LA CHARTREUSE DE BONNEFOY.

LE GERBIER DES JONCS. - LE RAY-PIC.

Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.

 

Le Gerbier des Joncs 

 

Du Béage à la chartreuse de Bonnefoy, il y a à peu près une lieue un quart, au bout d'une heure, on aperçoit le vallon au fond duquel sont situés les grands bâtiments du monastère.

 

De très-beaux bouquets de bois de sapins sont répandus sur la pente qui domine le vallon, du côté du midi : ce sont les débris des forêts que les disciples de saint Bruno conservaient avec tant de soin par une sage et habile administration, c'est le reste de cette splendeur de végétation qu'ils savaient toujours entretenir autour de leur demeure.

 

Ce vallon de Bonnefoy n'a aucune échappée de vue sur des lieux habités, il est dominé de presque tous les côtés par des montagnes dont une seule a des pentes escarpées.

 

On ne pouvait donc pas le fermer, comme on fermait le désert de la Grande-Chartreuse. C'est, d'ailleurs, par son étendue, comme une miniature de ce désert si vaste et si renommé. Cependant les bâtiments, construits sur le même plan que ceux de toutes les chartreuses de France, n'avaient pas moins d'élégance ni de grandeur; mais l'acheteur de ces bâtiments, après avoir tenté vainement de les revendre, a fini parles exploiter, comme il avait exploité les bois qui en dépendaient. Il a vendu les portails avec leurs ornements d'architecture, les autels et les stalles de l'église, et même les pierres de taille qui encadraient les fenêtres.

 

Aussi, l'aile droite du couvent, que l'on aperçoit en venant du Béage, se présente avec ce caractère de nudité et de désolation qui appartient aux ruines modernes faites de la main des hommes : point de ces arbustes suspendus en l'air, de ces manteaux de lierre dont la nature recouvre les vieux monuments dégradés par les siècles.

 

L'aile gauche, où étaient l'appartement du prieur et le réfectoire, est un peu mieux conservée que le reste des bâtiments, c'est là que les propriétaires actuels ont fixé leur demeure.

 

La chartreuse de Bonnefoy fut fondée en 1179, par suite d'une donation de Guillaume Jourdain; comme sa position n'était pas très-forte, elle fut plusieurs fois prise, pillée, incendiée, soit par les routiers du quatorzième siècle, soit par les calvinistes du seizième, mais elle se releva toujours de ces défaites et de ces ruines.

 

Il fallut que la révolution de 1789 lui portât le dernier coup (1), quoique l'ordre des chartreux eût été représenté à l'assemblée constituante par le célèbre dom Gerle.

 

La chartreuse de Bonnefoy est presque aux pieds du Mézenc (2), le géant des volcans éteints du Vivarais: c'était le vieil Etna du pays, dominant, de sa bouche de feu, tous les cratères du Vivarais et du Velay. De ses sommets, convertis aujourd'hui en paisibles pâturages, on a un panorama qui s'étend sur les Cévennes, les Alpes, les plaines de la Bresse et celles de la Provence.

 

(1) Faujas de Saint-Fonds et Giraud-Soulavie parlent avec une haute estime des connaissances de la politesse et de l'humilité dès religieux de ce monastère,, auxquels ils demandaient l'hospitalité dans leurs pèlerinages scientifiques. Cela nous a rappelé l'excellent accueil que nous avions reçu d'un moine d'un autre ordre, au pied d'un autre volcan qui fume et brûle encore, l'Etna ! Nous voulons parler du père Barnabo della Via, prieur d'un couvent de bénédictins; à Catane. Nous étions avec des géologues et des minéralogistes, qui furent émerveillés de la science profonde du prieur; et son urbanité, la grâce de ses manières, n'étaient pas moins remarquables que sa science. Il nous montra de fort belles collections d'histoire naturelle, qui remplissaient les musées de son couvent.

Il nous fit voir aussi que les laves en fusion de l'Etna s'étaient arrêtées aux pieds du couvent de Catane, sans lui faire aucun mal; et le volcan de la révolution française, plus redoutable dans ses éruptions, a dévasté les bâtiments de la chartreuse de Bonnefoy et en a chassé à jamais les pieux habitants.

(2) De ce belvéder, le plus beau peut-être de l'intérieur de la France, on découvre, à l'ouest, les cimes jadis embrasées du Cantal, du Mont-Dore et du Puy-de-Dôme ; au nord, les plaines de la Bresse, vers le sud, autour du Mont-Ventoux, celles de la Provence ; à l'est, les Alpes du Dauphiné et de la Savoie, ou (comme les nomme dans son langage expressif l'habitant des Bouttières) les montagnes du matin, bordent un immense et vaporeux horizon : au-dessus d'elles, aux rayons d'un beau jour d'été, se montre, dans la région des nuages, le gigantesque Mont-Blanc. Du Mézenc jusqu'au Rhône, les gorgés des Bouttières, escarpées, profondes, innombrables, déchirent en tout seins le sol granitique. Aux pieds de l'observateur s'élancent, du fond des abîmes, des rocs aigus, des crêtes tranchantes, des pics inaccessibles, affectant, dans leur décrépitude, les formes les plus étranges. (Description géognostique des environs du Puy-en-Velay, par Bertrand Roux, 1823, pag. 12.) La plus grande partie du Mézenc est dans le Velay.

 

Nous avons joui de ces aspects magnifiques en deux fois ; pour cela nous avons fait d'abord l'ascension du Duc de Montfol (1), d'où se découvrent le Velay et le Gévaudan ; puis, pour voir toute la chaîne des Alpes, du Mont-Ventoux jusqu'au Mont-Blanc, nous avons escaladé le Gerbier de Jonc, bizarre pain de sucre, accessible seulement du côté des sources de la Loire.

 

Son nom exprimait sans doute sa forme ancienne, mais cette forme a varié de siècle en siècle: au temps de Giraud Soulavie, on pouvait monter à cheval jusqu'au quart de sa hauteur; aujourd'hui, les éboulements successifs des laves lamelleuses qui composent cette montagne volcanique l'ont rendue escarpée dès sa base même.

 

On ne peut la gravir, parmi les rocs nus ou les pierres mouvantes, qu'après des difficultés infinies, il faut près de trois quarts d'heure d'une marche presque forcée pour arriver à son sommet.

 

Ce sommet est une plate-forme de sept à huit pas carrés avec un petit enfoncement au milieu, du côté du nord-est il domine sur un précipice d'environ quatre cents pieds, au-dessous du quel se trouvent encore de profondes anfractuosités.

 

Au contraire, en nous retournant du côté par lequel nous étions montés, nous apercevions le délicieux vallon de Sainte-Eulalie, qui semblait s'incliner doucement pour frayer un chemin à la Loire naissante.

 

De ce sommet élevé, on est étonné de la différence d'aspects que présentent les gorges qui communiquent avec le bassin du Rhône, et les vallons qui rejoignent celui de Loire: sur le versant du Rhône, tout est anguleux, heurté, coupé en rudes et gigantesques saillies, sur le versant opposé, tout est riant, gracieux, au lieu de rochers, ce sont des collines à pentes douces, des terrains à molles inflexions. Ce contraste est frappant pour les yeux les moins observateurs.

 

En redescendant du Gerbier (2), nous vîmes, près de la Grange de Loire, les sources principales du fleuve de ce nom .

 

II est là sous son pas un enfant le mesure (3).

 

Les sources sont réunies sous une cabane de branchages, dans une espèce d'auge en bois, les habitants de la Grange s'en servent pour désaltérer leurs bestiaux et préparer leurs fromages. Déjà, au-dessous du village d'Yssarlès, cette rivière porte Bateau, plus loin, elle sera couverte de paquebots et de navires.

 

Du village de Sainte-Eulalie jusqu'à Nantes, elle ira fertiliser et enrichir les plus belles provinces de France; enfin, elle unira, par une chaîne mystérieuse, le Vivarois et le Breton, ces deux types divers de chouannerie et de foi religieuse.

 

(1) Rocher au-dessus du Béage.

(2) La hauteur du Mézenc, d'après les nouvelles observations géométriques faites pour la carte de France, est de mille sept cent cinquante-quatre mètres deux dixièmes au-dessus du niveau de la mer. La hauteur du Gerbier de Jonc est de mille cinq cent cinquante-un mètres quatre dixièmes suivant d'anciens calculs, la hauteur du Gerbier, au-dessus de la Grange de Loire, est de cent vingt-deux mètres. Quand je laissai mon compagnon de voyage sur ce sommet, où il voulait faire des opérations scientifiques, il me dit avec une politesse spirituelle : « Vous n'exigerez pas que je vous reconduise au pied de l'escalier. » II me fallut une demi-heure pour descendre cet escalier, on pourrait l'appeler l'Escalier des géante à plus juste titre que celui du palais du doge, à Venise.

(3) Lamartine, Ode à Napoléon.

 

En quittant la Grange de Loire, nous marchâmes deux ou trois heures sur des plateaux élevés, à travers de vastes pâturages, pour aller à La Champ Raphaël c'est là que nous primes un guide pour nous mener au Ray-Pic (1), la plus belle cascade du Vivarais.

 

Nous descendîmes près d'une heure pour y arriver. Pour bien voir ce site si renommé, il nous fallut quitter le sentier et nous enfoncer dans le lit même du ruisseau, que nous remontâmes ensuite pendant une cinquantaine de pas. Bientôt nous aperçûmes les deux cascades du Ray-Pic, l'une sur la droite, formant trois chutes principales, l'autre, sur la gauche, se précipitant d'un seul jet et de quatre-vingts pieds de haut dans le gouffre profond où toutes les deux confondent leurs eaux écumantes.

 

Du fond de ce gouffre, ces eaux rebondissaient furieuses jusque dans le lit de rocher qu'elles se sont creusé. Brisées et dispersées en poussière humide, en vapeur impalpable, elles se teignaient, aux rayons du soleil couchant, des vives couleurs de l'iris. Voici maintenant quel est l'entourage de ce tableau, peut-être plus majestueux que le tableau lui-même.

 

Un immense rempart de matières volcaniques (2) s'élève à trois ou quatre cents pieds de hauteur au-dessus des cascades, vers le nord ; des prismes basaltiques partent de trois points différents, en suivant, dans leurs rayonnements, des lignes divergentes: çà, et là ils forment des espèces de ruines suspendues en l'air, ou bien de grandes voûtes aux arcades légères et fantastiques ; leur base repose, à droite et à gauche, sur des masses, coupées à pic, de cendres agglutinées et d'une brèche volcanique d'un noir très-intense. Au-dessus de tous ces bouleversements de la nature, produits tour à tour par le feu et par les eaux, on distingue les cimes de la montagne autrefois brûlante de La-Champ-Raphaël, presque aussi haute que le Gerbier-de-Jonc. Des hêtres et des sapins lui forment une sombre et imposante couronne.

 

C'est là encore un de ces sites dont la Suisse elle-même ne peut donner l'idée, quoique plusieurs de ses cascades l'emportent sur celles du Ray-Pie, soit par élévation, soit par le volume des eaux; car on n'y peut pas rencontrer ces contrastes de couleurs si âpres et si tranchées : cette blanche écume qui rejaillit sur trois étages de noires colonnes de basaltes, ces entrailles mêmes d'un volcan dénudées par l'action continue des torrents qui bondissent du haut de ces sommets, d'où s'échappaient jadis des rivières de feu.

 

Dans ces espèces de sanctuaires privilégiés, où la nature semble révéler elle-même à l'observateur ses magnifiques secrets, on se laisse aller à d'ineffables rêveries, on se perd dans les abîmes du passé, et on se reporte vaguement vers ceux de l'avenir.

 

Il semble aussi que la difficulté de ces lieux, où l'on ne pénètre qu'à force de fatigues et même de dangers, ajoute à l'attrait qu'ils ont par eux-mêmes : c'est la possession d'une jouissance qui devient plus chère, parce qu'elle a été plus chèrement achetée; et puis, l'on est fier de penser que cette jouissance n'est pas tombée dans le domaine du vulgaire des touristes : elle tient en quelque manière au sentiment si doux de la découverte plus encore peut-être qu'à celui de la difficulté vaincue.

 

En Suisse, on finit par être las de ces gouffres au-dessus desquels on arrive par des allées sablées, et que l'on contemple paisiblement du haut d'une plate-forme entourée d'une solide barrière. Ces beautés de la nature ont perdu presque toute leur sauvage poésie, depuis qu'on leur a donné des abords si confortables, et qu'on les a rendues accessibles aux pieds les plus timides et les plus délicats.

 

On n'a pas civilisé de la sorte les entours de la cascade et des précipices du Ray Pic jusqu'à présent, le montagnard exercé peut seul s'en approcher sans crainte on ne comparera pas non plus à une allée de jardin l'affreux sentier qui mène de cette cascade à Burzet, et qui, trois heures durant, offre l'aspect d'un escalier inégal, pratiqué sur le granit nu et anguleux.

 

(1) II y a sur le Ray-Pic un distique populaire en idiome du pays ; le voici :

Quaou a pas jamay vis Paris,

Ni ton ray-pic, o paré vis.

Celui qui n'a pas vu Paris, ni le Ray-Pic, n'a rien vu.

(2) Voir dans un numéro de l'annonéen une description de ce site, par M. de Malbosc, qui l'a vu au mois d'avril, avant la fonte des neiges et des glaces.

 

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