PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XII

 

Examen des divers projets de canalisation. Tracé de Talabot, canal à deux branches, partant, l'une, d'Alexandrie; l'autre, de Suez, et se raccordant en amont du barrage du Nil, qu'on franchirait, au besoin, sur un pont-canal. - Critique du projet de canal direct.

 

 

I0° Examen des divers projets de canalisation. - La traversée du Nil étant la difficulté capitale des tracés par Alexandrie (tracés indirects), Talabot éliminait à priori tout tracé par le centre et à plus forte raison par la base du triangle qui forme le Delta; ayant, par conséquent, à franchir les diverses branches du fleuve et les canaux d'irrigations. « Il y a d'ailleurs, ajoutait-il, des raisons qui touchent aux intérêts politiques et matériels de l'Égypte, et dont il est impossible de faire abstraction, pour rapprocher le tracé du Caire. »

 

En conséquence, il proposait un canal d'Alexandrie à Suez, en deux branches, d'ensemble 393 kilomètres, se raccordant au sommet du triangle, au-dessous du Caire, et en amont du fameux barrage dont Méhémet Ali avait posé la première pierre en 1847, l'année même où Talabot était venu en Égypte.

 

On sait que cet ouvrage gigantesque a été construit au point du Delta où le Nil se bifurque; emplacement désigné par Bonaparte.

 

« Formé de deux ponts ayant ensemble 134 arches, et deux kilomètres de longueur, y compris la chaussée qui le relie, il se dresse en travers du fleuve, à une vingtaine de kilomètres en aval de Boulak. De ce grand faubourg industriel du Caire on aperçoit les tours crénelées de Saadieh, le fort du barrage, qui commande les deux branches du Nil et les deux principales voies ferrées de la Basse Égypte. »

 

D'après les calculs de son auteur, l'ingénieur Mougel Bey, cet ouvrage, s'il avait été complété, aurait donné en amont, dans les plus basses eaux, un tirant d'eau de 6m60, et de 8m80 dans les hautes eaux. Il aurait suffi, dans ce cas, d'élever un peu le niveau de la retenue, pour assurer au moins, pendant onze mois, au point de passage un tirant d'eau supérieur à 8 mètres, profondeur que Talabot jugeait avec raison indispensable pour tout canal de jonction des deux mers. On aurait pu, dans ce cas, éviter la construction dispendieuse et difficile d'un pont canal, et Talabot, dans son Mémoire de 1855, affectait encore de conserver cette espérance. Mais il connaissait trop bien l'état des choses pour se faire illusion ; il savait que le barrage était et resterait longtemps inachevé. (1)

 

(1) Dans son état actuel (1886) d'imperfection et de dégradation, le barrage ne sert plus qu'à relever tous les ans de deux mètres le plan d'eau du fleuve. Son achèvement et les réparations coûteraient au moins 25 millions.

 

Aussi, il s'empressait d'ajouter qu'au pis aller, l'exécution du pont canal ne dépasserait en rien les ressources actuelles de l'art ; que l'emploi du fer permettait aujourd'hui de franchir les grands cours d'eau par des arches à grande ouverture, et, par conséquent, au moyen d'un petit nombre de piles (comme lui même l'avait bien prouvé en construisant le pont de Beaucaire). Il s'agissait cette fois, il est vrai, d'un pont canal long d'un kilomètre, supportant la charge d'une profondeur d'eau de 8 mètres, à la hauteur de 18 mètres au dessus des basses eaux. Sur cette cime, aurait passé la navigation du monde !

 

«Pourtant., la difficulté la plus grave serait encore l'alimentation du bief de partage ; il faudrait remonter la prise d'eau de la rigole d'alimentation à 350 kilomètres dans la vallée du Nil. »

 

La perspective de ce travail n'effrayait aucunement Talabot. « Si la possibilité d'un passage à niveau dans le fleuve, disait-il, laisse des incertitudes, l'exécution d'un pont-canal n'en présente aucune. C'est une question de dépense, et par ce procédé la solution est assurée. »

 

Il calculait que chacune des branches de son canal exigeait 6 écluses, y compris celle de prise d'eau, soit en tout 12 écluses; plus, en cas de construction d'un pont canal, 4 écluses sur chaque versant, soit en tout 20 écluses, au maximum. La dépense était évaluée à 162 millions, y compris les travaux à exécuter au débouché dans la mer Rouge, et à 200 millions dans l'hypothèse probable du pont canal. Mais il ajoutait avec une franchise assez rare chez les rédacteurs de devis

 

« Ce chiffre fût il dépassé, il s'agit ici d'un si grand intérêt que, même en mettant de côté les produits directs qu'on peut tirer d'un tarif de navigation, les avantages pour toutes les nations commerçantes du globe seraient encore hors de toute proportion avec les dépenses. »

 

En regard de ce devis approximatif, Talabot plaçait celui du projet du canal direct sans écluses. Malgré l'avantage considérable de la brièveté du parcours (140 000 mètres au lieu de 302000), (1) il calculait que la dépense serait plus forte au moins d'un tiers, à cause des travaux extraordinaires qu'exigerait l'appropriation de la baie de Tineh.

 

(1) La longueur effective du canal direct est de 164 000 mètres, à cause de certaines inflexions de détail que Talabot n'avait pas prévues.

 

Cette évaluation, qu'on supposait exagérée pour le besoin de la cause, a été dépassée de près de moitié dans l'exécution du canal. On sait qu'une somme de 472 millions a été dépensée, et les nombreux services par lesquels le gouvernement égyptien a contribué à l'entreprise représentent, en plus, un capital d'une centaine de millions, pour le moins !

 

Parmi les observations critiques de Talabot, l'une des plus importantes était relative au débouché dans la Méditerranée (baie de Tineh), où l'auteur du projet primitif avait cru pouvoir faire l'économie d'un port d'abri. Talabot démontrait victorieusement que l'établissement d'un port ou plutôt d'une rade d'abri serait, en pareil cas, la première de toutes les nécessités. La commission internationale jugea comme lui « non seulement qu'une rade d'abri était indispensable, mais qu'il la faudrait bien abritée, à cause des dangers que présentait la côte, et de plus très étendue ». Talabot n'avait parlé que d'un seul brise lames pour protéger la rade extérieure; la commission en mit deux, et les plus grands navires peuvent évoluer dans l'avant port, dont la superficie est d'environ 2 kilomètres carrés.

 

Cette rade, ce port, dont l'établissement sur la côte de Peluse semblait défier tous les efforts de l'art, existaient naturellement à Alexandrie, l'une des grandes cités commerciales du monde, et la deuxième ville de l'Égypte et de l'Afrique entière par le nombre de ses habitants. Talabot faisait habilement ressortir toutes les considérations qui militaient en faveur d'Alexandrie : antécédents historiques, droits acquis, et ce qu'on a heureusement nommé « les avances de la nature », puisque la rade et le port nécessaires existaient déjà et pouvaient être, à bien moins de frais, appropriés aux besoins de la navigation du canal des deux mers. Tout cela est vrai, et pourtant nous ne saurions regretter qu'Alexandrie ait perdu sa cause, en présence de cette étonnante création de Port Saïd, merveille coûteuse, mais française !

 

« Port Saïd, quoique sur territoire égyptien, est par ses habitants, son commerce, ses moeurs, une ville d'Europe, ou plutôt une ville française. Le français est la langue dominante, celle que l'on parle aux quinze cents écoliers dans les deux établissements rivaux des Capucins et des Francs Maçons. » Malgré les avantages économiques de l'autre projet, l'immensité des dépenses faites et encore à faire, quel Français pourrait donner tort à M. de Lesseps ?

 

Parmi les observations critiques de Talabot, nous en citerons encore une qui fait honneur à sa sagacité. II prévoyait que le faible écart de niveau entre les deux mers constituerait un embarras des plus graves. Il n'y avait plus à compter sur la ressource du courant pour creuser la passe et la maintenir ainsi que le chenal, comme on aurait pu faire s'il y avait réellement entre la mer Rouge et l'autre la différence d'altitude que les ingénieurs de 1799 avaient cru reconnaître. « Ou serait réduit, pour le maintien du chenal et de la passe, à la ressource tout à fait insuffisante des dragages mécaniques.» Les prévisions de Talabot étaient fondées. « Cette voie maritime offre des dimensions qui parurent prodigieuses, et que l'on reconnaît maintenant insuffisantes; les bateaux dragueurs travaillent incessamment pour retirer les sables et les boues que le battis du flot contre les rives entraîne sur le fond. Ces dragages sont d'environ 600,000 mètres cubes par an. » (É. Reclus.)

 

Talabot ne se trompait donc pas en affirmant que l'exécution de ce projet rencontrerait de graves obstacles. Mais il les qualifiait à tort d'insurmontables. Il y avait une force, un courant moral dont il ne tenait pas compte suffisamment; l'énergie juvénile, la puissance invincible de volonté de son illustre concurrent. Pour Ferdinand de Lesseps, le mot insurmontable n'est pas français.

 

 

 

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