PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

VI

 

Difficultés exceptionnelles d'exécution du chemin d'Alais, conçu d'après le type anglais. - Les chemins français primitifs. - Le chemin de Saint-Étienne et les frères Séguin. - Dissentiment entre eux et Talabot sur le mode de construction. - Visites de Georges et de Robert Stephenson â Talabot. - Inauguration de la section de Nîmes â Beaucaire (juillet 1839).

 

La construction de cette ligne d'Alais présentait des difficultés exceptionnelles, et de plus d'un genre.

 

Il n'y avait alors en exploitation, sur notre territoire, que quelques tronçons de voies ferrées dans le département de la Loire, employés presque exclusivement au transport des houilles, et ne pouvant servir d'exemple, sinon de ce qu'il fallait éviter.

 

C'était d'abord le doyen des chemins de fer français : celui d'Andrézieux à Saint-Étienne, concédé dès 1823, construit par l'ingénieur Beaunier, et exploité depuis le mois d'octobre 1828, au moyen de chevaux. (1) « Il était formé de rails en fonte, qui s'appuyaient à leur extrémité sur des dés en pierre. Sa longueur totale était de 17 000 mètres, plus 6 000 mètres d'embranchements. Les wagons contenaient environ 2 400 kilogrammes. Deux chevaux descendaient six wagons ainsi chargés et les remontaient vides. La distance était parcourue en deux heures à la descente, et quatre à la remonte. » L'usage des locomotives n'y fut introduit qu'en 1841.

 

(1) Beaunier, inspecteur des mines de Saint-Etienne, mort prématurément en 1831, fut en bien des choses un précurseur. Il avait deviné aussi l'avenir des machines à coudre. (V. la Biographie de Thimonnier, dans notre histoire de quatre inventeurs français, Hachette, 1885.) Enfin, par sa liaison avec Bartholoni, il a exercé une influence considérable sur les destinées ultérieures de l'industrie des chemins de fer.

 

Venaient ensuite les diverses sections des chemins de Saint-Étienne à Lyon et Roanne (Rive-de-Giers, Givors, 1830 ; Givors, Lyon, 1832; Rive-de-Giers, Saint-Etienne, 1833 ; Andrézieux, Roanne, 1834). Les moins imparfaites étaient encore les deux premières, établies dans des conditions bizarres par les frères Séguin, d'Annonay. Ces deux ingénieurs n'étaient pas des hommes ordi­naires. On leur doit l'établissement, en France, des premiers ponts suspendus, et l'aîné, Marc, est, quoi qu'en disent quelques écrivains anglais, le premier inventeur de la chaudière tubulaire.

 

Ils avaient fait de ces chemins houillers ce que des utopistes naïfs prétendaient faire plus récem­ment du malencontreux réseau de l'État, impro­visé en 1878, une espèce de champ d'expériences. Dans les premières années, les Séguin employèrent concurremment tous les moyens de traction des chevaux, des câbles, des machines fixes, des locomotives. Sur quelques pentes rapides, les trains, abandonnés à eux-mêmes, dévalaient par leur propre poids. (1)

 

(1) Les cahiers de charges de ces premiers chemins de ter contenaient des clauses qui semblent aujourd'hui bien singu­lières. Ainsi, sur la ligne de Lyon à Saint-Étienne, les trains s'arrêtaient encore à volonté, comme les omnibus, pour laisser monter et descendre les voyageurs.

 

Les Séguin, dit M. Fargeon, étaient partisans du système dit alors américain, consistant à établir les voies les plus nombreuses et avec la plus stricte économie possible, sauf à les améliorer plus tard quand l'exploitation aurait donné des ressources financières suffisantes (1).

 

(1) Dès 182:1, époque de l'inauguration du chemin de fer Anglais de Darlington à Stockton, on se mit à construire des voies ferrées aux États-Unis. La circulation commença en 1827, sur sept kilomètres. II n'y en avait encore que 66 d'exploités en 1830, mais déjà 1200 en 1834. Pour faire vite et à bon marché, on employait, suivant les localités, des moyens de traction variés, des rails en bois, en fonte, en fer, des courbes à rayon très réduit, qui économisaient les frais de construction aux dépens de la sûreté des voyageurs, question tout à fait secondaire en Amérique, comme on sait. On se contentait de modérer les vitesses en cas de péril trop évident. Aujourd'hui, les États-unis et le Canada ont ensemble pins de 193,000 kilomètres de voies ferrées.

 

Talabot, au contraire, imbu des principes de Stephenson, sûr comme lui de l'avenir des voies ferrées, estimait que rien ne devait être négligé pour assurer la sécurité et la continuité de leur service; que, par conséquent, il ne fallait reculer devant aucune dépense nécessaire ou utile. Il mit en pratique ce système, conforme aux types des chemins de Manchester à Liverpool et Birmingham, dans la construction des lignes du Gard, et plus tard dans celle du chemin d'Avignon à Marseille.

 

Des relations de famille m'avaient mis en rapport avec les Séguin, et permis de constater l'acuité d'opposition des systèmes. Tout en rendant justice au mérite de Talabot comme ingénieur, ils disaient : « C'est un bourreau d'argent. » De son côté, mon ami Talabot me disait : « Le chemin de Saint-Étienne à Lyon est excellent, à condition qu'on le refasse en entier. »

 

Par suite des péripéties ultérieures, il a été donné à Talabot non seulement d'assister à cette transformation, qu'il jugeait indispensable, mais de l'opérer lui même. Le chemin de Lyon à Saint-Étienne, fusionné avec le groupe Rhône et Loire, est passé dans la concession du Bourbonnais, qui s'est fondue plus tard dans le grand réseau Paris, Lyon, Méditerranée, et ce chemin a été refait en entier par Talabot.

 

L'expérience lui a donné pleinement raison. La ligne d'Alais à Beaucaire offre le premier exemple français d'un chemin de fer établi sur un type qui, depuis, n'a plus varié. L'exécution si parfaite et si rapide de ce chemin, où viaducs et tunnels se succèdent incessamment dans une partie notable du parcours, fait d'autant plus d'honneur à Talabot et à son collaborateur, qu'au début surtout ils étaient à peine secondés. « Tout était à créer, et pour les travaux proprement dits, et pour les affaires administratives. Il n'y avait pas non plus en France de personnel auxiliaire ayant l'expérience des ouvrages de ce genre. Talabot et Didion commencèrent les études et les travaux de cette ligne avec trois conducteurs des ponts et chaussées venant du canal du Berry, quelques agents du cadastre, et sept ou huit élèves sortant de l'École centrale, où il n'existait pas encore de cours de construction des chemins de fer. (1)

 

(1) Notes de M. Dombre. - Comme nous l'avons dit précédemment, l'un de ces conducteurs était Bourdaloue, qui monta rapidement en grade, et fut d'un grand secours à Talabot dans ses entreprises ultérieures. Il était surtout incomparable dans les opérations de nivellement. Bourdaloue avait pour principal commis sa femme, qui le suivait partout et le secondait avec autant de zèle que d'intelligence. Les habitants de Bourges, compatriotes de cet habile ingénieur, lui ont élevé une statue

 

Didion, qui avait obtenu de l'État sa mise en congé illimité pour se consacrer tout entier à cette entreprise, se chargea des travaux de construction. Talabot s'occupa plus particulièrement des détails techniques, tels que voie, matériel, machines, exploitation, etc. Comme il l'avait prévu de longue main, quand il réservait du temps chaque jour pour étudier à fond la langue anglaise, il dut faire plusieurs voyages en Angleterre pour se tenir au courant des progrès qui s'accomplissaient chaque jour dans les conditions de la construction et l'emploi du matériel roulant.

 

A cette époque, toutes les préventions anglaises contre les chemins de fer avaient disparu. Les propriétaires qui en avaient combattu l'établissement avec le plus d'énergie n'étaient pas les moins empressés de les voir achevés ; ceux qui étaient venus à bout autrefois de faire changer les tracés primitifs, afin de les détourner de leurs terres, pétitionnaient pour avoir des embranchements. Cette révolution dans les esprits s'était opérée pendant la construction du chemin de Londres à Birmingham, par Robert Stephenson, fils de Georges. Celui-ci, malgré son activité juvénile, suffisait à peine à l'établissement des lignes nouvelles qu'on lui demandait de toutes parts. Dans l'espace de deux ans (1838-1840), plus de 800 kilomètres de chemins de fer, construits par lui, furent livrés à la circulation.

 

Cordialement accueilli par les Stephenson, Paulin Talabot se lia d'une étroite amitié avec Robert, qui prit tout d'abord un vif intérêt à ses travaux. Pendant la construction du chemin d'Alais, Robert Stephenson vint plusieurs fois à Marseille avec son yacht, et alla voir Talabot et Didion à Nîmes. Il les aida à installer les ateliers de réparation de leur matériel roulant, leur fournit', des machines, des mécaniciens, des chauffeurs Nous retrouverons, vers la même époque, R. Stephenson et Talabot étudiant ensemble un projet de canal d'Alexandrie à Suez. (1)

 

(1) Georges Stephenson avait pris aussi Paulin Talabot en grande amitié, et lui fit une visite en septembre 18!5. Stephenson se rendait alors en Espagne, pour donner son avis sur le chemin de fer projeté de la baie de Biscaye à Madrid. Après avoir visité les travaux de la ligne d'Orléans à Tours, il se rendit à Nîmes, en passant par le Puy. La beauté véritablement exceptionnelle de cette région, que George Sand a si admirablement décrite, avait fait sur Stephenson une impression telle, que Talabot eut de la peine à ramener son attention sur des objets plus prosaïques.

 

Le chemin d'Alais, qui donna à Paulin Talabot des droits sérieux au titre de créateur de l'industrie des chemins de fer en France, a été construit dans d'excellentes conditions d'économie. Les types des ouvrages sont très simples, bien que présentant toutes les conditions de solidité désirables, et il est à regretter que ces types n'aient pas toujours été adoptés sur les lignes secondaires du réseau français, ce qui eût évité bien des mécomptes dans les dépenses d'établissement. (Notes de M. Dombre.)

 

La première section du chemin de fer d'Alais, celle de Nimes à Beaucaire, fut livrée à la circulation le 15 juillet 1839, pour l'ouverture de la foire de Beaucaire. « Cette inauguration, dit le Moniteur, vient d'être faite aux applaudissements d’une foule innombrable, et sans qu'aucun accident ait troublé cette véritable fête. Un convoi de dix-huit voitures, où étaient commodément placées cinq cents personnes, dirigé par MM. les ingénieurs Talabot et .Didion, a fait le trajet (24 400 mètres) en trente six minutes, et quarante au retour. Voyageurs et spectateurs ont été dans l'enthousiasme, etc... » (Moniteur du 22 juillet.) L'ouverture de la seconde section (Nîmes-Alais) n'eut lieu qu'au mois d'août 1840. Elle avait été retardée par une série de crues du Gardon, qui avaient empêché l'achèvement du principal ouvrage de cette section, le pont de Ners, et faillit même l'emporter pendant l'hiver. Enfin la section d'Alais à la Grand'Combe fut livrée à la circulation en 1841.

 

Cette grande entreprise (la Grand'Combe) a subi de cruelles épreuves, notamment par le contrecoup des événements de 1848. Mais jamais elles n'ont déterminé le moindre sentiment de défaillance de la part des collaborateurs de Paulin Talabot, dont plusieurs y avaient cependant engagé la totalité de leur fortune. Cette confiance persistante leur fait honneur, ainsi qu'à lui.

 

Confiée successivement aux mains habiles d'Eugène Gallon, de François Beau et de M. Graffin, son directeur actuel, (écrit daté de 1886) la Grand'Combe offre depuis plus de quarante ans l'admirable spectacle de la transformation d'un désert aride et sauvage en une ville importante, où règnent le travail; l'activité et l'abondance.

 

L'établissement de cette ligne a aussi une grande importance, au point de vue administratif, dans l'historique des chemins de fer français. Il s'agissait, dit M. Noblemaire, de faire en grand l'une des premières applications de la loi encore récente du 7 juillet 1833, sur les expropriations...

 

La jurisprudence s'établit, grâce au concours d'un jurisconsulte que le barreau de Nîmes s'honore de compter encore dans ses rangs, M. Fargeon, jeune avocat alors, et intimement associé à la vie, aux joies et aux préoccupations des deux amis (Op. cit., p. 14.)

 

 

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