d'autonomie du monastère. De très bonne heure c'est le népotisme, inauguré avec le mystérieux Théodomir. C'est le pape qui nomme, surtout depuis 1275, avec Pierre V de Bedos, imposé par le Pape Nicolas IV, à la suite d'une enquête « pour réforme », confié à l'abbé de St Victor-de-Marseille. C'est un vrai commerce de permutations où Cluny, Saint-Papoul, Saint-Thibéry, Gellone, l'évêché de Nîmes sont objets de troc ; c'est aussi l'heure des bons papes d'Avignon. Toutefois, en 1400, le roi Charles VI permet aux religieux de Psalmodi d'élire leur abbé eux-mêmes, pourvu qu'il appartienne déjà à un couvent (1). C'est la situation que nous avons trouvée sanctionnée par les Statuts de 1409. Elle sera de courte durée, à peine 81 ans, d'Aymeric des Gardies (1401), à Gui Lauret (1482), premier abbé commendataire, séculier, étranger à l'esprit bénédictin.

 

(1) Archives du Gard, H. 122.

 

Nous donnons ci-dessous la liste des abbés, nous aurions pu citer aussi des noms de moines cueillis à travers les documents, mais parmi tous ces religieux, pas un seul saint canonisé, pas un docteur, pas un artiste qui ait marqué dans l'histoire de l'Eglise et des hommes. Les chercheurs de célébrité seront déçus, d'aucuns pourront leur répondre qu’en cela réside la sublimité de l'idéal monacal. Voilà bien l'idéal des familiers de Saint-Benoît, tel qu'on le retrouve dans l'Imitation de Jésus-Christ : « Affectionne d'être inconnu et d'être tenu pour rien du tout » (ama nesciri et pro nihilo reputari) ou encore cet apophtegme qu'on eût pu graver au seuil de la bibliothèque de Psalmodi : « II vaut bien mieux l'humble paysan qui sert son Dieu, que le philosophe orgueilleux qui s'absorbe dans la marche des astres ». (Mélior est profecto humilis rusticus qui Deo servit quam superbus philosophus qui cursum coeli considérat).

 

Liste des Abbés de Psalmodi de 791 à 1482

 

Corbillanus, 791-810 ? peut-être un tarragonais, choisi par Charlemagne

Théodomir, 810-840 ? le neveu ou fils naturel de Charlemagne

Théobaldus, 840- ? ou Baldus

Witardus (Guitard), 886, abbé de St-Julien ?   de Psalmodi (buh d'Etienne VI)

Regembaldus (Rambaud ?), 919, date de la deuxième incursion sarrasine

Bremundus, 985 (omis par Devic et Vaissette)

Guitard II, 997

Warnerius (Warnery ? Garnier ?), 1004-1019, fécond pontificat

Ramundus I, 1054

Wilhelmus Philand, 1060, ex-prieur de Sauve (1043)

Berengarius, 1076

Arnaud I, 1082

Pierre I, 1084

Guillaume II, 1085

Arnaud H, 1086-1095 ?

Foulque I, 1097-1115 ?

Pierre II, 1115-1117

Bertrand, après 1138

Pierre III, 1155-1157

Guillaume III ?

Pierre IV d'Uzès, 1174-1181, noble personnage qui paie les dettes des prédécesseurs

Guillaume IV, 1180-1184

Foulque II, 1185  (omis par A. de Lamothe)

Guillaume V, 1190 (omis par A. de Lamothe)

Adalbertus, 1198-1203

Raimon II, 1203

Bernard de Générac, ou Bernard II, 1203-1220, pontificat important

Raimon III, 1220-1226

Pons, 1234-1241

Guillaume VI, 1243-1248

Raimon IV, qui vend Aigues-Mortes, à Saint-Louis

Guillaume VII, Catel, plus 1257

Giraud .de Bruguières, plus 1269

 

Et voici sous les Papes d'Avignon :

 

Pierre V de Bedos, dérèglement et réforme du Couvent

Pierre VI de Bedos, 1315-1317

Ramon-Bernard, passé abbé de Cluny, en 1319

Arnaud III, de Saint-Papoul

Frédol, 1320-1330, permute avec Gailhard, l'abbaye de Saint-Thibéry

Raimon VI de Sérignac, Grand prieur de Saint-Gilles, 1331-1351

Gaucelme de Deaux, Evêque de Nimes, trésorier d'Innocent VI, après 1362

Raimon VII doyen de Saint-Gilles, va mourir en Avignon, 1365

Guillaume VIII, Colomb, de Montmajour, 1364-1367

Pierre VII de Lasteyrie, 1368-1375

Pierre VIII, abbé de St-Aubin d'Angers, 1376

Aymeric des Gardies, 1401-1415

Arnaud de Saint-Félix, 1415-1437

Pierre IX, de Narbonne, 1438

Arnaud IV, de Saint-Félix, 1439

(Arnaud, le 4 décembre 1448, avait reçu les reliques des Saintes Maries-de-la-Mer)

ensuite l'abbaye est passée à la famille

Guillaume de Saint-Félix, 1462

Guy Lauret, 1482, protonotaire apostolique, 1er abbé commendataire.

 

 à suivre…

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> Chapitre Premier : L’Aurore de Psalmodi (du Ve Siècle à 1004)

                D’où vient le nom de psalmodi

                Le faux diplôme de 791

> Chapitre Second : L’Apogée de Psalmodi (de 1004 à 1472)

                Le territoire de Psalmodie

> Chapitre Second :(suite)

                La vie Monastique

                Les Abbés et l’indépendance de Psalmodi

                Liste des Abbés de Psalmodi de 791 à 1482

> Chapitre Troisième : Le crépuscule de Psalmodi

                La Commende (de 1482 à 1537)

                La sécularisation (de 1537 à 1782)

                Conclusion.

 

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