PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XXII

 

Conformément aux prévisions de Talabot, la construction du réseau français passe de la petite à la grande vitesse, par le fusionnement et l'emprunt sous forme d'obligations de 300 francs. - Formation des grands réseaux d'Orléans et de l'Ouest. - Guerre d'Orient ; transports militaires sur la ligne de Lyon-Marseille. - Création de la Société des houillères de Bessèges; transformation complète de cette contrée sauvage. - Institutions philanthropiques de cette Société.

 

En peu d'années, ces voeux furent accomplis, ces prévisions dépassées. L'emploi généralisé du système de fusion et du nouveau type d'obligations imaginé par Talabot fit passer, en quelque sorte, de la petite à la grande vitesse la construction du réseau français. Dès 1852, le chiffre des kilomètres concédés, tombé au-dessous de 4000 par l'effet des crises financières et politiques, remontait brusquement à 7204. A la formation du,réseau Lyon-Méditerranée, à celle du réseau d'Orléans, qui avaient déterminé l'émission de plus de 300000 obligations de ce nouveau type essentiellement démocratique, (1) succéda celle de la grande Compagnie de l'Ouest (avril 1855).

 

(1) 182 333 pour Lyon-Méditerranée, 150 000 pour Orléans.

 

Celles ci commença par convertir les obligations diverses des Sociétés antérieures qu'elle absorbait, en obligations de 300 francs. Il n'en fallut pas moins de 527734, pour opérer cette conversion. Ces exemples suffisent pour montrer avec quelle rapidité et quel succès ce type prit la première place dans les emprunts des Compagnies. Dans l'espace de sept ans, ces emprunts, réalisés par voie d'obligation, furent quintuplés. Des faits irrécusables prouvent aussi que jamais la confiance publique ne fut mieux justifiée. De 1848 à 1851, la plupart des travaux de chemins de fer avaient dû être exécutés par l'État.

 

A partir de 1852 un mouvement en sens inverse se prononce, et s'accentue avec une célérité et une intensité extraordinaires. Les Compagnies en font d'abord autant que l'État, puis davantage, puis presque tout. Un rapport du ministre des travaux publics (1857) évalue le coût total du réseau, depuis l'origine, à un peu plus de 3 milliards, dont 661 millions fournis par l'État, et le reste (2 milliards 419 millions) par les Compagnies. Pendant les seules années 1855 à 1856, celles-ci avaient dépensé 919 millions en travaux, contre 30 millions seulement déboursés par l'Etat.

 

Dans ce mouvement, dont il avait été l'un des premiers promoteurs, le directeur de la Compagnie Lyon-Méditerranée n'était pas resté en arrière. Il fut de nouveau, et comme toujours, admirablement secondé par Audibert, qui, depuis la levée du séquestre de l'Avignon-Marseille, dirigeait de nouveau l'exploitation de ce réseau agrandi. (1)

 

(1) Quand la ligne d'Avignon-Marseille fut placée sous le séquestre, bien que cette mesure fût, en réalité conservatoire, et que le représentant de l'État se fût assuré le concours du directeur, Audibert crut devoir se tenir à l'écart. Il s'était exclusivement occupé, de 1848 à 1851, des houillères de la Grand'Combe, sur la demande des principaux actionnaires, également intéressés dans l'entreprise du chemin de fer. Dès que Talabot eut constitué la nouvelle Compagnie, Audibert reprit l'exercice de ses fonctions, dont il ne s'était jamais démis officiellement.

 

En 1854, leur dévouement patriotique et leur activité furent mis à une rude épreuve, dont ils se tirèrent avec honneur. La section Avignon-Valence venait à peine d'être livrée à la circulation; celle de Valence à Lyon n'était pas terminée, quand éclata la guerre d'Orient. Il fallut, pendant plusieurs mois, lutter pour ainsi dire corps à corps contre les inconvénients de cette lacune de 105 kilomètres dans les voies rapides ; effectuer, aussi promptement que le permettait cette communication encore imparfaite, des transports considérables de troupes, de matériel, sans cesser de pourvoir aux exigences du service commercial, qui n'avait rien perdu de son activité, et aussi pousser plus vivement que jamais les travaux de la section inachevée. Elle fut livrée à la circulation le 16 avril 1855, plusieurs mois avant la fin de la guerre, et put servir lors du retour des vainqueurs de Sébastopol.

 

Talabot vit aussi compléter l'une des grandes oeuvres de sa jeunesse par la construction de l'embranchement d'Alais à Bessèges et Trélys, qui plaçait les produits houillers du bassin de la Cèze dans des conditions d'exploitation aussi favorables que ceux de la Grand'Combe. La concession de cet embranchement avait été faite dès le mois de juin 1854 à une Compagnie particulière, organisée sous l'influence de Talabot. L'exécution de cette petite ligne, pittoresque à l'excès, offrait des difficultés continues. Des tranchées, des tunnels nombreux y alternent avec des passages en corniche, pendant lesquels on jouit de trop courtes échappées sur des paysages grandioses, d'une sévérité lugubre. Les obstacles redoublent dans la dernière partie du trajet, entre Saint-Ambroix et Bessèges. Le chemin remonte la gorge tortueuse de la Cèze, qui se rétrécit tellement qu'il a fallu, dans plusieurs endroits, établir la voie à mi-côte, sur des murs de soutènement. Toutefois, les travaux, commencés en 1855, furent poussés avec une telle vigueur que la ligne principale d'Alais à Bessèges fut ouverte à la circulation dès le 1er décembre 1857. Le petit embranchement de Trélys, concédé seulement en juin 1857, fut ouvert le 15 mars 1858.

 

Dans cette âpre contrée, l'établissement des voies ferrées a précédé et rendu presque inutile celui des routes de terre. Avant 1857, le transport des charbons de Bessèges à Alais coûtait deux tiers de plus qu'aujourd'hui; ce qui suffisait pour leur interdire l'accès du littoral. Aussi la moyenne annuelle de l'extraction ne dépassait pas 70000 tonnes. Elle est bien plus que décuplée aujourd'hui, malgré la profondeur des fosses. Bessèges, qui n'était encore qu'un village dépen­dant de la commune de Robiac ; la Grand'Combe, qui n'était pas même un hameau, sont présentement des villes de 10 à 12000 âmes. Sur une étendue de 5000 hectares, le canton de Bessèges, composé seulement de cinq communes, a maintenant une population de près de 20000 habitants. Ce sont bien là pourtant ces montagnes tant de fois ensanglantées, du seizième siècle au dix huitième, par des luttes fratricides. « Quel état ! et quel état ! » (1)

 

(1) L'arrondissement d'Alais, et particulièrement les environs de la Grand'Combe et de Bessèges (Robiac, Molières, Saint-Ambroix, la Levade, etc.), ont été le principal théâtre des insurrections, plutôt religieuses que politiques, de 1790 et 1792. (Camp de Jalès.) Voir l'ouvrage de M. E. DAUDET, et les articles de M. Brugal dans la Revue de la Révolution.

 

Promoteur de cette heureuse transformation, Talabot en favorisa ensuite le développement de tout son pouvoir. Bessèges lui dut la conclusion d'un traité par lequel la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée se chargeait pendant dix ans d'exploiter cet embranchement, moyennant un prélèvement modéré sur le produit des mines. A l'expiration de ce traité, une fusion complète a eu lieu. Cette solution, avantageuse pour les deux Compagnies, était encore due à Talabot. Aussi sa mémoire n'est pas moins en honneur à Bessèges qu'à la Grand'Combe.

 

Le directeur actuel de ces mines (1885) est M. Chalmeton, l'un des anciens élèves et des amis les plus dévoués de Talabot. Ce grand établissement industriel est dirigé avec une habileté remarquable, et une sollicitude des mieux entendues pour les ouvriers. Les institutions fondées en leur faveur par la Compagnie méritent d'être proposées comme modèle. Les caisses de secours et de retraite sont alimentées concurremment par des retenues sur les salaires, et par des subventions égales au montant de ces retenues, subventions que fournit la Compagnie. Elles sont administrées par un conseil composé d'ouvriers élus par leurs camarades, à raison de un par cinquante et auxquels il est attribué des jetons de présence, et d'un nombre égal d'employés désignés par la Compagnie. Mais, en réalité, les employés s'abstiennent souvent de voter, de sorte que ce sont bien les ouvriers eux-mêmes gui distribuent les fonds comme ils le jugent convenable. » Il existe aussi une société coopérative de consommation. La Compagnie fournit gratuitement les magasins, et avance les capitaux nécessaires pour l'achat des marchandises. Le public ne peut acheter qu'en payant comptant; l'ouvrier seul obtient crédit (jusqu'à la prochaine paye). Enfin « le bénéfice réalisé par la vente est distribué à la fin de l'année entre tous les ouvriers, proportionnellement aux sommes dépensées par chacun d'eux en achat de marchandises ». La direction de cette société sera prochainement confiée aux ouvriers élus.

 

Ces institutions philanthropiques et libérales sont la meilleure sauvegarde contre toute propagande anarchique. (1)

 

(1) Note sur les institutions fondées par la Compagnie houillère de Bessèges (1884). - Disons encore qu'elle a pris à sa charge exclusive le service médical et celui des écoles. Elle avait d'abord confié celles-ci à des laïques. Mais, les résultats n'ayant pas été satisfaisants, la Compagnie les a remplacé; avantageusement par des Frères et des Soeurs. Il y avait, à la fin de 1883, dix-sept Frères et vingt Soeurs pour 1 366 enfants.

 

 

 

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