UN NATURALISTE NIMOIS

 AU XVIIIe SIECLE

Jean-François SEGUIER

1703-1784

Un discours de M. Eugène MARGIER, 1922

 

 

Jean François Séguier 

Pastel de P.-M. Barat, portrait commandé par les académiciens nîmois en 1778, pour remercier Séguier du don de ses collections.

 Séguier, à la fois antiquaire, numismate, botaniste, géologue, astronome, est un des enfants de Nîmes qui ont le plus honoré notre vieille cité. Il semble cependant un peu oublié de ses concitoyens. Une rue qui porte son nom, son buste à la Maison Carrée, voilà tout ce qui rappelle aujourd'hui son souvenir dans sa ville natale.

 

La plupart des étrangers et beaucoup de nîmois ne savent plus rien ou ne savent que bien peu de chose de sa vie toute consacrée à l'étude, des oeuvres qu'il nous a laissées, des travaux qu'il a accomplis, des services qu'il a rendus à son pays. Quelques-uns même le confondent avec le célèbre Chancelier de France Pierre Séguier.

 

Si, chez les érudits, surtout, dans les milieux qui s'occupent de nos antiquités, l'archéologue est assez connu, le naturaliste est presque ignoré. Aussi pardonnerez vous à l'un de ses admirateurs qui voudrait le faire, connaître, de consacrer spécialement quelques pages au naturaliste.

 

Jean François Séguier naquit à Nîmes le 15 novembre 1703. Sa famille occupait une place honorable dans la Magistrature de cette ville ; son père exerçait les fonctions de Conseiller au Présidial.

 

De bonne heure il fut placé au Collège des Jésuites ; il s'y distingua vite par la vivacité de son intelligence et son ardeur au travail ; sous l'habile direction de maîtres instruits, il fit de rapides progrès dans les langues anciennes, et la connaissance parfaite qu’il acquit du latin devait plus lard lui rendre de  grands services dans l'étude des antiquités romaines et des sciences naturelles. Il avait à peine dix ans quand se révéla sa vocation scientifique. Une médaille d'Agrippa qu'il avait gagnée en jouant avec un camarade de son âge, fit naître en lui un goût très vif, qui devint bientôt une véritable passion, pour la numismatique. Cette médaille, qui n'était sans doute ni rare, ni précieuse, fut la première pièce de cette riche collection, qui devait devenir célèbre en Europe. Séguier la conserva jalousement toute sa vie.

 

Ses biographes nous disent que pour enrichir son médaillier encore bien modeste, l'enfant déployait une incroyable ardeur ; pour satisfaire ses goûts auxquels ne pouvaient suffire ses faibles ressources d’écolier, il vendait ses effets personnels et jusqu'à linge. Un jour, il apprend qu’en curant un puits de son Collège, des ouvriers ont mis au jour quelques médailles antiques ; il forme aussitôt le projet d'y descendre en secret pendant la nuit ; mis dans la confidence, un condisciple plus jeune s'offre à le seconder dans son entreprise. La nuit arrive, les deux enfants s'échappent ; le jeune François, muni d'une lanterne et suspendu à une corde, est descendu au fond du puits au prix de grands dangers et même au péril .do sa vie. On ne dit point s'il y trouva des médailles, mais quand il fallut remonter, les forces de son complice s'étant trouvées insuffisantes, il se vit dans la nécessité de passer la nuit au fond de son puits, où il éprouva, nous assure-t-on, ce que nous croirons sans peine, mille incommodités. On ne l'en retira que le lendemain non sans effort.

 

Quelques années plus tard, à l'âge de 15 ou 16 ans, il fit une très grave maladie causée par le chagrin d'avoir laissé échapper une médaille, précieuse, que son prix trop élevé ne lui avait pas permis d'acquérir. On s'étonnait de rencontrer chez cet adolescent des goûts pareils et une telle ardeur pour une étude plutôt aride ; et ce n'était pas chez lui manie puérile de collectionneur, mais véritable amour de la science. Quelques temps après, il n'hésitera pas à se défaire de la plus grande partie de son cher médailler, afin de se, procurer des livres.

 

Mais l'étude des antiquités et des médailles ne devait pas suffire longtemps à satisfaire cette intelligence active et curieuse. II y joignit de bonne heure une autre science moins austère, celle, que Jean Jacques Rousseau mettra plus tard à la mode parmi les gens du monde et qu'il appellera la plus riche et la plus aimable des trois branches de l'Histoire Naturelle. J'ai nommé la Botanique. Un de ses compatriotes, le médecin Pierre Baux, lui en donna les premières notions et guida ses premières recherches. Nous nous représentons le jeune Séguier encore, écolier, parcourant la plaine de la garrigue à la découverte de plantes curieuses, et des fleurs rares.

 

En quelques années il avait formé un joli herbier, qui renfermait presque toutes les plantes qui croissent dans le territoire de Nîmes. Il y en avait plusieurs nouvelles. Sa famille ne favorisait guère des goûts qui pouvaient contrarier les vues qu'elle avait sur lui et le détourner de la carrière judiciaire à laquelle il était destiné. Comme on lui avait enlevé tous ses livres, il eut le courage et la patience de copier de sa main les ouvrages dont il avait besoin.

 

Lorsqu'il eût achevé ses études classiques, son père qui lui réservait sa charge de Conseiller au Présidial, l'envoya à Montpellier pour y suivre des leçons de droit. Cette ville était depuis longtemps célèbre pour l'étude de la Botanique aussi bien que pour celle de la Médecine ; elle avait compté à toutes les époques, parmi les Maîtres de son Ecole, d'illustres savants. La première en Europe elle avait possédé un Jardin des Plantes, comme elle avait été aussi la première à avoir un amphithéâtre d'anatomie. Cette école n'a pas dégénéré ; quand Séguier arriva, Chicoyneau y professait avec beaucoup d'éclat et faisait avec un grand succès la démonstration des plantes, comme on disait alors. Les élèves se pressaient à ses leçons, qu'il donnait en plein air, dans le Jardin du Roi.

 

Comme on devait s'y attendre, l'étudiant en droit délaissant souvent le Digeste et le Code, y assistera toujours au premier rang, et se montrera le plus fidèle de ses auditeurs. On raconte qu'un jour de démonstration importante, le jeune Séguier arrive peu retard et ne peut parvenir à percer la foule qui entourait le, maître ; ne voulant rien perdre d'une leçon pleine d'intérêt, il monte sur un arbre, s'installe sur une branche, et tout entier aux paroles du professeur, il ne s'aperçoit pas que, peu à peu, pour mieux entendre, il s'est avancé jusqu'à l'extrémité d'un rameau ; trop faible pour le porter, la branche casse sous son poids et notre jeune homme vient s'abattre sur le sol au pied de l'arbre au grand émoi du professeur et des élèves, mais sans trop de dommage pour sa personne.

 

On pourrait se figurer que la botanique faisait une concurrence victorieuse à la jurisprudence et que Séguier négligeait complètement ses études de droit. Il n'en était pas tout à fait ainsi. Fidèle à ses devoirs, pour obéir à la volonté paternelle, il les poursuivait consciencieusement, malgré le peu d'attraits qu'elles avaient pour lui. Des contemporains nous disent qu'il avait appris par coeur les quatre livres des Institutes de Justinien avec une grande partie des Commentaires des Jurisconsultes et qu'il ne les avait jamais oubliés, même dans l'âge le plus avancé. Cependant son père apprenant qu'il fréquentait plus assidûment le Jardin des Plantes que tes cours de droit, le rappela auprès de lui, pour l'empêcher, disait-il, d'achever de se perdre.

 

Scipion Maffei

Rentré à Nîmes, il allait enfin céder aux sollicitations de sa famille, et, sacrifiant ses goûts, entier dans la Magistrature, lorsqu'un événement imprévu vint changer sa destinée. Un Italien illustre visitait alors l'Europe en savant, en lettré et en artiste, en 1732, il arrivait à Nîmes, attiré dans celte ville, par la renommée de ses monuments antiques. C'était le Marquis Scipion Maffei, savant archéologue et grand poète, auteur de la belle tragédie de Mérope, que Voltaire a imitée. Pendant son séjour à Nîmes, l'Italien eut besoin de quelqu'un aimant les lettres, connaissant bien les antiquités, pour lui servir de guide ; il s'informa, on lui indiqua François Séguier. Il fut vite frappé de l'intelligence du jeune homme et de l'étendue de ses connaissances, et il apprécia à ce point son mérite et son caractère qu'il ne lui fut plus possible, après quelques mois d'intimité, de se séparer de lui. Quand il lui fallut quitter la ville, il sollicita l'autorisation de l'amener dans ses voyages. La famille de Séguier hésitait ; elle consentit enfin, après bien des prières, à permettre un court séjour à Paris. L'absence ne devait pas dépasser trois mois elle dura 23 ans.

 

Le savant étranger et le jeune Français s'étaient, malgré la différence des âges, liés d'une si étroite amitié que l'existence leur parut désormais impossible l'un sans l'autre et que la mort seule fut capable de briser leur union. 

 

Et alors commencèrent pour les deux amis de longues pérégrinations à travers l'Europe. Leur première étape fut Paris. Au milieu des richesses artistiques et scientifiques de la grande Capitale, ce, qui devait le plus attirer notre jeune Nîmois, c'était assurément le Jardin et le Cabinet du Roi. Le célèbre établissement possédait de belles collections de plantes vivantes et un magnifique herbier, qui comptait déjà plus de 22.000 plantes desséchées, chiffre considérable pour l'époque. Ces collections s'enrichissaient chaque jour par suite des envois des voyageurs répandus dans toutes les parties du Monde.

 

Notre botaniste fut frappé du désordre qui régnait dans cet immense herbier et il obtint l'autorisation de le classer. Il le fit d'après la méthode de Tournefort, le grand botaniste et voyageur français, qui avait au siècle .précédent, renouvelé la science des végétaux et créé, avant Linné, une classification naturelle remarquable pour son temps. En quelques mois il eut terminé avec bonheur, ce travail considérable, que personne avant lui n'avait osé entreprendre.

 

Après un assez long séjour dans la Capitale de la France, nos deux voyageurs visitèrent successivement l'Angleterre, la Hollande, l'Allemagne, l'Italie. Grâce au grand nom de Maffei, toutes les portes s'ouvraient devant eux, et partout le jeune Séguier sut conquérir, nous dit un de ces contemporains, l'estime des savants. A Leyde, dans les Pays-Bas, il est reçu par le célèbre Professeur Bœhaave, qui attirait alors en foule autour de sa chaire des étudiants de tous les Etats de l'Europe, et qui enseignait à la fois avec le même éclat la chimie, la médecine et la botanique, si bien qu'on disait qu'il était à lui seul toute une faculté. A Vienne, en Autriche, Séguier se révèle astronome, et tandis qu'il cherche à observer le passage de Mercure sur le soleil et une éclipse de Vénus par la lune, il découvre une nouvelle comète. Enfin, après avoir longuement exploré Rome et l'Italie, en se consacrant plus spécialement à l'archéologie, et en recueillant partout des inscriptions et des médailles, Maffei vient, avec son inséparable compagnon, s'établir définitivement à Vérone, sa ville natale, belle cité toute remplie des vestiges de l'antiquité, au milieu d'une contrée où les sites de la Nature ne le cèdent pas en beauté aux monuments des hommes.

 

C'est surtout pendant son long séjour dans cette ville que Séguier s'est livré à ses recherches et à ses travaux d'histoire naturelle. Pendant plus de vingt ans, il a exploré les plaines de l'Adige, les collines de la Vénétie, les premières pentes des Alpes, récoltant des plantes, des minéraux, des fossiles. Mais la connaissance de la Nature, si pleine d'attraits, ne s'acquiert pas sans peine ; et le naturaliste explorateur n'a pas seulement les grandes satisfactions des découvertes ou les petites joies du collectionneur ; il lui faut endurer beaucoup de fatigues, il lui arrive souvent de fâcheuses aventures, il court parfois de réels dangers, Séguier en, fit lui-même l'expérience. On raconte à ce sujet plusieurs anecdotes. Un jour les montagnards du Vicentin le prennent pour un sorcier et lui attribuent les orages de grêle qui ravagent leurs récoltes ; armés de faux et de bâtons, poussant des cris furieux, proférant de terribles menaces, ils se disposent à le punir, puis subitement ils se ravisent, en réfléchissant qu'un homme qui commande aux éléments serait bien capable d'user de sa puissance pour tirer d'eux une épouvantable vengeance ; ils l'épargnent et le laissent partir sans lui avoir fait le moindre mal. Un autre jour, notre botaniste découvre un champignon, qui lui paraît d'espèce nouvelle ; il veut le goûter pour s'assurer de ses propriétés, mais à peine l'a-t-il porté à sa bouche qu'il tombe inanimé. Des paysannes le recueillent et le transportent dans un hameau voisin ; là on lui fait avaler l'huile d'une lampe qui brûlait devant la Madone, et qui, suivant la tradition populaire, avait une vertu miraculeuse. L'âcreté de cette huile rance, en lui faisant rendre le funeste champignon, le rappelle à la vie. A Volterra, en Toscane, ce fut une aventure d'un autre genre. II avait remarqué dans les anciennes fortifications de la ville, une pétrification fort intéressante qu'il essaya d'enlever de nuit. Mais malgré ses précautions, il fut aperçu par les sentinelles ; on l'arrête, on le conduit en prison, il est soupçonné d'un complot contre la sûreté de l'Etat. Quand le lendemain, le gouverneur de la Place apprit le nom du prisonnier, non seulement il le fit élargir et le combla d'égards, mais il lui permit d'emporter la précieuse pétrification, qui a longtemps fait l'ornement du Cabinet de l'Académie de Nimes.

 

C'est de son séjour à Vérone que date la publication des ouvrages qui ont établi la réputation de Séguier comme botaniste. En 1740, il fait paraître Bibliotheca botanica (sive Catalogus auctorum et librorum, qui de re botanica tractant), oeuvre d'une grande érudition. De 1745 à 1754, il public les trois volumes dos Plantæ Veronenses, (seu stirpium quæ in agro Veronensi reperiuntur methodica synopsis), dont Linné, bon juge en la matière, faisait le plus grand cas. L'auteur avait observé lui-même toutes les plantes qu'il décrit, et il ne se contente pas de sèches diagnoses ; il a recueilli avec soin tout ce que les écrivains anciens et modernes ont dit des différentes propriétés des végétaux, relativement à la médecine, aux arts, etc. ; il y ajoute tout ce, que ses propres observations lui ont appris. D'autres travaux de Séguier sur la botanique sont restés manuscrits. Nous n'en dénommerons que les titres :

 

- Projet d'une Histoire générale des Plantes,

- Nourriture et Anatomie des Plantes,

- Observations sur quelques plantes et sur d'autres sujets d'histoire naturelle.

(Ces ouvrages ont été composés à différentes époques.)

 

C'est aussi pendant le séjour à Vérone que Séguier s'est attaché à une autre branche de l'histoire naturelle, celle qui a pour objet l'étude des roches et des fossiles ou des pétrifications, comme on les nommait alors. Nous l'appelons aujourd'hui la Géologie. Cette science était presque à ses débuts. Buffon n'avait pas encore publié ses Époques de la Nature. La paléontologie n'était pas nées ; beaucoup s'en tenaient, touchant l'origine et la nature des fossiles, aux railleries de Voltaire, qui croyait que les coquillages pétrifiés qu'on trouve sur les montagnes, étaient des coquilles tombées du chapeau des pèlerins, tandis que d'autres ne voyaient dans les pétrifications que des jeux de la Nature. Notre savant ne partageait pas ces erreurs et ces préjugés. Dans ses nombreuses courses autour de Vérone, il avait recueilli une grande quantité de matériaux ; il les avaient étudiés avec soin et avait préparé une description des fossiles du Véronèse, accompagnée de dessins de sa main d’une exactitude parfaite. Cet ouvrage n'a pas vu le jour. II contenait, des observations générales remarquables pour son temps sur la théorie deus pétrifications. Parmi les pièces les plus rares et les plus précieuses de la collection de Séguier, on remarquait une riche série des poissons fossiles, qui avaient peuplé jadis les mers de l'Age Tertiaire, et qu'il avait récoltés lui-même sur les flancs du Monte-Bolca, localité devenue. célèbre depuis et restée classique pour l'étude de la Période Eocène. Cette série, la plus nombreuse qui eût été réunie jusque là, a été sauvée et peut se voir encore dans les galeries de notre Museum d'histoire naturelles.

 

La mort de Maffei survenue en 1755 ramena le savant nîmois dans sa ville natale. Il y rapportait d'immenses collections de toute nature, inscriptions et médailles, minéraux et fossiles, plantes et coquillages.

 

Pour abriter ces trésors, il fit construire une belle maison au Faubourg des Carmes. C'est dans cette demeure, véritable Musée, plein de fragments antiques et de curiosités de toutes sortes, qu'il passera ses trente dernières années et qu'il achèvera sa vie. L'âge des Grands voyages était passé, et désormais son existence va s'écouler, paisible, non certes dans l'oisiveté, mais an contraire dans l'activité la plus utile et la plus féconde. Sa réputation s'étend au loin, son Cabinet est célèbre et fait l'admiration des étrangers ; les hommes les plus distingués de ce temps, princes, savants, voyageurs, viennent le visiter de toutes les parties de l'Europe et se plaisent à l'enrichir.

 

Notre savant entre en relations avec les plus illustres de ses contemporains ; il entretient une immense correspondance. De partout on le consulte sur les sujets les plus variés, parmi lesquels l'histoire naturelle tient une large place : il reçoit des plantes de Suisse, des minéraux de Suède ; on lui envoie des graines d'Egypte, mais le vaisseau qui les apportait est pris en mer par les Anglais.

 

Aucune branche des Sciences ne lui reste étrangère. Il se tient, au courant de tout ce qui se publie ; il découpe et conserve soigneusement les articles de journaux et de revues sur les sujets scientifiques qui l'intéressent, et tous semblent l'intéresser ; il prend et fait prendre des notes sur les matières les plus diverses.

  

 

Si la botanique et la géologie le préoccupent davantage, il ne dédaigne pas l'ornithologie, ni même l'entomologie.

 

On a trouvé parmi ses manuscrits des observations sur les oiseaux de Vérone, et sur ceux de Nîmes, sur le passage de certains oiseaux migrateurs, sur la nidification du francolin, sorte des perdrix d'Orient, introduite en Italie au temps des croisades, aujourd'hui éteinte. On y remarque aussi des notes sur les moeurs du grillon, sur les papillons et leurs chenilles, etc…

 

La publication des manuscrits de Séguier, qui traitent de sujets si variés et révèlent des connaissances si étendues, présenterait un réel intérêt. Il en serait de, même de ses lettres dispersées dans plusieurs bibliothèques Publiques, et de celles de ses correspondants, que conserve pour la plupart la Bibliothèque de Nîmes. Nous ne pouvons songer à donner ici une analyse même sommaire de cette correspondance, ni même citer les soins de tous ses correspondants. Nous en trouvons parmi eux qui comptent parmi les illustrations de la science du XVIIIe siècle. C’est Réaumur, patient et ingénieux observateur des insectes, qui fut un des précurseurs de Fabre. C'est le géologue Faujas de Saint-Fond, qui s'est surtout occupé de la théorie des volcans et qui le consulte sur les oeuvres de Bernard Palissy. C’'est le baron de Faugères, de Montpellier, qui prépare une ornithologie, et veut prendre, ses avis. C'est Court Gébelin, savant universel et littérateur, originaire de Nîmes ; c'est La Condamine, explorateur, naturaliste et astronome. Ce sont enfin les botanistes, Pierre Baux, Granier, Pourret, Boissier de Sauvages, et le plus fidèle d'entre eux, le baron de Servières, qui a écrit aussi sur la lithologie. Par cette rapide énumération on peut se rendre compte de l'estime dont Séguier jouissait dans le monde savant. Sa réputation était telle que des communications lui étaient adressées avec cette suscription : Pour le célèbre Monsieur Séguier, et qu'un botaniste étranger, Ie suédois Lœfling, lui dédiait, dès son vivant, un genre d'arbustes de l'Amérique du Sud sous le nom de Seguieria. Une renoncule des Alpes a été appelée : Ranunculus Seguieri Villars.

 

Depuis son retour à Nîmes, Séguier n'entreprendra plus de lointaines expéditions ; .mais son pays, des plages de la Méditerranéen aux sommets des Cévennes, lui offre un assez vaste champ d'exploration pour ses recherches de géologie et de botanique.

 

En juin 1766, il accomplit un voyage au Mont Lozère dont il nous a laissé une relation manuscrite. Ce voyage me fait penser à un autre botaniste, l'illustre Tournefort, nous racontant son ascension du Mont Ararat en Arménie et nous parlant des dangers courus dans les régions sauvages de la célèbre montagne, où il voyait le soir, près de son campement, des tigres courir et jouer sur la neige. Séguier n'était pas exposé à d'aussi redoutables rencontres, et à dire vrai, son voyage, qui n'est qu'une simple herborisation de 4 ou 5 jours, est complètement dépourvu d'aventures pet même d'imprévu. Cependant une semblable expédition, à cette époque, n'allait pas sans fatigues ni même sans dangers pour lui homme de son âge (il avait alors 63 ans), et il fallait pour l'entreprendre, un vif amour de la science. A sa première étape, il doit se contenter pour se reposer la nuit, d'un lit de feuilles de hêtre ; mais les .jours suivants il ne trouve plus de lit du tout. Il y avait bien aussi quelques dangers à courir : les grandes forêts de sapins et de fayards étaient alors infestés de sangliers et de loups, et la Bête du Gévaudan jetait par ses exploits la terreur dans toute la contrée. Le récit de notre naturaliste ne fait mention d'aucune fâcheuse rencontre ; il contient une description physique et géologique de la montagne ; il parle de ces immenses troupeaux transhumants qui viennent du Bas Languedoc passer l'été dans ses pâturages, des truites savoureuses qu'on pêche aux sources du Tarn, et surtout, spectacle plein de charme pour un botaniste, des prairies émaillées des fleurs les plus variées. Il en fait une ample moisson et nous en a laissé une longue liste, dont je vous ferai grâce.

 

Cette excursion scientifique ne fut sans doute pas la seule que Séguier fit dans sa province. Avec l'âge ces excursions devinrent impossibles, quelques infirmités affligèrent les dernières années du savant sans diminuer son ardeur. Nous l'avons vu à 10 ans descendre au fond d'un puits ; nous le verrons à 80 monter sur les corniches de la Maison Carrée et en parcourir le faite pour guider les ouvriers. Séguier était revenu à Nîmes avec l'intention bien arrêtée de faire don à sa ville natale de ses riches collections. Il apprit un jour par un ami que les Etats du Languedoc se proposaient de les lui acheter en lui en laissant la jouissance jusqu'à sa mort. Mais quand il reçut les lettres des Etat n'ignorant pas leur objet, il refusa de les ouvrir, et aussitôt, par acte public du 15 septembre 1778, il fit à l'Académie de Nîmes donation de sa belle bibliothèque et de tous ses trésors scientifiques. Ce n'est qu'ensuite qu'il consenti à prendre connaissance des pièces officielles, qui contenaient, avec les appréciations les plus flatteuses, les propositions les plus avantageuses pour l'acquisition des célèbres collections. Après cet acte de générosité et de désintéressement, il voulait encore que la maison qui les abritait fût vendue et que le .prix en fût distribué aux pauvres. Un acte du 19 janvier 1780 rendait l'Académie propriétaire de la belle demeure, dont le prix fut payé par Mgr de Becdelièvre, évêque de Nîmes, Séguier et sa soeur devaient en garder la jouissance jusqu'à leur mort. A cette maison était attenant un jardin que notre savant avait transformé en jardin botanique .et où il cultivait toutes sortes de plantes rares ou étrangères. C'est dans ce .jardin que Granier avait introduit en 1768, l'ailante ou vernis du Japon, le vulgaire et envahissant monte-au-ciel, qui était alors presque inconnu en France et qui de là s'est répandu dans tout le Midi.

 

Séguier mourait subitement à Nîmes, le 1er septembre 1784, âgé de 81 ans. Sa soeur Ie suivait bientôt dans la tombe, et dès 1786, l'Académie entrait en possession du magnifique don qui lui avait été fait. Elle ne devait pas en jouir longtemps. Entre, ses mains la conservation des richesses amassées par notre illustre compatriote semblait pour toujours assurée, et Dacier pouvait dire devant l'Académie des Inscriptions : « Cette riche collection existera à jamais dans le lieu même où M. Séguier l'avait rapportée. » Il ne prévoyait pas la Révolution prochaine. En 1791, le décret de la Convention portant confiscation des biens des Communautés religieuses et de toutes les corporations transférait à la ville de Nîmes la propriété de l'immeuble du Faubourgs des Carmes. La maison existe encore ; elle est devenue propriété particulière.

 

 

 

On peut lire au-dessus de la porte d'entrée l'Inscription : « Hôtel de l'Académie ». On nous assure quelle vient d'être transformée en restaurant de nuit et Dancing. (en 1922 !)

 

Au milieu de la tourmente révolutionnaire qu'allaient devenir les collections ?

 

Personne ne songeait à elles. L'Etat et les municipalités avaient alors d'autres préoccupations. Laissées dans la plus grand désordre, reléguées dans des combles exposées à la poussière et à tous les accidents, elles ne tardèrent pas à être oubliées. On s'étonne qu'elles n’aient pas entièrement péri. Cette lamentable situation dura jusqu'au jour où, après 1870. Stanislas Clément, habile organisateur, en réunit les débris et sauva ce qui pouvait encore être sauvé.

 

Aujourd’hui en parcourant les vastes galeries de notre Museum d'Histoire naturelle, on lit souvent .sur les étiquettes les mots : Collection Séguier, et l'on peut y admirer, outre la belle suite des poissons du Monte-Bolca, des séries d'autres fossiles, de marbres et de minéraux précieux, de coquilles des mers actuelles, et un riche herbier, qui a quelque peu souffert des injures du temps. La bibliothèque avait été réunie dès 1791 à celle de la Ville.

 

Comme naturaliste, Séguier fut remarquable par l'universalité et l'étendue de ses connaissances. Nous avons vu qu'il avait abordé et cultivé avec un égal succès plusieurs branches différentes de l'Histoire naturelle et qu'aucune ne lui était étrangère. Embrassant dans ses curiosités scientifiques, la Création tout entière, il a évité cette spécialisation, que les progrès de la science ont rendue nécessaire, mais qui a souvent pour effet de rétrécir l'esprit. Il a aussi possédé au plus haut degré une autre qualité précieuse, indispensable dans les sciences qui ont pour objet l'étude des productions de la Nature, qualité rare à son époque et qui a manqué à notre grand Buffon lui-même, je veux dire l'ordre et la méthode. L'un des premiers, après Tournefort et avant Linné lui-même, il a compris l'importance et la nécessité de la classification naturelle et il en a fait des essais heureux dans le classement de l'herbier du Cabinet du Roi et l'arrangement de ses propres collections.

 

Pour rester fidèle au programme que je m'étais tracé, je ne me suis occupé que du naturaliste. Vous ne pardonnerez d'avoir été si long tout en restant si incomplet. Je n'ai pas voulu parler des l'archéologue, le supposant, peut-être à tort, assez connu dans une ville, où le goût des choses, de l'antiquité a toujours été en si grand honneur et où, depuis cet illustres précurseur, se sont succédés, tant de savants éminents. Il n'était pas nécessaire de rappeler ici le « Recueil des Inscriptions antiques », la lecture de l'Inscription de la Maison-Carrée, la restauration de l'admirable monument sauvé par ses soins de la ruine, enfin le riche médaillier amassé pendant plus d'un demi-siècle de voyages et de recherches.

 

Mais en terminant, qu'il me soit permis de dire un mot de l'homme dont tous les contemporains ont vanté le désintéressement, la générosité, la simplicité, la modestie, et dont les derniers mots, avant de mourir furent un souhait pour sa patrie. Cette patrie, qu'il a illustrée, qu'il a tant aimées et dont il a été le bienfaiteur, a-t-elle fait assez pour honorer la mémoire de son enfant ?

 

On s’étonne que dans une ville où tant de grands hommes, depuis Antonin le Pieux, ont leur statue, ou au moins leur buste, Séguier, archéologue, numismate, naturaliste, n'ait pas le moindre monument. C'est une disgrâce qu'il partage, il est vrai, avec quelques-uns de ses concitoyens les plus célèbres ; et comme il était modeste est que durant sa vie il n'a jamais recherché les honneurs, ses Mânes n'en doivent pas souffrir. Mais au nom de l'Académie de Nîmes, dont il a été l'un des membres les plus éminents et qu'il a comblée de ses bienfaits, me sera-t-il permis de demander pour lui, à défaut d'un monument grandiose, dont s'offusquerait sa simplicité, une modeste pierre, une plaque de marbre ou de bronze, qui le fasse connaître aux étrangers qui l'ignorent et rappelle son souvenir aux Nîmois qui l'ont oublié ?

 

C’est un simple voeu que je forme, une idée que je livre à l'auditoire d'élite, qui a bien voulu m'écouter et que je sais soucieux de toutes les gloires de la ville de, Nîmes, dont Jean-François Séguier est l'une des plus pures.

 

Eugène Margier, 1922.

 

> Recherches sur l'inscription du fronton de la Maison carrée par Séguier et Ménard

> La maison de Séguier, ancien Hôtel de l'Académie

> Histoire chronologique de Séguier et la maison Séguier, par Philippe Ritter

 

 

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