PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

IV

 

Première excursion à la Grand'Combe. - État primitif de cette localité. - Talabot conçoit, dés 1830, le projet de mettre ce bassin houiller en communication avec le littoral méditerranéen au moyen d'un chemin de fer. - Antécédents historiques de l'industrie des chemins de fer. - Les premiers chemins de fer anglais. - La vocation de Talabot déterminée par l'exemple des Stephenson, et ses relations avec eux.

 

Paulin Talabot aimait à raconter sa première excursion dans les montagnes d'Alais, en 1829 ou 1830. Faute de chemin et même de sentier, il lui fallut, pour arriver â la Grand'Combe, monter par la gorge de l'Avène, affluent du Gardon d'Alais, en faisant marcher son cheval dans le lit du torrent. Dans les quelques huttes éparpillées sur l'emplacement de la ville actuelle, il ne put pas même trouver un verre d'eau propre. Toutes celles qu'on lui apporta étaient mélangées d'ocres qui leur donnaient des teintes rougeâtres ou jaunâtres fort peu appétissantes.

 

L'extraction de la houille avait commencé dans cet endroit en 1809. Mais elle s'opérait par les procédés les plus rudimentaires, et dans une proportion infime, faute de moyens de transport. « Avant 1830, nous disait dernièrement un contemporain, on exportait de la Grand'Combe moins de charbon en un an, que le chemin de fer n'en emporte aujourd'hui en un jour. » En 1833, on n'en tirait encore qu'environ 30 000 tonnes. En 1878, la production des bassins houillers contigus du Gardon et de la Cèze (la Grand'Combe et Bessèges) a dépassé le chiffre de 1 784 000 tonnes, et elle a encore augmenté depuis!

 

L'honneur de cette création industrielle revient tout entier à Paulin Talabot. Elle suffirait pour marquer sa place parmi les hommes qui, dans ce siècle, ont bien mérité du pays.

 

Dès son arrivée à Nîmes, sinon auparavant, il avait conçu le projet de mettre à la disposition de la région française du Midi les ressources encore inexplorées du bassin houiller d'Alais, au moyen d'un chemin de fer. Il avait compris aussi qu'il importait, pour ne pas faire fausse route dès le début, que la Compagnie concessionnaire du chemin fût en même temps propriétaire des principaux gîtes houillers du bassin.

 

L'établissement de ce chemin de fer dans un pays aussi accidenté devait nécessairement être des plus coûteux; la dépense s'est élevée, en effet, à 12 millions. D'autre part, l'achat et l'aménagement des mines en avaient coûté quatre. C'était donc une dépense totale de 16 millions, somme considérable en tout temps, formidable en présence de la situation financière et politique en 1830 et dans les années suivantes; de l'état des esprits, des préventions qui existaient encore contre les chemins de fer chez beaucoup d'hommes d'ailleurs intelligents, mérite chez des savants officiels, « reconnus et payés comme des hommes du plus grand mérite », comme l'écrivait précisément à cette époque l'illustre et malheureux inventeur de l'application de l'hélice à la navigation, Frédéric Sauvage.(1) « Telle était l'entreprise que ne craignit pas d'aborder un jeune ingénieur encore inconnu du monde scientifique, et surtout du monde financier. »

 

1) Histoire de quatre inventeurs français (Hachette), P. 19.

 

Cette tentative paraît d'une témérité héroïque, quand on se reporte à l'époque de l'organisation de la Société d'études, et de la rédaction de l'avant-projet, c'est-à-dire tout au moins à l'année 1830, puisque cet avant-projet fut présenté dès 1831 par Talabot au Conseil général des ponts et chaussées.

 

Pour bien apprécier le mérite d'une telle initiative, il convient de remonter aux antécédents, et de rappeler brièvement quelle était alors la situation de l'industrie des chemins de fer.

 

Tout le monde sait aujourd'hui que le premier essai d'application en grand de la vapeur à la navigation est dû à Denis Papin. C'est le bateau muni d'un appareil à feu faisant mouvoir des rames, sur lequel l'illustre et malheureux inventeur s'embarqua le 24 septembre 1707, et qui fut deux jours après saisi et mis en pièces par les mariniers superstitieux du Weser (1). Mais on sait moins que Papin avait fait antérieurement une autre tenta­tive d'application de sa découverte aux « voitures par terre ». Il écrivait à Leibniz, le 25 juillet 1698 :

 

« Comme je crois qu'on peut employer cette innovation à bien autre chose qu'à lever de l'eau, j'ai fait un modèle d'un petit chariot qui s'avance par cette force, et il fait l'effet que j'en avais attendu. - Si l'on pouvait pousser la machine à feu jusqu'à surpasser les chevaux, répondait Leibniz, elle serait d'un usage merveilleux pour les voitures. »

 

Donc, Papin avait fabriqué un modèle de locomotive, trois quarts de siècle avant l'apparition du chariot rudimentaire de l'ingénieur français Cugnot, dont s'inspirèrent les prédécesseurs anglais de Georges Stephenson.

 

(1) Nous avons raconté en détail cette scène navrante dans notre Étude sur Denis Papin (Hachette), page 135 et suiv.

 

Il semble que « toutes les inventions françaises aient besoin d'être mises en nourrice en Angleterre », comme disait Frédéric Sauvage en voyant des contrefaçons de son hélice exécutées en grand et installées à bord de navires anglais, tandis qu'en France il se débattait contre les conclusions d'un rapport officiel, déclarant ce même appareil inapplicable aux bateaux à vapeur !

 

Papin avait prévu « que l'inégalité et les détours des grands chemins rendraient son invention très difficile à perfectionner pour les voitures par terre ». Aussi l'on a peine à comprendre aujourd'hui que Stephenson ait eu tant de difficulté à détromper ses compatriotes, qui persistaient à essayer la nouvelle force motrice sur les routes ordinaires. « Ils s'obstinaient à croire qu'une surface molle était préférable pour l'emploi de la vapeur à une surface résistante..., que l'aspérité de la surface était indispensable pour donner prise aux roue, surtout en gravissant les rampes. Ils confondaient l'aspérité avec la résistance et l'adhérence des parties, ne comprenant pas qu'une surface qui cède sous la roue ne peut offrir à celle-ci le point d'appui nécessaire. » (1)

 

(1) SMILES, les Stephenson (Pl)

 

Aussi Geordy (Georges Stephenson) disait dans son langage imagé : « Le rail et la roue, c'est l'homme et la femme » ; et on le voit, pendant toute sa carrière, mener de front le perfectionnement de l'un et de l'autre.

 

Ce sont les relations de Talabot avec Georges Stephenson et son fils Robert, qui ont déterminé sa vocation. Elles commencèrent dès l'époque où Talabot était encore au service de l'État. De Brest, de Decize, le jeune ingénieur français avait suivi d'un oeil attentif les péripéties de la lutte engagée par Geordy pour l'établissement des premiers chemins desservis par locomotives; celui de Darlington à Stockton sur Tees, ouvert le 27 septembre 1820, le premier qui ait transporté des voyageurs (1); et celui de Manchester à Liverpool (janvier 1830), dont le succès eut un bien autre retentissement.

 

1) On peut voir dans l'ouvrage de Smiles la figure du premier wagon de voyageurs qui fut employé sur ce chemin, l'Experiment. Ce véhicule ressemblait fort à une baraque de saltimbanques. II portait cette légende, peu attrayante pour les voyageurs peureux : Periculum privatum utililtas publica.

 

 

Entre ces deux dates, Talabot avait fait déjà pendant ses vacances quelques voyages en Angleterre. Mais on peut dire qu'avant de le connaître personnellement, Georges Stephenson avait été de loin son éducateur. Ce fut Geordy qui livra et gagna les premières et décisives batailles pour l'établissement des chemins de fer ; et il lui fallut plus d'énergie, de force d'âme, pour vaincre les préjugés de ses compatriotes, que pour surmonter toutes les difficultés matérielles; plus de peine pour obtenir l'autorisation d'entreprendre, que pour mener à bien les entreprises !

 

Dans les péripéties de cette lutte, on retrouve de part et d'autre toute la ténacité anglo-saxonne, et ce sont les motifs les plus absurdes qui donnent lieu aux résistances les plus acharnées. En 1818, le premier bill pour l'établissement des chemins de fer de Stokton à Darlington avait été rejeté sur l'opposition d'un duc quelconque, « parce que la ligne projetée devait passer près d'un de ses terriers à renards ! » Mais ce fut bien autre chose quand il s'agit du chemin de Manchester à Liverpool ! Les Compagnies des canaux combattirent per fas et nefas l'établissement de cette concurrence.

 

« On prétendait que le chemin de fer empêcherait les vaches de paître et les poules de pondre, que la fumée empoisonnée des locomotives ferait naître des maladies contagieuses; que les maisons voisines de la ligne seraient incendiées, les voyageurs pulvérisés par l'explosion des chaudières ; que dans les contrées envahies par les chemins de fer, les terres perdraient toute leur valeur. Cette invention diabolique allait supprimer les chevaux, et par conséquent les métiers de cocher, de jockey, de vétérinaire, de carrossier, de sellier, etc. Le foin et l'avoine deviendraient invendables ! »

 

Mais on terminait toujours par cette assurance consolante que les chemins de fer ne seraient jamais exploités par les locomotives, que leur poids empêcherait nécessairement celles ci de se mouvoir, ou qu'il suffirait d'un souffle d'air pour les arrêter !

 

Surexcités par ces déclarations, les paysans voulaient interdire de force aux ingénieurs l'accès de leurs terres. Mais Stephenson avait su communiquer à ses auxiliaires le feu sacré qui l'animait: Dans plus d'une rencontre ils défendirent vaillamment, comme un drapeau, le théodolite qu'on voulait leur arracher. (1)

 

(1) Cet instrument, qui sert à mesurer directement les angles réduits à l'horizon, était sans doute pris pour un engin diabolique.

 

Dans cette étrange guerre, l'ignorance avait pour auxiliaire la science officielle. Parmi les ingénieurs en renom, les uns étaient absolument opposés à l'emploi des locomotives ; les plus avancés rejetaient comme chimérique ou téméraire à l'excès, l'idée de « machines circulant deux fois plus vite que les diligences » ! Lors de la première discussion (avril 1825) du projet concernant le chemin de Manchester, Stephenson fut tenu sur la sellette pendant plusieurs séances par des savants émérites, dont l'un fit un speech qui dura deux jours. Il démontra scientifiquement que les plans du « soi-disant ingénieur » étaient de tout point absurdes, inexécutables, ou plutôt qu'il n'avait jamais eu de plan et n'était pas capable d'en faire un.

 

Cette harangue détermina le rejet du bill. Les amis de Stephenson et Stephenson lui-même chancelèrent sous ce coup. Mais ils reprirent bientôt courage, et dès l'année suivante présentèrent un nouveau bill. Cette fois les directeurs avaient eu recours à certains moyens dédaignés jusque-là. On avait fait disparaître jusqu'à nouvel ordre le nom de Stephenson. Le tracé avait été remanié à l'intention des grands propriétaires ; on avait évité avec soin les parcs et les grandes réserves de gibier. Les arguments que le Basile de Beaumarchais qualifie d'irrésistibles n'avaient pas été non plus oubliés. Enfin l'on avait affecté de rester dans le vague relativement à l'emploi des locomotives. « La question demeurait réservée à l'appréciation ultérieure du Parlement. » Cette manoeuvre décida du succès. Dès que le bill fut passé, Stephenson redevint ostensiblement l'ingénieur en chef, et commença par exécuter les ouvrages proclamés les plus inexécutables par les savants officiels, notamment le trajet de la tourbière de Chat Moss (1826). Cependant, malgré les bons résultats obtenus des locomotives (pour le transport des houilles seulement) sur le chemin de Killingworth dès 1810, sur celui de Darlington depuis 1825, le comité de Manchester hésitait encore au printemps de 1829 entre les locomotives et les machines fixes. II penchait même pour ces dernières, dont l'emploi lui était recommandé de préférence à cette époque par deux ingénieurs réputés des plus habiles.

 

Mais Stephenson tint bon, bien qu'il eût encore contre lui la coalition de l'opinion publique et de la science officielle, lui naguère pauvre ouvrier mineur, ayant fait à lui seul, puis avec l'aide de son fils (v.. les Stephenson, ch. v), son éducation scientifique, ne devant rien qu'à lui-même ou plutôt à Dieu qui lui avait donné ce que la meilleure éducation ne donne pas, la force inventrice : mens divinior !

 

« Chose étrange ! si nous passons en revue ces grandes inventions, ces procédés admirables des arts qui nous ont soumis l'univers, on trouve que nous ne devons rien, ou presque rien, aux savants en titre. Environnés de tous les secours que l'instruction, les arts, l'ambition peuvent prêter au génie, on les voit expliquer, corriger, analyser, perfectionner ! Mais ils ne savent rien ajouter à la puissance humaine ! et tandis que l'orgueilleuse théorie calcule et rêve doctement dans les académies, l'expérience enfante ses miracles chez l'amateur modeste, parfaitement inconnu avant de devenir immortel. » (X. De Maistre, Oeuvres inédites.)

 

Stephenson n'avait pas seulement le génie, il avait la puissance de volonté, la persévérance héroïque. Les directeurs cédèrent à ses instances, et c'est alors qu'eut lieu le 11 octobre 1829, date à jamais mémorable dans les fastes de l'industrie des chemins de fer, le concours de locomotives dans lequel la victoire, une victoire éclatante, fut remportée par la locomotive des Stephenson, la Fusée (Rocket), qui, seule, accomplit toutes les épreuves à une vitesse moyenne supérieure d'un tiers à celle indiquée dans le programme, et sans aucun accident. La Fusée devait ce succès à l'application perfectionnée du système tubulaire inventé, dès 1837, par l'ingénieur français Marc Séguin.

 

Ce concours de 1829 eut une influence décisive sur l'avenir des chemins de fer, en déterminant l'emploi des locomotives de Stephenson sur celui de Manchester, dont l'inauguration eut lieu deux mois après.

 

 

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