PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XIII

 

Réfutation des objections contre tout projet de canal.

 

ll° Des objections soulevées contre le projet du canal. - Après avoir combattu le tracé direct, Talabot réfutait les objections particulières contre son projet, puis les objections générales « qui, en admettant la possibilité du canal des deux mers, tendaient à en mettre l'utilité en question » .

 

Il mentionne trois arguments spéciaux contre son tracé : la difficulté d'alimentation du canal par les eaux limoneuses du Nil; le danger d'encombrement par les sables mouvants; et la perte ,du temps aux écluses. II passe sous silence, peut être à dessein, une objection plus sérieuse, qui contribua beaucoup à faire écarter son projet; les inconvénients d'un canal à double fin, servant à la navigation et à l'irrigation, dont les intérêts sont tout différents et même parfois opposés. Le silence de Talabot semble indiquer qu'il aurait désiré que son canal ne fût employé que le moins possible à l'irrigation.

 

Mais il servait bien la cause commune en réfutant victorieusement les objections que présen­taient alors les partisans exclusifs du chemin de fer contre l'établissement d'une communication maritime ou fluviale quelconque. Ils soutenaient que la mer Rouge n'était praticable que pour la navigation à vapeur; et la question avait une importance transitoire très grande, à une époque où la plupart des navires étaient encore à voiles. Talabot prouvait, par des résultats dès lors acquis, qu'on s'exagérait les périls de cette mer ; que les difficultés de la remonte en toute saison, et de la sortie du détroit de Bab-el-Mandeb en hiver, pourraient être sensiblement allégées par l'emploi de remorqueurs à vapeur. Il faisait remarquer que le changement des vents régnants dans la mer Rouge coïncidait de la manière la plus heureuse avec le renversement des moussons dans la mer des Indes...

 

Passant ensuite de la défensive à l'offensive, il montrait que le système du chemin de fer sans canal entraînerait pour les marchandises deux transbordements, quatre manutentions successives; que cette série d'opérations, exécutées dans les conditions les plus favorables, exigerait encore deux fois plus de temps qu'il n'en faudrait à un navire halé ou remorqué pour passer d'une mer à l'autre. De plus, et c'était là un argument décisif par rapport aux navires voiliers, « ces navires ne pouvant pénétrer dans les mers de l'Inde orientale et de la Chine, ou en sortir qu'à l'aide de la mousson, il en résulterait ceci (avec un chemin de fer sans canal), que les navires partis de ces mers au commencement de la mousson d'été seraient forcés d'attendre à Suez le retour de la mousson d'hiver. Or, pendant ce temps, avec la communication entre les deux mers, ce même navire aurait poursuivi son voyage jusqu'à Londres et serait revenu à Suez avec un chargement de retour; en sorte qu'on pourrait économiser l'emploi du navire supplémentaire que nécessiterait le chemin de fer. »

 

Cette polémique, si importante alors, n'a plus qu'un intérêt historique. On ne prévoyait guère, en 1855, que la navigation à voiles fût destinée à disparaître si promptement dans ces parages, et que, moins de trente ans plus tard (en 1883), il ne passerait d'une mer à l'autre qu'un seul voilier dans l'espace d'une année, tandis que chaque jour dix bateaux à vapeur opéreraient leur transit.

 

Les adversaires du canal de Suez soutenaient aussi qu'il ne serait pas suffisamment rémunérateur. Talabot leur répondait par des évaluations qui ont été largement dépassées, puisque le mouvement annuel du trafic, estimé en 1855 à environ 2 millions de tonnes, s'est élevé en 1883 à un peu plus de 8 millions, dont 5 775 861 de tonnage net, qui ont rapporté 68 523 545 Francs de droits de passage à la Compagnie du canal. Enfin, Talabot abordait la cause la plus sérieuse des retards apportés à l'entreprise, la défiance orgueilleuse et jalouse du département britannique.

 

« Quoi ! disait-il, l'Angleterre fait à elle seule les deux tiers du commerce avec l'Inde et la Chine; elle possède en Asie un empire immense ; elle peut réduire d'un tiers les frais de ce commerce, et rapprocher cet empire de moitié de la distance totale, et elle ne le ferait pas ! Et pourquoi ? Pour empêcher les nations méditerranéennes de faire dans les mers orientales un peu plus de commerce qu'elles n'y en font aujourd'hui ! Elle se priverait des avantages immenses qu'elle doit retirer politiquement et commercialement de cette communication nouvelle, par cet unique motif que d'autres nations de l'Europe sont plus favorablement placés qu'elle pour en user, et bien qu'elle ait plus à gagner à cette grande oeuvre que toutes les autres nations réunies ! »

 

On ne pouvait mieux faire valoir les considérations qui auraient dû déterminer l'Angleterre à abjurer plus tôt sa « grande faute d'incrédulité ou de méfiance » ; à se départir de l'ancienne tradition politique, suivant laquelle, disait encore Talabot, « les grandes nations européennes se sont toujours beaucoup plus préoccupées du mal qu'elles peuvent faire à leurs voisins, que du bien qu'elles pourraient se faire à elles-mêmes ».

 

Et pourtant la décision se serait fait encore longtemps attendre; on l'attendrait peut-être encore si cette grande oeuvre n'avait eu pour auxiliaires, outre la persévérance de M. de Lesseps, le concours empressé de la nation française, et l'insistance de son gouvernement, auquel le succès de nos armes en orient, et plus tard en Italie, donnait alors une sérieuse influence dans les conseils de l'Europe. (1)

 

(1) Même après la promulgation de l'acte définitif de concession (1856), le cabinet Palmerston, imbu de l'ancienne tradition politique et redoutant la prépondérance que pouvait prendre la France en Égypte par la réalisation de l'oeuvre née, patronnée et encouragée en France, n'épargna rien pour contrecarrer M. de Lesseps. Le.. travaux, commencés seulement en 1859, et avec un petit nombre d'ouvriers, ne furent sérieusement poursuivis que l'année suivante, après les nouveaux succès de nos armes en Italie.

 

Enfin Talabot abordait une dernière objection la possibilité d'interruption du service dans le futur canal des deux mers, « par la guerre, la violence, ou par la négligence des souverains d'Égypte ». Il répondait « qu'on préviendrait ce danger en déclarant, par un traité qui lierait toutes les puissances européennes, la neutralité de cette voie de communication, et en prenant les me­sures nécessaires pour faire respecter cette neutralité et assurer la navigation du canal » . Par malheur cette précaution n'a pas été prise! Aucune convention internationale n'a été conclue, ni avant 1870 ni à plus forte raison depuis, pour affirmer la neutralité qui appartient de droit au canal en vertu de son caractère incontestable d'utilité universelle. On sait quelles ont été les conséquences récentes de cette omission. Comme « il n'y avait rien d'écrit », le gouvernement britannique a violé sans scrupule, au mois d'août 1882, la neutralité du canal, au gré de ses intérêts militaires, malgré l'attitude énergique d'un seul Franc,ais, toujours M. de Lesseps ! qui fit hésiter un moment la force devant le droit. (1)

 

(1) II n'aurait pas été seul, et cette neutralité aurait été respectée, si le gouvernement français avait accordé au commandant de l'escadre (le contre amiral Conrad), depuis vice amiral l'autorisation qu'il sollicitait, de devancer les Anglais dans le canal..

 

 

 

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