Annonay

Extrait de l'Album du Vivarais, Albert Dubois, 1842.

Vu de la roche Chevalier

 

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Le couvent des Célestins et Annonay

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De Champagne, il faut retourner à Serrières, et prendre la route d'Annonay qui passe par Péaugres, si l'on veut voir près de là le couvent des Célestins, fondé palle cardinal Pierre de Colombier en 1358. Cet ancien couvent est à un quart de lieue de la route. Les immenses bâtiments qui existent aujourd'hui datent de 1675, le monastère gothique, tel qu'il était primitivement, fut détruit dans le temps des guerres de religion.

 

Les Célestins, qui étaient une branche de l'ordre de Saint Benoît, avaient d'abord défriché avec ardeur le désert inculte qui entourait leur demeure. Après les guerres de religion, ils avaient perdu une partie de leur simplicité et de leur austérité primitives; mais la charité leur restait: dans le cruel hiver de 1109, pour nourrir les villages de Félines, de Péaugres et tous les hameaux voisins, ils donnèrent d'abord tout ce qu'ils avaient, et firent ensuite des emprunts à des banquiers d'Annonay pour continuer leurs aumônes et pourvoir à leur propre existence. Mais, dans le cours du dix-huitième siècle, la mollesse de ces moines devint proverbiale : « Ils suent en mangeant, disait on, et tremblent en travaillant. » En 1775, l'ordre des Célestins fut détruit, et le monastère de Colombier supprimé.

 

En arrivant à Annonay par cette route, on voit sur sa droite, au bas d'une gorge riante, la magnifique papeterie de M. de Canson (1), qui a porté à un si haut degré de perfectionnement cette branche d'industrie commerciale. Cet établissement peut servir de modèle dans son genre.

 

Malheureusement ce n'est pas de ce côté que la ville se présente le mieux; mais si l'on vient, comme je l'ai fait une fois, par la route de Tournon, Annonay se découvre du pont de la Canse, assise en amphithéâtre sur ses deux collines, avec son clocher élancé de Trachi, et son château perché sur plusieurs étages de rues et de maisons. Il est fâcheux que ce château ait perdu, non seulement sa couronne de créneaux, mais même tout vestige de style féodal.

 

Le château d'Annonay remonte, suivant M. Poncer (2), au douzième siècle, et, suivant d'autres auteurs, à une antiquité encore plus reculée. Au-dessous, près de la Place vieille (5) il existait un banc appelé banc des Chevaliers. Là, le seigneur ou son bailli tenait audience : on y proclamait les ordonnances, on y faisait les encans publics, on y passait quelquefois des actes notariés.

 

Après avoir traversé, en arrivant de ce côté, la plus grande partie de la ville d'Annonay, on trouve un nouveau pont sur une autre rivière, la Deôme. Au du bord de cette rivière et en face du château, s'élèvent les rochers de Saint-germain, dont les masses noirâtres, revêtues çà et là d'arbustes et de plantes grimpantes, pendent sur les eaux avec leurs formes pittoresques et variées. Sur ces rochers était autrefois un ermitage auprès duquel on bâtit une chapelle dans le quatorzième siècle. En 1607, on y établit (4) un prieuré, et tous les ans le clergé de l'église de Notre-dame d'Annonay s'y rendait processionnellement pour y chanter l'office divin. En 1760, l'église s'écroula, on ne la rétablit pas, et les biens dépendant du prieuré furent réunis à ceux du chapitre de Notre-dame.

 

Quelques savants d'Annonay ont prétendu faire remonter l'origine de cette ville jusqu'à Jules-César. Suivant eux, ce conquérant des Gaules l'avait choisie pour lieu d'entrepôt de ses vivres. De là, le nom d'Annona, Annonay.

 

(1) Cette papeterie, qui était la même que celle de feu M. Montgolfier, père de Joseph et d'Étienne Montgolfier, inventeur des aérostats, a reçu, depuis ce temps, d'immenses accroissements

(2) Poncer, Mémoires historiques sur Annonay , tom. ler, pag. 15.

(3) « Dans l'étage inférieur de la maison st-Ange-Astier , » dit le même M. Poncer.

(4) Poncer, tom. 1er pag. 12.

 

Cette induction, fondée seulement sur une étymologie, peut paraître un peu hasardée à quiconque s'est occupé de critique historique. On ne supplée pas au silence des écrivains contemporains avec des conjectures.

 

On a trouvé des antiquités à Désaignes, à Mauves, à Tournon, à Saint-Jean-de Mussol, à la montagne du Châtelet près de Champagne. On a découvert les restes d'un silo romain sur les bords de l'Ay, près de l'habitation de M. le marquis de Mascla. Or, de ce que les conquérants des Gaules ont laissé des traces de leur passage sur plusieurs points du haut Vivarais, tandis que l'ou n'a jamais pu en trouver le moindre vestige à Annonay, que devra t on conclure ? Qu'ils n'ont jamais occupé l'emplacement de cette ville ? La logique ordinaire répondrait ainsi; mais celle des érudits est d'une nature particulière, et on les entendra soutenir que les Romains ont dû aussi avoir un établissement dans Annonay, parce que cette ville est admirablement située sur la Canse et la Deôme. Quel puissant raisonnement !

 

Tout porte à croire, au contraire, qu'Annonay est une ville d'origine féodale. Les anciennes chartes l'appellent Castrum Annoniaci. Ce château fut la résidence du viguier du haut Vivarais, puis du bénéficier, qui usurpa, à titre héréditaire, l'autorité révocable ou viagère que le souverain lui avait concédée. Des hommes d'armes se logèrent dans l'enceinte (1) du fort, et des paysans abritèrent leurs chaumières contre ses remparts. Telle nous parait être l'histoire du berceau de cette ville.

 

La manie de reculer toutes ses origines dans le lointain des âges a encore donné lieu à la tradition qui reporte jusqu'au quatrième siècle de notre ère la fabrication du parchemin (2), industrie dont l'origine est très ancienne à Annonay, et qui y a subsisté jusqu'à la fin du quatorzième siècle. Mais, sans détailler ici toutes les raisons de l'invraisemblance de cette tradition, contentons-nous de dire que nous ne trouvons pas de mention positive de l'existence d'Annonay avant le commencement du neuvième siècle. Cette mention est tirée d'un cartulaire de l'église de Vienne, où il y a un acte (3) daté de 805, et relatif à l'archiprêtre de la cité d'Annonay, civitas. Cette ville existait donc antérieurement.

 

(1) Suivant M. Poncer, les maisons que les nobles habitaient dans l'enceinte du fort ont formé un faubourg qui s'appelait Bourg ville. (Voyez tom. fer de son histoire, pag. 10 et il.)

(2) Les mégisseries d'Annonay procèdent sous le rapport matériel de cette industrie dont voici l'origine, suivant Pline : « Eumenês, roi de Pergame , voulant rivaliser, pour l'établissement de bibliothèques publiques, avec Ptolémée , roi d'Égypte, ce dernier, afin d'empêcher son rival de l'emporter sur lui défendit l'exportation du papirus préparé ou charta. Privés de cette matière, les Pergaméniens imaginèrent de la remplacer par des peaux d'animaux qu'ils préparèrent d'une façon toute particulière, et qui, du nom de leur ville, portent le nom de Pergamins. » (Pline, XIII, 2.) Ainsi, le parchemin remonte à l'an 468 de Rome, ou 286 avant J.-C. Le même Pline cite comme un chef-d'oeuvre de calligraphie les vingt quatre livres de l'Iliade, transcrits sur une seule bande de pergamin tenant dans une noix. (Plin., Vil, 21.)

(3) Cet acte nous a été montré par M. Poncer; il est tiré des statuts dressés par l'archevêque Volfère, sous l'autorité de Charlemagne.

 

En 844, un acte d'échange fait entre deux seigneurs, le comte Archambaud et le comte Rostaing, désigne Argental comme faisant partie du mandement d'Annonay, et Annonay comme appartenant au pays Viennois (1). Il paraît même que le mandement d'Annonay, appelé depuis haut Vivarais, s'est étendu jusqu'à Cruas (2).

 

Annonay fut, dans les neuvième, dixième et onzième siècles, le chef-lieu d'une viguerie ou vicairerie, gouvernée par un lieutenant (vicarius) du comte de Vienne (3).

 

Le château d'Annonay et ses dépendances appartinrent ensuite successivement aux comtes de Forez, à l'archevêque de Lyon, aux dauphins de Viennois (4), aux sires de Roussillon (5), aux sires de Villars, aux Lévi-Ventadour et aux Rohan Soubise. Ces seigneurs accordèrent à Annonay des chartes et des libertés qu'ils confirmèrent et étendirent tour à tour. En 1568, Achille Gamon recueillit et mit en ordre les chartes des libertés et franchises accordées aux habitants d'Annonay, par leurs seigneurs successifs; puis il écrivit aux consuls pour leur offrir ce travail. Il leur fit sentir les avantages qui en résultaient pour leurs concitoyens, dont les charges féodales étaient bien moindres que celles des villes voisines, telles que Tournon, Andance, Satilleux, etc. « Là, dit il, les habitants sont exposés à des tailles, à des doublements de rentes dans les cinq cas, à des corvées, à la banalité des moulins, et pour la vente des vins, enfin, aux droits de troussage, gelinage et civerage, dont les citoyens d'Annonay ont été délivrés par leurs seigneurs en grande partie (6). »

 

Quant à l'église de Notre-dame d'Annonay, son existence, comme nous l'avons vu par l'acte cité plus haut, remonte au temps de Charlemagne; elle avait été en partie reconstruite depuis. Elle était fort grande et d'un beau style; son chour s'étendait en demi-cercle sur la place appelée aujourd'hui place de la Liberté; elle avait plus de vingt-cinq chapelles. Dans le temps des guerres de religion, elle fut démolie, pillée et dévastée à deux ou trois reprises; pendant longtemps l'office divin ne fut célébré que clans l'église de Trachi, la seule qui eût été épargnée. Au commencement du dix-huitième siècle, Pierre de Villars, archevêque de Vienne, vint séjourner à Annonay et fit relever l'église de Notre-dame, mais sur un plan moins grandiose que le plan primitif. L'architecture en est très ordinaire; on n'y remarque que deux coquilles fort belles rapportées des Indes en 1791, une chaire d'un très bon style, et un grand christ en bois, qui est un excellent morceau de sculpture.

 

(1) Ipsoe vero res consistunt in pago Viennensi, in agro Annonacensi, in loco qui vocatur Argentam... (Recueil des historiens de France, tom. VIII.)

(2) Girard, comte de Forez, donna, pour sa sépulture, à Àdelene, abbé de Saint-Pierre-de-Vienne, des fonds de terre in agro Annonacensi in villa Crudatis. (Chorier, Histoire de Dauphiné, tom. fer, et Poncer jeune, Histoire d'Annonay, tom. fer, pag. 190 et 191.

(3) Chorier, Histoire de Dauphiné.

(4) Aux archives de la chambre des comptes de Grenoble on trouve, à la date de 1230, une déclaration du dauphin comte d'Albon, portant qu'il reçoit en fief, de l'archevêque de Lyon, les châteaux d'Annonay et d'Argental.

(5) Aymar, Artaud et Guillaume de Roussillon , s'étant attachés opiniâtrement au parti des rois d'Angleterre et de Navarre, contre le roi de France, leurs biens furent confisqués en 1353 ils se maintinrent par la force dans leurs domaines. Aymar fut reçu en grâce par le roi, en 1362, à condition qu'il reconnaîtrait la baronnie d'Annonay comme ressortissant directement de la couronne.

(6) Notice sur Achille Gamon, par M. Duret; Mémoires sur Annonay, par Poncer. Ce dernier rapporte en entier le texte des libertés et franchises de la ville , tel qu'Achille Gamon l'avait rédigé.

 

Les Annonéens sont très fiers du clocher de leur église de Trachi; ce clocher est, en effet, très élancé et se présente sous un aspect pittoresque au milieu de leur ville en amphithéâtre. Le prieuré de ce nom fut fondé en 1520, par Guy Trachi, bourgeois d'Annonay, et par sa femme Line de Saint-Jullien; il devait être desservi à perpétuité par huit chanoines de Saint-Ruf, dont l'un devait être prieur, et qui tous étaient chargés de distribuer chaque semaine un pain de seigle de deux sols aux pauvres d'Annonay (1).

 

En 1552, le clocher de Notre-dame d'Annonay s'écroula, et celui de Trachi fut désormais destiné au service de cette église. Les protestants voulurent démolir le clocher de Trachi comme ils avaient détruit l'église de Notre-dame. Voici, à ce sujet, une anecdote qui nous paraît authentique :

 

M. Claude Carron, médecin distingué d'Annonay, s'était retiré, depuis le commencement des troubles, au monastère des Célestins de Colombier ; il fut appelé à Annonay pour donner ses soins au capitaine Rambaud, officier protestant très redouté. M. Carron ne consentit à sortir de sa retraite qu'à condition que cet officier lui promettrait de faire garantir le prieuré de Trachi de tout pillage et de toute dévastation. Cette condition fut acceptée; il vint soigner et guérir le capitaine Rambaud, qui tint religieusement sa promesse, et se dédommagea ailleurs du mal qu'il ne pouvait plus continuer de faire au culte catholique d'Annonay .

 

Voici le récit que m'a fait, au sujet de cette fondation , un bon Annonéen appelé Mantelin-de-Pied-de-Boeuf, qui m'a servi de cicerone :

 

« Pendant plusieurs nuits de suite, Trachi avait rêvé que, s'il se rendait sur le pont de la Guillotière, à Lyon, il y trouverait moyen de faire sa fortune. Comme c'était un homme sage et pieux, il craignit que ce songe ne vint pas du ciel, et, avant de céder aux avertissements mystérieux qui s'étaient répétés pour lui à diverses reprises, il voulut sanctifier en quelque sorte, par une bonne oeuvre, la démarche qu'il était sur le point de faire. En conséquence , il fit voeu que, si son rêve se réalisait, il consacrerait une portion de ses biens à la construction d'une église et à la fondation d'un prieuré. Il partit donc pour Lyon, et alla sur le pont de la Guillotière. il s'y promena pendant deux jours fort inutilement; le troisième, il y retourna encore sans beaucoup d'espoir, et, après plusieurs heures d'attente, il était tout pensif, quand une vieille femme, qui l'avait déjà rencontré, lui demanda quel était le motif de sa tristesse et pourquoi il allait et venait sans cesse sur ce pont.

 

- « Ah ! lui dit il , c'est que j'ai rêvé que, si je me rendais sur. ce pont, j'y ferais ma fortune ; mais voilà trois jours que je m'y promène, et la fortune ne vient pas.

- Bah! Lui répond la vieille femme, il ne faut pas croire aux songes. j'ai bien aussi rêvé cette nuit que, si j'allais à Annonay, ma fortune serait faite , et que je trouverais un trésor sous un figuier dans la vigne d'un nommé Trachi.

Aussitôt, sans répondre un seul mot, Trachi repart en toute diligence pour Annonay, fouille dans sa vigne à l'endroit indiqué, et y trouve un riche trésor. Le premier usage qu'il en fait est d'accomplir religieusement son voeu »

 

Certes, c'est noblement spéculer sur son talent que de le faire servir ainsi à empêcher un acte de vandalisme; la religion et les arts, dont ce médecin avait si bien mérité, auraient dû lui ériger un monument dans la vieille basilique dont il était devenu en quelque sorte le second fondateur.

 

Au quatorzième siècle, les sires de Roussillon, qui avaient embrassé le parti de l'Angleterre, introduisirent des hommes d'armes dans Annonay. 'Vers le même temps, les routiers ou compagnies franches désolèrent le haut 'Vivarais; ils furent d'abord défaits et chassés par les habitants de la contrée; puis, en 1427, des aventuriers anglais firent des ravages dans le haut Vivarais jusqu'à Saint-Victor, près de Saint-Félicien. Peu de temps après, un Espagnol, Rodrigo (2) de Villandras, nouveau chef de routiers, se cantonna dans Annonay, en fit sa place d'armes, et il sortait de là pour faire des excursions dans les provinces voisines. Enfin, en 1430, il s'engagea avec ses troupes au service du roi, sur la demande de Raoul de Gaucourt et d'Humbert de Grolée, maréchal du Dauphiné, et quitta pour toujours le haut Vivarais.

 

Au commencement du seizième siècle, des germes de troubles furent répandus à Annonay par l'introduction des nouvelles doctrines religieuses. Un docteur appelé Machopolis, qui avait entendu Luther en Saxe, vint prêcher dans cette ville, en 1528, contre les reliques et les indulgences.

 

Peu de temps après, Étienne Renier, cordelier apostat, chercha aussi à y propager les idées de réforme, et fut brûlé publiquement; en 1555, le carme Pierre Richer fut envoyé par Calvin à Annonay, et, après y avoir prêché pendant quelque temps, il parvint à s'échapper. Sept ans après, cette ville adoptait publiquement le calvinisme (3).

 

L'année 1561, les protestants commencèrent à persécuter les catholiques de l'intérieur de la ville, à saccager les églises, à s'approvisionner d'armes qu'ils firent venir de Saint-Étienne, et à barricader avec des chaules tous les carrefours.

 

Pendant les neuf années qui suivent, Annonay est pris, repris et saccagé cinq fois par le sire de Saint-Chamond, capitaine catholique, et par Saint-Romain, son frère, capitaine protestant. Il semblait que l'anéantissement d'Annonay fût poursuivi à outrance par ces deux féroces guerriers, comme un affreux pacte de famille. Le fanatisme des deux partis s'enrôlait tour à tour, pour s'assouvir, sous leurs bannières ennemies.

 

(1) L'église de Notre-dame était déjà démolie à cette époque. (Voir l'Histoire d'Ànnonay, par M. Poncer, tom. ler.)

(2) Voir Froissard, passim; Chorier , Histoire du Dauphiné, et Histoire du Languedoc, par dom Vie et dom Vaissette.

(3) Voir la préface, S IV.

 

Enfin, les Annonéens protestants et catholiques, fatigués d'être les instruments de quelques ambitieux étrangers à leur ville, jurèrent de vivre en paix les uns avec les autres, et de se garantir mutuellement la liberté de leur culte. Ils trouvèrent un appui à cette sage résolution dans l'édit de pacification de 1570. Le maréchal de Montmorency, lieutenant général du roi en Languedoc, leur donna pour gouverneur Nicolas du Peloux, jeune officier plein de modération et de courage, et digne fils du magistrat catholique qui avait donné asile dans sa maison aux protestants échappés aux fers des séïdes de Saint-Chamond.

 

Annonay respira sous l'administration ferme et paternelle de M. du Peloux. La Saint-Barthélemy éclata (1) et au lieu de suivre servilement les ordres qu'il avait reçus de Paris, le jeune gouverneur fit publier une proclamation par laquelle il défendait aux catholiques d'inquiéter en aucune manière les protestants, soit dans leurs personnes, soit dans l'exercice de leur culte. Cependant ces derniers apprenaient tous les jours que quelques-uns de leurs frères étaient massacrés et que d'autres prenaient les armes pour se défendre. Une inquiétude générale agitait tous les esprits.

 

Le sage gouverneur d'Annonay parvient néanmoins à comprimer toute rébellion pendant quelques mois.

 

L'année suivante, les protestants du Vivarais se soulèvent sous le commandement du fameux Pierre Gourde (2); Chalencon est assiégé. Quelques chefs de partisans surprennent les tours d'Oriol et de Munas et en font le repaire d'affreux brigandages (5). Du Peloux parvient à les en déloger et à maintenir Annonay dans l'obéissance du roi, puis il conclut une trêve avec Pierre Gourde, qui va porter ses armes dans le Velay. Il avait rempli honorablement sa mission jusqu'à ce moment; mais, comme on ne lui fournissait aucune ressource pour l'entretien de ses troupes, il crut devoir donner sa démission de gouverneur du haut Vivarais. Alors les habitants d'Annonay se chargèrent eux-mêmes de la garde du château, et, pour la rendre plus facile, ils pratiquèrent une ouverture dans les remparts, du côté de la ville, et ils convinrent de vivre sous l'obéissance du roi en se garantissant la liberté de conscience, et en jurant de se défendre mutuellement contre les attaques du dehors et les troubles du dedans.

 

(1) Le 24 août 1572.

(2) François de Barjac, sire de Pierre Gourde; il sera, dans cet Album, l'objet d'une mention spéciale.

(3) Un certain capitaine Erard, de Vernoux, dont nous parlerons plus tard.

 

Ils eurent à mettre bientôt à exécution cette noble promesse. Le sire de Pierre Gourde, en revenant du Velay, mit garnison dans Quintenas et somma Annonay de lui ouvrir ses portes. Les protestants de la ville repoussèrent toutes ses propositions et menacèrent de prendre les armes; Pierre Gourde prit le parti de se retirer. Un peu après, Saint-Chamond fit, auprès des Annonéens catholiques, les mêmes tentatives. Ceux ci ne furent pas moins fidèles à leur serment de garantie mutuelle; ils ne voulurent avoir aucune relation avec cet homme qui avait fait tant de mal à leurs concitoyens. Seulement, de concert avec les protestants, ils promirent de ne pas recevoir dans leurs murs les troupes des ennemis du roi.

 

Peu de temps après, Saint romain s'approcha d'Annonay avec une petite aimée; cette fois, des protestants lièrent des intelligences avec lui, et livrèrent à ses troupes les portes de la ville. La consternation fut générale, mais, contre toute attente, il n'y eut ni pillage , ni effusion de sang.

 

En 1576, fatigués des horreurs de la guerre civile, les deux partis convinrent de poser les armes dans tout le haut 'Vivarais; puis arriva la paix générale, et alors les habitants d'Annonay élurent pour leur gouvernent- le sire du Peloux. Ce choix fut confirmé par le maréchal de Damville, qui donna aussi à cet officier le commandement des Célestins et de Boulieu.

 

La ligue ralluma la guerre en 1580; mais il parait que M. du Peloux, qui n'épargna ni sa bourse ni sa vie pour garder la ville qui s'était elle-même confiée à lui, parvint à la préserver de tout trouble et de tout pillage. Il était d'ailleurs favorisé dans ses efforts par la lassitude des partis et par le crédit qu'avaient recouvré les bons citoyens, dont les conseils pacifiques avaient enfin prévalu (01). Au surplus, à cette époque désastreuse, les bras manquaient pour ainsi dire à la guerre. Aux discordes civiles s'étaient joints les fléaux de la famine et de la peste, qui en sont souvent les tristes conséquences. Deux maladies contagieuses, qui s'annoncèrent avec un caractère effrayant d'intensité, sévirent sur la France entière: c'étaient la coqueluche et la peste. La première ne dura que six mois, mais la seconde se prolongea pendant cinq ou six années, portant ses ravages tantôt dans une province tantôt dans une autre. Dans le haut Vivarais, elle fut précédée par une famine affreuse, qui désola cette contrée en 1585. Des bourgeois d'Annonay, qui jusque là avaient vécu dans l'aisance, furent réduits à la dure extrémité de demander l'aumône. Dans les campagnes, les paysans se nourrissaient de glands , de racines et d'herbes sauvages; quelques-uns allèrent jusqu'à manger de l'écorce de pin, et des coquilles de noix et d'amandes réduites en farine. Ces mauvais aliments engendrèrent des fièvres chaudes; puis, la peste éclata avec fureur à Annonay dans l'été de 1586. La ville se remplit de voleurs qui pillaient les maisons des absents. M. du Peloux et quelques autres généreux citoyens qui avaient eu le courage de rester dans leurs demeures, réprimèrent ces désordres autant qu'il le purent. Le commerce cessa entièrement, l'herbe croissait dans les rues et sur les places publiques. Les châteaux voisins étaient abandonnés par les garnisons à qui on en avait confié la garde; les frères mêmes se fuyaient; les parents redoutaient le contact de leurs propres enfants: la terreur semblait dissoudre les liens les plus sacrés de la nature (1).

 

La cupidité, il faut le dire à la honte de l'humanité, s'efforça de suppléer aux affections de famille devenues impuissantes devant la crainte de la contagion. Des hommes firent métier de soigner des pestiférés au péril de leur vie, afin de capter des donations et des testaments. Les annales du temps citent entre autres un marchand d'Annonay, qui, par de semblables moyens, acquit plus de vingt héritages. Mais la Providence ne voulut pas laisser subsister l'exemple d'une fortune puisée à cette source impure; la peste frappa à son tour cet étrange spéculateur et n'épargna pas même sa femme et ses enfants. Ainsi, ses richesses si péniblement acquises passèrent à des mains étrangères.

 

Dès la fin de l'année 1586, la peste cessa dans le haut Vivarais, et Annonay se repeupla en très peu de temps.

 

En 1609, la guerre civile se ralluma dans la plus grande portion du 'Vivarais , mais les Annonéens eurent le bon esprit d'y rester à peu près étrangers; ils surent profiter de l'expérience de leurs pères pour prévenir le retour de ces épouvantables calamités qui avaient pesé sur leur pays. Ils ne prirent pas non plus la moindre part à la guerre des Camisards (2), dont les premières étincelles partirent d'une portion du Vivarais et allèrent allumer dans les Cévennes un vaste incendie.

 

Quand l'édit de Nantes fut révoqué, que le temple d'Annonay fut démoli, et que les ministres qui y exerçaient leur culte furent exilés, un grand nombre de protestants de cette ville, réduits au désespoir, ne se soulevèrent pas contre la main qui les frappaient, mais ils allèrent en pleurant retrouver, sous un ciel étranger, la liberté de conscience dont ils étaient privés sur leur terre natale. Alors les catholiques Annonéens se montrèrent dignes de ce qu'avaient été leurs pères dans les derniers temps des guerres de religion: ils ne virent que des frères dans leurs concitoyens persécutés. Les archives de leur commune font foi de l'officieuse intervention des magistrats consulaires en faveur de ces malheureux enfants du même berceau, les catholiques crurent devoir les aider de leur crédit, de leur bourse et de leurs conseils. Quelques-uns même suivirent les traces des familles exilées, pour les soulager dans leurs peines et les ramener dans leurs foyers. Enfin, en 1686, on osa protester légalement contre les rigueurs de Louis XIV, en choisissant parmi les protestants plus de la moitié des conseillers de la commune.

 

(01) Voir la préface, IV, pag. 34.

(1) Voir un vieux manuscrit intitulé: Discours véritable de ce qui est advenu en Vivarais, Forez et pays voisins, ès années 1585 et 1586, par la guerre, cherté et pestilence.

(2) Voir la préface ou notice sur le Vivarais , S IV.

 

Peu à peu, cette grande plaie se cicatrisa; la tolérance de fait qui signala la fin du règne de Louis XV et tout celui de Louis XVI, laissa respirer les protestants, et permit à l'industrie, dont ils étaient les principaux soutiens, de se relever avec éclat. Le commerce de la mégisserie et celui de la tannerie y devinrent florissants. On introduisit des fabrications nouvelles, la chamoiserie, la teinturerie et la papeterie. Cette dernière branche d'industrie a pris naissance à Annonay au commencement du dix-huitième siècle. On sait l'extension qu'elle a reçue depuis. Ne semble t'il pas que cette ville, qui, dès son berceau, était connue par ses fabriques de parchemin, ait été appelée à fournir de tout temps à la France la matière qui sert à fixer les produits de la pensée et les créations du génie ?

 

On doit à des négociants, voués à ce genre d'industrie, une découverte mémorable qui, peu d'années avant la révolution, attira sur Annonay l'attention de la France et de l'Europe entière: je veux parler des frères Montgolfier, qui inventèrent les aérostats. Dans une intéressante notice sur celui des deux frères (1) qui fut le principal auteur de cette découverte, le vénérable docteur Duret (2), qui était son parent, monte que, dans sa jeunesse, il fut accompagné à Montpellier, où il allait finir ses études de médecine, par Joseph Montgolfier, qui lui servait de mentor ; Ce dernier, dont la conversation était instructive et variée, revenait souvent à une idée qui semblait le posséder, la navigation dans l'atmosphère. Or, on était alors à la fin d'octobre 1777.

 

Dans les années suivantes, Joseph Montgolfier, qui avait établi une fabrique de papiers à Voiron en Dauphiné, revint de temps en temps à Annonay, entretenir ses frères du projet d'invention dont il était occupé. Les plus âgés le raillaient de ce qu'ils appelaient sa manie; il ne put faire adopter ses idées que par Etienne, le plus jeune d'entre eux.

 

(1) Dans cette notice, le docteur Duret donne de curieux détails sur l'enfance de Joseph Montgolfier. Elevé avec une extrême sévérité par son père, ce jeune homme s'échappa du collège de Tournon, où on l'avait mis, et on le retrouva dans la campagne occupé à cueillir de la feuille de mûrier pour gagner son pain, On le ramena à Tournon, où il resta quelque temps ; Mais on voulut ensuite lui faire étudier la théologie: alors il s'évada de nouveau, et se réfugia dans un obscur réduit à Saint-Étienne, où il ne s'occupait que de, fourneaux et de machines dont il calculait les effets. Enfin son père le rappela et lui donna de l'emploi dans la fabrique de papier.

(2) Le docteur Duret vient de mourir, regretté de tous les habitants d'Annonay.

Dans l'hiver de 1782, Joseph Montgolfier se trouvait à Avignon, et il était fort occupé, comme on l'était alors en France, du siége de Gibraltar et du mauvais succès des batteries flottantes. Cette pensée le ramenait à celle de la navigation aérienne; il était assis au coin du feu, tenant entre ses mains un plan qui représentait les travaux du siège. Ses yeux se portaient de ce plan à son foyer; la vue de la fumée, dont les molécules s'élevaient le long des parois intérieures de la cheminée, présente à son esprit comme une sorte de révélation subite. « Pourquoi, se dit-il alors, ne renfermerait-on pas cette fumée de manière à en composer une force disponible? » Et alors, il se fait donner un morceau de taffetas, construit un petit ballon dans sa chambre même, et le voit s'élever jusqu'au haut du plafond. Puis il écrit sur-le-champ à son frère Etienne, qui était à Annonay : « Prépare promptement des provisions de taffetas et des cordages, et tu verras les choses les plus étonnantes du monde. »

 

Après beaucoup d'efforts pour perfectionner ces premières ébauches, les frères Montgolfier finirent par faire en plein air des essais heureux; puis, quand ils se furent ainsi assurés du succès, le 5 juin 1785, ils firent une expérience publique dans la première cour du couvent des Cordeliers, en présence des états du Vivarais, alors réunis à Annonay. Cette expérience réussit complètement. « Le globe qu'ils avaient construit, dit Grimm (1) dans sa Correspondance, avait 55 pieds de diamètre; il était de toile enduite de papier collé. On sait aujourd'hui qu'ils s'étaient procuré le gaz dont ils l'avaient rempli, par un procédé fort simple et peu dispendieux: en faisant brûler de la paille humide et différentes substances animales, telles que de la laine et d'autres matières de graisse plus ou moins inflammables. C'est à la faveur de cette fumée que le globe, livré à lui-même, s'est élevé à perte de vue, à une hauteur estimée, par les uns, cinq cents toises, et par les autres, mille. Il est redescendu dix minutes après, sans doute par la déperdition du gaz qu'il renfermait. Suivant le calcul de MM. Montgolfier, le globe occupait l'espace d'un volume d'air du poids de deux mille cent cinquante-six livres; mais, comme le gaz ne pesait que mille soixante-dix-huit, et le globe cinq cents livres, il y avait un excès de cinq cent soixante-dix-huit livres pour la force avec laquelle le globe tendait à s'élever. »

 

(1) Correspondance de Grimm ci Diderot, tom. VI, pag. 169-5.

 

Les frères Montgolfier furent appelés à Paris par le gouvernement, qui ne fut, en cette circonstance, que l'écho de l'enthousiasme publie. Ils renouvelèrent avec succès leur expérience aérostatique dans la plaine du Champ de mars, le 23 août de la même année. Cette fois, ils avaient adapté à leur ballon une galerie circulaire en osier, au moyen de laquelle Etienne Montgolfier, Pilâtre des Roziers et le Chevalier d'Arlande s'élevèrent à 50 pieds de hauteur. A cette occasion on avait fait frapper une médaille d'or, qui représentait, d'un côté, les têtes des deux frères Montgolfier, avec cette inscription : « L'air rendu navigable; 1783, » et de l'autre côté, le Champ de mars, l'école militaire dans le fond, et, au-dessus d'un nuage qui se résolvait en pluie, le globe s'élevant majestueusement dans les airs.

 

A la tête des souscripteurs de cette médaille, dont la première idée était due à MM. Faujas de Saint-Fond, se trouvaient la reine Marie-Antoinette, Monsieur, Madame, M. le comte et Mme la comtesse d'Artois.

 

Comme toutes les gloires ont leurs détracteurs, M. de Rivarol fit à cette époque une brochure très spirituelle, mais très inexacte et très mensongère, dans laquelle il s'efforçait de disputer à MM. Montgolfier le mérite de leur découverte, pour en faire honneur à M. Charles, physicien de Paris. Mais cette brochure n'obtint aucun crédit auprès du public ; au contraire, l'engouement pour MM. Montgolfier et pour leur invention ne connut pas de bornes. Dans tous les cercles, dans tous les soupers, aux toilettes des femmes à la mode, comme dans les lycées académiques, il ne fut plus question que d'expériences, d'air atmosphérique, de gaz inflammable, de chars aériens. « On ferait, dit Grimm, un livre beaucoup plus fou que celui de Cyrano de Bergerac, en recueillant tous les projets, toutes les chimères, toutes les extravagances dont on est redevable à la nouvelle découverte. »

 

On s'est servi du ballon pour peser l'air à diverses hauteurs, et pour faire un grand nombre d'expériences de physique; mais on n'est pas parvenu, comme on l'espérait dans le dix-huitième siècle, à diriger sa marche, et notre budget ne risque pas encore d'être grevé d'une augmentation par la création d'une marine aérienne. Les Anglais n'ont pas, que nous sachions, employé ce moyen commode et économique pour aller en Chine. Mais d'autres découvertes sont venues consoler le dix-neuvième siècle de n'avoir pas pu perfectionner celle des aérostats.

 

Joseph Montgolfier et le marquis de Brantes (1) firent, à Avignon, en 1797, l'expérience du parachute; M. Garnerin s'en est servi depuis pour descendre lui même du haut des airs, à la suite d'une ascension en ballon.

 

(1) « Ils construisirent une espèce de parasol de sept pieds quatre pouces de diamètre et d'une forme demi sphérique. Douze cordons, attachés à différentes parties correspondantes de la circonférence, soutenaient, par le bout opposé, un panier d'osier dans lequel était un mouton; au-dessous étaient placées quatre vessies de cochon remplies d'air. On fit tomber cet appareil du haut des tours d'Avignon, c'est à dire d'environ cent pieds, après avoir mis le tout en peloton et l'avoir jeté aussi loin que possible pour l'écarter des murs. La chute fut très rapide dans la première moitié de J'espace, mais ensuite le parachute s'étant ouvert, le mouvement devint très lent. Dès que l'appareil fut sur la surface de la terre, le mouton en sortit avec liberté et s'enfuit rapidement. » (Mémoires historiques sur Annonay, par M. Poncer jeune, tom. Ter, page. 281.)

 

On a élevé à Annonay, en l'honneur des frères Montgolfier, une pyramide triangulaire qui a été placée, dit-on, à l'endroit où leur aérostat s'est élevé en 1785 ; mais cette pyramide, reléguée dans un coin de la place du Collège, serait beaucoup mieux placée au milieu. Ce serait le cas de s'affranchir du respect superstitieux qui a voulu consacrer le lieu même de la célèbre expérience.

 

Il nous reste peu de chose à dire sur l'histoire d'Annonay. Quand on s'approche des temps contemporains, il semble qu'on sente un sol brûlant sous ses pieds. D'ailleurs, à dater de 17 88, les annales particulières se ressemblent, et bientôt après vont se perdre dans l'histoire générale. Ainsi, les trois ordres du Vivarais, réunis à Annonay le 27 octobre 1788 (1), demandèrent la tenue prochaine des états généraux, qui détruisit bientôt après et cette province et sa représentation locale. N'est ce pas là l'histoire de toutes les provinces de France ?

 

Le 25 mars 1789, le tiers état de la sénéchaussée d'Annonay envoya à ses mandataires une pétition en soixante-huit articles, également remarquable par la netteté de sa rédaction et la modération de ses vues. Sous ce rapport, il faut le dire, l'histoire d'Annonay lie ressemble pas à celle de toutes les autres villes à la même époque.

 

On nous permettra. de tirer un voile sur les scènes révolutionnaires dont Annonay fut le théâtre. Nous n'écrivons pas pour ranimer des haines et des vengeances; du reste, nous pouvons, avec la France entière, rendre hommage à l'héroïque fermeté avec laquelle Boissy D'Anglas, député de cette ville à la Convention, présida la fameuse séance du le prairial an III. Tout le monde sait les détails de cette séance, et à ceux qui ne les connaîtraient pas nous dirions : « Allez voir à l'hôtel de ville d'Annonay le beau tableau de M. Vinchon (2). »

 

Cet hôtel, commencé en 1850 et récemment achevé, est un bâtiment d'une construction noble et sévère. On y a joint la bibliothèque publique, qui s'est accrue des livres d'un cabinet de lecture fondé par souscription en 1825.

 

Les ouvrages les plus anciens et les plus précieux de cet établissement proviennent des dépouilles des couvents des Cordeliers et des Récollets, et d'un legs fait, en 1765, à la ville d'Annonay par M. le marquis de Faï-Gerlande. Cette bibliothèque se compose déjà de plus de 10,000 volumes.

 

A droite et à gauche du fronton de l'hôtel de ville, sur les deux portails de la halle, on voit les armoiries d'Annonay, qui consistent en un damier surmonté de la couronne ducale, avec deux cygnes pour support, et la fameuse devise : Cives et semper cives.

 

(1) Voir le procès-verbal de cette délibération dans l'histoire de M. Poncer jeune.

(2) Celui de 31. Court, sur le même sujet, embrasse plus de détails, mais il offre un peu de confusion,

Le damier paraît être l'emblème de l'égalité, et la devise latine S'explique par le civisme éminent mais exclusif des Annonéens; elle pourrait se traduire ainsi: « Tout et M. Vinchon a échappé à cet inconvénient. pour nous et entre nous, citoyens de la même ville, mais rien aux autres. » Aussi, ce qu'on appelle dans notre siècle l'esprit humanitaire ne semble pas y avoir pénétré.

 

Un autre établissement publie que l'on doit mentionner, à Annonay, est le collège, qui a été fondé en 1641 par André de Sauzéa, (1) évêque de Bethléem et conseiller du roi. Il fut dirigé d'abord parles cordeliers. Au commencement du dix septième siècle, il a été rétabli dans le même esprit qui avait présidé à sa fondation. Les principes religieux et moraux n'y sont pas sacrifiés au besoin souvent trop exclusif de l'instruction, et l'enseignement y est néanmoins complet, comme dans tous les collèges de l'université. Les bâtiments viennent d'être restaurés et agrandis.

 

Il y avait autrefois beaucoup de monastères et de communautés religieuses à Annonay; il y a encore quelques établissements de ce genre. Les dames du Sacré-coeur y ont un couvent, où elles s'occupent avec succès de l'éducation des jeunes personnes. Il y a, depuis 1810, des frères de la doctrine chrétienne, qui ont de quatre à cinq cents élèves par an.

 

L'hôpital d'Annonay, fondé en 1686 sous le nom de l'hospice de l'Enfant jésus, a reçu des accroissements successifs qui l'ont rendu un des plus riches du département de l'Ardèche. On y loge annuellement environ cent personnes infirmes ou malades, parmi lesquelles il faut compter -vingt vieillards.

 

Annonay possède un tribunal de commerce, une chambre consultative des arts et manufactures, et une société de statistique.

 

Parmi les créations de l'industrie de ses habitants, on remarque un établissement d'horticulture et d'arboriculture, qui est un des plus beaux du midi de la France. Il s'étend sur un espace de plus de soixante hectares de terrains, et, quoique d'une date assez récente, il prend une grande extension commerciale; il appartient à MM. Jacquemet et Bonnefonds.

 

Annonay renferme une multitude d'établissements industriels, tels que des fabriques de draps, des filatures de soie et de coton, de nombreux moulins à blé, des brasseries, des tanneries, des mégisseries, des papeteries, etc.

 

Ces deux dernières branches d'industrie (2) sont celles qui contribuent le plus à la réputation et à la richesse commerciale d'Annonay.

 

(1) André de Sauzéa, disciple et ami de St-François-de-Sales , était le fils d'un juge d'Annonay. Il fut directeur der hôpital de Bethléem à Clamecy, dans le Nivernais, avec le titre d'évêque in partibus, puis il devint principal du collège d'Autun, à Paris, et mourut en 1643.

(2) Sur les dix papeteries du département de l'Ardèche, il y en a huit qui appartiennent à Annonay et qui produisent, à elles seules , près de 300 mille rames de papier par an; quant aux mégisseries, il y en a soixante fabriques, qui demandent à toutes les parties du monde les peaux de chèvres qui leur servent de matière première. Nous avons dit plus haut qu'on pouvait évaluer leurs produits à plus de six millions par an.

 

Il y a à Annonay une fabrique de coton, qui produit, par an, 50 mille kilogrammes de coton cardé et filé, six filatures de la plus belle soie blanche connue, et neuf moulinages de soie, un tissage mécanique de soie, quarante métiers, une fabrique de gélatine, de bougies, un bel établissement de moulins à farine, système anglais, etc.

 

La prospérité toujours croissante dont elle jouit depuis plus d'un siècle a rapidement élevé le chiffre de sa population, qui est maintenant de plus de neuf mille âmes. C'est la ville la plus considérable du département de l'Ardèche.

 

Les Annonéens sont probes, laborieux, intelligents, de mours douces et hospitalières. Leur sagesse, leur modération, leur bienveillance patriotique les uns pour les autres, contribuèrent beaucoup, au temps des guerres civiles, à amortir chez eux ces haines fanatiques, nées des dissensions religieuses, et si vivaces encore aujourd'hui dans certaines villes du midi de la France. « Comme Annonay, dit M. Chomel dans ses Annales, se trouve à l'extrémité de la province du Vivarais, ses habitants ont plus de conformité de mours et de manières avec ceux du Lyonnais et du Forez, qu'avec ceux d'au delà du Doux et des Bouttières, qui, par le passé, ne craignaient pas la justice dans leurs plus hautes montagnes, et osaient même se la faire des autres lorsqu'ils se croyaient offensés. »

 

Les Annonéens, dont le caractère a toujours essentiellement différé de celui des montagnards du Vivarais, semblent, en effet, appartenir à cette zone de l'est central de la France, dont Lyon est en quelque sorte le chef-lieu moral. Leurs relations d'affaires avec cette grande ville, si riche et si commerçante, ont encore augmenté ces ressemblances et ces sympathies.

 

Sur la rive droite de la Canse, à trois quarts de lieue d'Annonay, dans un endroit où ce torrent est profondément encaissé, on voit s'élever, au-dessus de la surface de ses eaux, un rocher d'une configuration bizarre, dont la partie inférieure semble représenter les traits d'un homme ou plutôt le masque d'un colosse, on dirait un de ces débris du temple des géants qui jonchent le sol de la vieille Agrigente.

 

Ce rocher, isolé de toutes parts, se termine par une pointe élancée et pyramidale ; il a cent vingt pieds de hauteur : la circonférence de sa base est de deux cent quarante pieds.

 

Nous allâmes visiter cette curiosité naturelle avec un littérateur d'Annonay et avec le guide dont nous avons déjà parlé, Vaîileliii-de-Pied-de-Boeuf. Chemin faisant, nous devisions avec le littérateur de l'étymologie de ce nom Péréandre, qui nous paraissait avoir une physionomie toute hellénique. Selon le savant Annonéen, le pays des Volces arécomices (1) et des Helviens avait été donné aux Massiliens ou Marseillais, par Pompée. Marseille était une colonie phocéenne; rien d'étonnant que quelques noms grecs se fussent conservés dans le pays. Mais le mot Péréandre signifierait­ il, comme on l'a prétendu dans une volumineuse dissertation, pierre de l'homme, petra andros. Il n'y aurait pas d'apparence qu'on eût accolé ainsi une racine latine à une racine grecque. Sans doute Péréandre vient de au-dessus de l'homme, ce qui exprime, en effet, la reproduction plus grande que nature du type humain.

 

Pendant que nous nous tourmentions ainsi à chercher l'origine scientifique du mot Péréandre, notre guide souriait d'un air narquois. « Eh bien! lui dit notre compagnon Annonéen , est ce que tu aurais aussi ton idée là-dessus, toi? Pargué! monsieur, » reprit Mantelin en prenant son chapeau et en le faisant rouler entre ses doigts; « chacun peut bien avoir son idée, et puis on peut bien rapporter ce que les anciens ont entendu dire à leurs pères sur ce rocher. Ah ! c'est quelque tradition du moyen âge ; voyons, conte nous cela. - Un conte, non certes pas, monsieur, c'est bien une histoire; le fait est arrivé à un nommé André, d'Annonay. Or, cette pierre s'est appelée depuis Pierre-d'André ou Péréandre. Ça n'est pas grec, sauf voire respect, mais français ou un peu patois. - Je crois que le gaillard veut se railler de notre érudition, reprit le littérateur, et peut-être, après tout, son étymologie vaut elle bien la nôtre! Quoi qu'il en soit, dis nous quel rapport il y a entre ton André et le rocher qui est devant nous. Si vous voulez avoir un peu de patience, vous allez l'apprendre, messieurs, mais l'histoire est un peu longue. »

 

Mantelin-de-Pied-de-Boeuf nous fit, en effet, un récit très prolixe de la singulière aventure de cet André, intrépide pêcheur, qui, après avoir plongé dans le profond bassin creusé par les eaux de la Canse aux pieds de la roche Péréandre, se trouva tout à coup dans une caverne obscure (2) dont il ne savait plus comment sortir. Suivant la tradition rapportée par notre guide, le pauvre André serait resté là plusieurs jours en faisant de vains efforts pour trouver une issue; puis, un soir que le soleil couchant projetait ses rayons dans le fond du bassin, le malheureux, réunissant tout ce qui lui restait de forces, se serait élancé dans les eaux, du côté d'où paraissait venir la lumière, et il en serait ressorti près du rivage de la Canse. Là, après s'être traîné sur le gazon, épuisé, n'en pouvant plus, il s'y serait évanoui; ensuite, vers le matin, il aurait repris la route d'Annonay, où demeuraient ses parents.

 

(1) Les Volces arécomices étaient limitrophes des Helviens, du côté du midi : du côté du nord , le long des rives de l'Eyrieu, c'étaient, comme nous l'avons vu, les Ségalauniens ; et la portion la plus septentrionale du Vivarais, c'est à dire la contrée où est Annonay, était occupée par les Allobroges. L'induction de notre savant était donc un peu forcée, sous le point de vue géographique.

(2) Cette caverne aurait, sous la surface des eaux, une communication avec le bassin en question, et se trouverait placée sous la roche Péréandre. « André, nous disait notre guide, en frappant du pied pour revenir sur l'eau, rencontra une pierre dont le contre-coup le renvoya dans la caverne. » Un poète aurait expliqué cette aventure par les séductions d'une naïade ou d'une nymphe qui aurait attiré le pêcheur dans sa grotte de cristal; la tradition d'Annonay lui a , au contraire, laissé tout son prosaïsme.

 

En passant près de l'église de Trachi, disait notre cicérone, André entend chanter un service funèbre; il entre, voit un cercueil tendu de noir, son père qui pleure au pied de l'autel, et comprend alors qu'on prie pour le repos de son âme. Caché derrière un pilier, il assiste à la lugubre cérémonie; puis, quand ses parents en deuil reviennent au logis, le prétendu défunt les suit de loin et se montre à eux au moment de leur réunion autour de la table du festin. C'était la coutume d'alors, remarquait notre guide, de faire des repas de famille après les enterrements. André, livide, desséché, couvert de fange, est d'abord méconnu, repoussé; mais sa mère accourt au bruit de sa voix, elle saute à son cou, et s'écrie que son cher fils, qu'on avait cru mort, est enfin retrouvé. André est alors recherché de tous, fêté par tous: on écoute avec intérêt son étrange histoire. Depuis le jour de sa disparition, il n'avait pu tromper sa faim, dans la caverne de la roche, qu'avec de la mousse, de la terre et de l'eau bourbeuse. On se hâte aussitôt de le faire manger et boire; mais cet empressement lui devient funeste : son estomac irrité repousse les aliments dont on le charge sans discrétion et sans choix, et cet homme, qui avait échappé à tant de dangers, meurt des suites d'une avidité qu'il n'a pas su contenir dans de justes bornes.

 

Quel que soit le mérite de cette anecdote, je ne pouvais pas la passer sous silence à côté du dessin de la roche Péréandre, puisqu'elle se lie à cette roche bizarre dans la mémoire de tous les habitants du pays, et qu'elle sert même à expliquer l'étymologie de son nom, suivant l'opinion la plus vulgaire. C'est un fruit du sol que j'ai cru devoir recueillir sur mon passage. Après tout, le voyageur ne doit il pas être un miroir qui reflète toutes les images, un écho qui répète tous les sons ?

 

Ce n'est qu'à ce prix qu'il peut faire bien connaître les contrées qu'il parcourt. Le botaniste ne compléterait pas la flore de nos montagnes, si, après avoir cueilli le lys des Alpes sur sa tige altière, il dédaignait l'humble alchimille qui rampe tout auprès sur le gazon.

 

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