PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

v

 

Formation, par Talabot, d'une Société pour l'exploitation des mines de la Grand'Combe et la construction du chemin de fer d'Alais à Beaucaire. - Sa collaboration avec Didion, qui était venu le rejoindre à Nîmes. - Constitution définitive de la Société (1837).

 

Le succès obtenu en Angleterre par Stephenson encouragea Paulin Talabot à entreprendre le chemin d'Alais. Il déploya dans cette entreprise une sagacité et une ténacité exceptionnelles, deux qualités qui rte lui ont jamais fait défaut. Jamais aussi elles ne lui furent plus nécessaires. Il n'avait pas, il est vrai, à se préoccuper, comme Stephenson, d'éviter les terriers à renards et les réserves de la haute aristocratie; mais, à cela près, les difficultés étaient les mêmes. Il lui fallait pareillement imposer sa croyance dans l'avenir des chemins de fer, vaincre les préjugés de l'ignorance et de la fausse science, vaincre aussi l'indifférence du plus grand nombre, la force d'inertie, ce travail résistant, si difficile à transformer en travail moteur !

 

Cette épreuve fut, pour le caractère de Talabot, quelque chose d'analogue à ces essais auxquels on soumet les ouvrages d'art importants : ponts ou viaducs, avant de les livrer à la circulation. Puisqu'il n'a pas fléchi sous cette charge, c'est qu'il ne devait fléchir jamais !

 

Comme nous l'avons dit, son projet comprenait deux opérations solidaires : l'acquisition des mines et l'établissement du chemin de fer. Talabot n'hésita pas. Il chercha et sut trouver en peu de temps des collaborateurs : à Marseille, deux des notabilités du haut commerce de cette ville, MM. Veaute et Abric; à Nîmes, un vétéran de nos grandes guerres (1870), nommé Mourier, qui, depuis la chute de l'Empire, avait fait fortune dans des entreprises de travaux publics. Une aptitude naturelle des plus remarquables pour les affaires suppléait chez lui au défaut d'éducation. C'était lui qui avait le mieux compris les avantages de l'entreprise, et il le fit bien voir en déterminant, au dernier moment, ses associés à faire un sacrifice plus considérable qu'ils ne le voulaient d'abord.

 

Ce fut dans l'été de 1832 que Talabot se trouva de nouveau réuni à Didion, qui, pour le rejoindre, avait échangé son poste de Decize pour le service ordinaire de l'arrondissement de Nîmes. Les deux amis faisaient ménage ensemble: ils avaient organisé un plan d'études en commun, dans lequel une large part avait été faite, et avec raison, à l'étude des langues, et surtout de l'anglais. Ils firent aussi alternativement plusieurs voyages en Angleterre. Ce furent d'heureuses et fécondes années ! Ils exécutèrent, de concert, d'importants travaux de dessèchement sur les bords du canal de Beaucaire, et complétèrent les projets du chemin de fer, au sujet duquel l'enquête ordonnée par le gouvernement se poursuivait avec une lenteur plus ou moins sage.

 

Nous empruntons au travail déjà cité de M. Noblemaire quelques passages d'une lettre dans laquelle Didion exposait à sa famille, dès le mois de mars 1833, avec une sûreté de coup d'oeil remarquable, le but et l'avenir prochain de l'oeu­vre que Talabot et lui allaient entreprendre

 

« Le chemin de fer d'Alais à Beaucaire est destiné à faire arriver à bon marché à Beaucaire tous les produits du basin d'Alais. A partir de là, les transports se font aisément, d'une part sur Marseille et Toulon, par le Rhône et la Méditerranée, et d'autre part sur Montpellier, Toulouse et tout le Midi, par les canaux de Beaucaire et du Languedoc. Le bassin d'Alais, riche en mines de toute espèce, est surtout très bien pourvu de bouille et de minerai de fer; la bouille est de la meilleure qualité, mais les frais de roulage sont trop élevés pour que sa consommation puisse s'étendre en dehors du département, et on n'en tire actuellement que 30 000 tonnes. La consommation de Marseille et de tout le Midi est alimentée par la houille de Saint-Étienne, qui descend le Rhône. Mais du jour où les houilles d'Alais arriveront à bon marché au port de Beaucaire, elle s'empareront de tout le marché du Midi, qui, aujourd'hui, consomme au moins 60 000 tonnes, et qui en consommera d'autant plus que les prix baisseront davantage. Le transport, qui coûte aujourd'hui 34 francs des mines à Beaucaire, ne coûtera plus que 12 francs par le chemin de fer. »

 

Tout a une fin, même, quelquefois, les enquêtes officielles ! L'adjudication passée au profit de Talabot, Veaute, Abric et Mourier fut approuvée, et le chemin de fer concédé par une loi du 20 juin 1833. Cette décision fut prise sur l'insistance d'Odilon Barrot, qui fit preuve en cette occasion d'un bon sens et d'une perspicacité méritoires. A cette époque, en effet, beaucoup d'hommes politiques, grands et petits, ne croyaient pas aux chemins de fer, à commencer par Thiers, qui disait encore publiquement, en 1834 :

 

« Que cette nouveauté était sans avenir dans notre pays; que si la France construisait cinq lieues de chemins de fer par an, ce serait beaucoup; que cette invention ne servirait guère qu'à remplacer les coucous dans la banlieue », etc…

 

Il faut dire, à sa décharge, qu'en Angleterre les ennemis du nouveau système de locomotion n'avaient pas encore abandonné la partie. Le prolongement jusqu'à Birmingham (Great junction railway), deux fois repoussé par la Chambre des communes, ne fut autorisé qu'en 1833, après une lutte acharnée. L'un des plus fougueux opposants, le colonel Sibthorpe, célèbre par sa laideur et sa loquacité exceptionnelles, disait « qu'il aimerait mieux rencontrer un voleur dans sa maison qu'un ingénieur sur ses terres » (1).

 

(1) C'est à lui que 0'Connell conseillait de prendre pour armoiries .« une tête de veau et une mâchoire d'âne. »

 

Il fallut payer des indemnités exorbitantes aux honorables députées dont le tracé atteignait les terres, sans quoi le bill eût probablement échoué une troisième fois.

 

La Compagnie anglaise avait son capital prêt, et put commencer tout de suite les travaux. La situation de la Compagnie française d'Alais était bien différente. Elle avait les mines, mais il restait à se procurer les fonds nécessaires pour la construction du chemin de fer ; c'était la partie la plus ardue de l'entreprise. Pour surmonter l'indifférence ou les préventions du monde politique et financier, Paulin Talabot eut besoin de toute sa dextérité, de toute son énergie. Il parvint à gagner la confiance de plusieurs riches négociants de Nimes et de Marseille, et, à Paris, celle d'un capitaliste qui, à lui seul, valait mieux que plusieurs autres, le légendaire baron James de Rothschild.

 

Après trois années d'efforts, il manquait encore 6 millions, que le gouvernement se décida à prêter moyennant remboursement en nature. Le projet de loi relatif à ce prêt eut l'honneur d'être défendu devant la Chambre par l'illustre Berryer. Il ne passa, toutefois, qu'après un long débat et à trois voix seulement de majorité (26 juin 1837). Les avantages économiques de cette entreprise avaient beau être reconnus par tous les hommes compétents, elle n'en était que plus vivement combattue par les opposants systématiques, qui ne voulaient pas qu'il put venir quelque chose de bon du gouvernement !...

 

L'acte de Société pour l'exploitation des mines et la construction du chemin de fer fut signé le 27 juillet suivant (1).

 

(1) Les sociétaires étaient MM. Léon, Jules et Paulin Talabot, Veaute, Abric, Mourier, Fraissinet, Roux, Luce, Ricard Delord et Fournier.

 

Cette Société était établie en commandite, par actions en noms collectifs, au capital de 16 millions, dont 6, remboursables en charbon à fournir à la marine militaire, étaient prêtés par l'État contre un dépôt de 6 000 actions. Six autres millions étaient souscrits par la maison Rothschild. Il était attribué aux fondateurs 8 000 actions, dites de fondation, ne devant participer aux bénéfices qu'après que les porteurs de 16 000 actions de capital auraient prélevé 5 pour 100 de leur mise. Ce mode de rémunération, qui cessa bientôt d'être autorisé, avait été employé précédemment par les concessionnaires des chemins de Lyon à Saint-Étienne, et de Paris à Saint-Germain.

 

Les travaux commencèrent tout de suite, sous la direction de Paulin Talabot et de Didion. « L'idée de ce chemin, a dit l'un des premiers historiens des voies ferrées, comme celle des annexes qui l'ont complété et qui ont associé le midi de la France au mouvement industriel de l'époque, appartient à un ingénieur éminent et fécond en ressources, Paulin Talabot. Sachant deviner les besoins à satisfaire, habile à stimuler l'activité locale, il a ouvert dans le bas Languedoc des sources de richesse et de prospérité qui ont transformé l'aspect de la contrée. »

 

Parmi les améliorations introduites par lui à la Grand'Combe, dès les premières années, l'une des plus remarquables fut l'établissement d'un chemin à rails inclinés et automoteurs, où les wagons pleins, en descendant, déterminent la remonte des wagons vides, combinaison qui a le double avantage d'économiser des frais de main-d'oeuvre, et d'éviter aux ouvriers un surcroît de travail pénible et parfois dangereux. C'était le premier ouvrage de ce genre exécuté en France.

 

 

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