ROCHE-COLOMBE  ET  VOGUÉ.

BALAZUC.

Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.

 

Gravure de Vogué en 1842 par Victor Cassien. Planche 30.

 

I.-Roche-Colombe et Vogué.

 

Environ à deux lieues de la Gorce, près de la route d'Aubenas, on découvre le pittoresque village de Roche-Colombe, surmonté par son vieux château.

 

Ce château, ruiné par les siècles, se distingue à peine aujourd'hui des rochers sur lesquels il avait pris racine: quelques pans de muraille épais et déchirés s'élèvent encore sur des débris épars; des espèces de galeries et d'étroits passages sont taillés dans le roc. Ces constructions furent, suivant la tradition du lieu, payées en blé aux travailleurs en poids égal à celui de la pierre qu'ils avaient péniblement enlevée. Des tours rondes marquent l'enceinte de la forteresse ; les maisons du village se sont groupées sous leur abri : elles se dressent d'étage en étage sur les flancs escarpés des rochers, et les cloches de l'église qui les domine touchent aux premières pierres de la plate-forme du château.

 

A une lieue plus loin, en se rapprochant d'Aubenas, le château de Vogué, ruiné par la main des hommes et le marteau des révolutions, élève encore, entre un mur de rochers et la rive de l'Ardèche, ses quatre tours décapitées et ses vastes corps de logis, dont les murs, découpés et mutilés (1), portent l'empreinte des peintures et des arabesques qui les ornèrent autrefois.

 

Suivant l'opinion de quelques personnes du pays, Roche-Colombe serait le berceau primitif de la famille de Vogué; suivant l'opinion de plusieurs autres, ce serait Vogué même. On fait remonter à une très-haute antiquité la fondation d'une tour dont les restes existent encore sur une aiguille de rochers voisine du château de Vogué, mais bizarrement isolée, et d'un accès difficile.

 

Cependant, la position de Roche-Colombe était encore plus forte, et dans le temps où les guerres féodales ne laissaient aux seigneurs ni repos ni trêve, les sires de Vogué y ont cherché un abri inexpugnable contre les invasions de leurs voisins. Il faut recourir aux goûts et aux nécessités de cette époque pour expliquer le choix de cette retraite sauvage, accessible d'un côté seulement, et, de l'autre, tournée vers la profondeur d'une aride et étroite vallée, vers des murs de rocher perpendiculaires, sans végétation et sans verdure.

 

Plus tard, l'existence seigneuriale devient moins rude et moins laborieuse; la guerre n'est plus l'attitude de chaque, jour, mais un accident dans la vie privée ou la conséquence des grandes agitations politiques : alors Roche-Colombe est abandonné ; Vogué paraît plus riant et plus sociable, et la noble famille qui y avait trouvé son berceau y transporte de nouveau son habitation principale.

 

Melchior de Vogué (2), vers la fin du seizième siècle, construisit donc à Vogué le château qui existe encore aujourd'hui; il y ajouta au dehors de très beaux jardins, qui furent emportés par la rivière au lieu qu'on appelle encore le Parc.

 

La famille de Vogué remonte au onzième siècle; cela a été prouvé dans le temps par les cartulaires de l'abbaye de Villedieu. En 1020, Bertrand de Vogué avait fait à cette abbaye une fondation qui fut confirmée par son fils Pierre de Vogué. Ce dernier avait épousé une Bermond, de l'antique et illustre famille de Bermond d'Anduze. Des Vogué parurent dans une assemblée de la noblesse du Languedoc que présida saint Louis en allant à sa première croisade.

 

Dans le, temps des guerres de religion, les Vogué se sont montrés toujours attachés au parti catholique, et ils ont déployé autant de loyauté que de bravoure. Au siège de Vallon, M. de Montmorency était sur le point d'être forcé dans ses retranchements par les assiégés, qui avaient fait une sortie tout à fait imprévue, quand M. de Vogué de Roche-Colombe vole à son secours avec son régiment : M. de Vogué parvient à contenir et même à repousser les ennemis; mais au moment qu'il s'applaudissait d'avoir sauvé son chef, et avec lui toute l'armée royale, son fils aîné, le capitaine de Saint-Maurice, tombe à ses côtés, mortellement atteint d'une balle.

 

A cette vue, M. de Vogué s'écrie: « Mon fils, souvenez-vous de Dieu ! Le jeune capitaine répond : Je mets mon entière confiance en lui, et en l'intervention de la Vierge, ma vie... Là-dessus il expire (3). Plusieurs soldats s'empressent autour de son corps pour le relever; mais M. de Vogué craint de donner aux ennemis le temps de se rallier; il ne veut pas non plus laisser se ralentir l'ardeur de ses troupes : Enfants, leur dit-il, ce n'est qu'un homme mort, vengeons-le et faisons notre devoir; après quoi, nous serons à temps de lui accorder des regrets et "de lui décerner de justes hommages. Il donne donc l'ordre de recommencer à charger les ennemis, et les pousse si vivement, qu'il achève leur déroute; puis, au retour du combat, il s'acquitte de ce qu'il devait à un fils tendrement aimé, et sa douleur, pour avoir été plus longtemps contrainte, n'en est que plus forte et plus amère (4).

 

Le Brutus chrétien diffère, comme on voit, du Brutus de l'antiquité profane. Après avoir, pour un moment, refoulé héroïquement dans son cœur les sentiments de la nature, il s'en dédommage bientôt en leur donnant un libre cours, et il redevient père dès qu'il cesse d'être général.

 

On se rappelle (5) le beau rôle que joua ce même comte de Vogué, quand M. de Montmorency, complice de Gaston d'Orléans, vint en Vivarais embaucher des conspirateurs.

 

Les Vogué furent, pendant longtemps, grands baillis du Vivarais, ainsi que nous avons dit dans notre préface historique (6).

 

Leur illustration ne se renferme pas dans les limites de leur province : elle appartient à la France entière.

 

Melchior, marquis de Vogué, né en 1638, se dévoua de bonne heure au service de son roi et de son pays. Il se distingua sous les murs de Gigiry en Afrique, et il commanda une brigade au siège de Gironne en Catalogne, sous le maréchal de Noailles.

 

Le marquis de Vogué, son petit-fils, eut une longue et brillante carrière militaire. Lieutenant général et cordon bleu, il mourut en 1782, au moment où il allait être nommé maréchal de France.

 

Le nom de Vogué est encore aujourd'hui noblement porté. Dans les deux branches de cette famille, il semble qu'on ait gardé comme une tradition vivante les idées vraiment libérales exprimées de la manière suivante par Cérice-François (7), l'auteur des mémoires déjà cités : Mon intention n'est pas de m'étendre beaucoup sur la noblesse, dont je fais peu de cas lorsqu'elle n'est pas soutenue par la vertu dont j'aimerais bien mieux laisser des exemples à mes enfants que de vains titres, qui ne serviraient qu'à les déshonorer s'ils n'y répondaient pas par leurs sentiments ou par leurs actions.

 

(1) M. le marquis de Vogué, qui a racheté ces ruines et qui les a réparées avec soin, y a fait dernièrement jeter un toit qui leur ôte quelque chose de l'aspect pittoresque qu'elles avaient auparavant.

(2) il était plus connu sous le nom de Roche-Colombe. C'était le fils de Guillaume de Vogué.

(3) Extrait des mémoires du comte Cérice-François de Vogué, communiqué par M. le marquis de Vogué.

(4) Expressions textuellement empruntées aux mémoires déjà cités.

(5) voir le paragraphe IV de l'article sur Privas.

(6) voir la liste des grands baillis du Vivarais, que nous avons donnée dans une note de notre préface historique.

(7) Commentaire du Soldat du Vivarais page 76.

 

II. - Balazuc.

 

Les Balazuc, du onzième au quatorzième siècle, furent les suzerains de tout le bas Vivarais; les autres seigneurs n'étaient que leurs vassaux.

 

Pons de Balazuc, qui alla à la croisade à la fin du onzième siècle (2), et qui fut tué au siège d'Archos, fut l'un des premiers historiens de ces expéditions lointaines; comme Ville-Hardouin, comme Joinville, il tenait tour à tour la plume et l'épée. Au temps des guerres du calvinisme, nous retrouvons encore un Balazuc, sous le nom de comte de Montréal, parmi les principaux chefs des catholiques. Dans les siècles suivants, pendant que les Vogué grandissaient toujours, les Balazuc voyaient décroître peu à peu leurs richesses et leur puissance. Cependant, M. de Balazuc présida l'ordre de la noblesse du bas Vivarais, en 1789, quand cet ordre élut des députés pour les états généraux; puis cette illustre famille s'éteignit pendant la tempête révolutionnaire. Ainsi, elle brilla une dernière fois sur le bord de l'abîme et y disparut pour toujours.

 

La vue du village de Balazuc est un des nombreux et riches paysages qui embellissent le cours de l'Ardèche quand on redescend cette rivière de Vogué à Ruoms. Il parait que les sires de Balazuc ont demeuré d'abord sur la cime d'un roc isolé dont les assises calcaires sont superposées l'une à l'autre comme des pierres de taille cyclopéennes, et dont la base a dû autrefois être baignée par les eaux. preste encore sur ce roc des pans de murs informes, les restes d'un beffroi gothique et une tour presque intacte. Un château plus commode et de plus facile accès, situé sur une colline à pente douce, environ à deux portées d'arquebuse de l'ancien château, parait être devenu, au commencement du seizième siècle, l'habitation des Balazuc ce manoir nouveau est une masse lourde et imposante comme le château d'Aps ; il appartient à cette époque de transition où le style gothique n'existe plus et où celui de la renaissance ne se montre pas encore.

 

(1) Pour la généalogie des Vogué, on peut recourir à Moréry, qui en a donné une assez exacte. Il y a, près de Vogué, une chapelle de saint Cérice, saint qu'on vénère beaucoup dans la localité.

(2) En 1096, Pons de Balazuc accompagna dans la première croisade Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, et écrivit l'histoire de cette expédition, conjointement avec Reymond d'Agile, chapelain du comte. II fut tué en 1099.

 

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