TRAVAUX DE L’ACADEMIE DE NÎMES.

 

 

PIÈCES LIMINAIRES

Lues dans la séance publique du 21 juin 1894.

 

NÎMES  DEMAIN

DISCOURS D'OUVERTURE

PAR

M. le docteur Elie MAZEL,

Président.

 

                            MESDAMES, MESSIEURS,
 
Vous ne serez point trop surpris si je viens vous rappeler, après bien d'autres, que notre Compagnie a eu constamment, dès son origine, pour but principal, sinon exclusif, la mise à jour, je dirai presque le culte respectueux et l'amour de tout ce qui a trait à l'histoire de Nîmes et des régions qui l'avoisinent.
A ceux qui feraient semblant de l'oublier, il suffira, je pense, de mentionner les derniers disparus d'entre nous, hier encore pleins de vie et de force et dont les noms sont dans toutes les mémoires. Leurs oeuvres sont là qui les. Recommandent à votre attention et justifient mon dire.  
J'ai tenu à rester fidèle à cette tradition, et, puisque à titre de Président de l'Académie, il m'est donné aujourd'hui de prendre la parole dans cette enceinte, laissez-moi vous entretenir encore de notre intéressante ville avec cette différence toutefois qu'au lieu de reporter vos re­gards en arrière et de considérer, avec ceux qui m'ont précédé, la grandeur de l'ancien Nîmes, je m'efforcerai d'envisager avec vous, au point de vue esthétique, le pré­sent et l'avenir de cette cité. 
Vous vous êtes absentés quelques fois, n'est-ce pas, de Nîmes, sous l'aiguillon des chaleurs estivales par exemple, et après de longs mois d'un labeur soutenu ? ....
On part toujours avec plaisir, avouons le, mais comme on revient avec plus de plaisir encore ! …
La jeunesse seule ne se lasse pas aussi facilement. Infatigable, elle ferait le tour du monde à la poursuite de sites imprévus et de perspectives nouvelles. Pour le plus grand nombre il vient un temps où ce qu'on préfère de l'Odyssée ce sont les derniers chants, et alors on répète avec le vieux poète Angevin :
 
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un long voyage,
Ou comme celluy-la qui conquit la Toison,
Et puis est revenu plein d'us et de raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge ! ....
 
Joach. Du Bellay. Sonnet.
 
Il y a quelque temps, je revenais, pour ma part, d'une assez longue tournée et j'eus pour Nîmes, en rentrant, des yeux de père. Cette fastueuse Avenue Feuchères, qu'à ma descente de la Gare le soleil couchant illuminait, la blancheur de la Fontaine monumentale éclatant au bout de la verdure sombre, tout me parut splendide et, mieux encore, délicieux.  
Le souvenir aidant des dernières villes de Provence et d'Italie, que je venais de parcourir, je me pris à songer à l'impression d'un touriste fin et délicat, débarquant tout-à-coup et sans être prévenu, en notre ville, et je voulus en rêve parer Nîmes de toutes les séductions qu'on aurait pu, qu'on aurait dû lui donner et que les circonstances, le malheur des temps, peut-être la faute des hommes lui refusèrent jusqu'à ce jour.
C'est à cette promenade d'imagination que je vous convie. Si vous le voulez bien, nous la referons ensemble. Nous parcourrons des rues et des places que vous connaissez depuis longtemps, sur lesquelles, tout enfants, vous avez joué sans doute, mais la folle du logis est une fée habile à déguiser les aspects et si ce que nous allons voir n'est pas la réalité concrète, n'est pas le Nîmes actuel, ce sera « le Nîmes de demain », en tout cas ce qu'il devrait ou pourrait être.  
Tout, n'est peut-être pas illusion pure dans ce que j'ai à vous exposer ici. Cet artiste voyageur, dont je vous parlai tout à l’heure, cet appréciateur exquis et passionné pour les merveilles que dore notre grand soleil du Midi, je le connais. Il était dans nos murs pendant les dernières vacances, et Dieu sait le charme qu'éprouvaient ses amis à l'écouter, pendant les trop courtes journées qu'il a passées au milieu de nous...
Je veux vous raconter une de ses excursions en lui laissant le plus souvent et bien volontiers la parole (1). Je le prends en quelque sorte au débotté. 
Le voici qui descend les escaliers de la Gare. Le premier coup d’œil sur la royale avenue, dont il a été question tout à l'heure, lui arrache un cri d'admiration. Il s'arrête un moment, porte ses regards à droite et à gauche et, comme il s'est aperçu en venje me pris à songer à l'impression d'un touriste fin et délicat, débarquant tout-à-coup et sans être prévenu, en notre villeant et tout le long de la voie parcourue, que Nîmes est situé dans une vaste plaine, il ne s'explique pas tout d'abord que le point d'arrivée occupe une éminence. Les deux longues files d'arceaux qui, se détachant de la Gare centrale, vont s'incurvant à l'ouest et à l'est, jusqu'à de lointains tournants, pour constituer un viaduc élevé, sur un sol bas et plat, lui apparaissent comme une bizarre anomalie.
Il s'informe.
 
Le promeneur à qui il s'adresse est un peu archéologue, comme tous les Nîmois, et, de même qu'il serait peu embarrassé pour donner à son questionneur les dernières hypothèses sur la destination de la Tour-Magne, il l'est encore moins pour lui expliquer que ce viaduc, parfaitement inutile d'ailleurs, fut élevé dans une intention artistique, hélas !  
Et pour permettre aux Nîmois modernes, sinon de traiter d'égal à égal avec les constructeurs du Pont du Gard, du moins de jouir d'une Gare monumentale qui, par ses deux étages d'arceaux, put donner aux étrangers un avant goût des prochaines Arènes.  
Il est vrai, a-t-il soin d'ajouter, que le monument est d'une platitude, d'une monotonie et d'une banalité parfaites, que le Viaduc a été hors de prix et qu'avec l'argent dépensé à sa construction, on aurait pu non seulement faire le chemin de fer en tranchée, mais tracer tout un jeu de larges voies et de squares sur son emplacement, qu'il a d'ailleurs eu pour résultat d'arrêter le développement de la ville vers la plaine, seul endroit propice pour de vastes quartiers aérés et ombragés. II est encore vrai que la Gare actuelle étant insuffisante, non moins qu'incommode aux voyageurs pressés ou malades, on parle de la démolir et avec elle l'architectural et onéreux Viaduc.  
Sur ces derniers mots, notre esthète, un peu déconcerté, se dérobe et remontant l'Avenue il se dirige vers l'Esplanade ensoleillée qui de loin lui fait signe. 
En débouchant sur la Grande Place qu'orne cette fontaine Pradier, si subtilement symbolique. 
« D'admirables corps de dieux et de déesses, légitimés par un mince, très mince filet d'eau, toute l'âme grecque du Midi, quoi. »  je me pris à songer à l'impression d'un touriste fin et délicat, débarquant tout-à-coup et sans être prévenu, en notre ville.  
Ce qui surtout le frappe, c'est l'exacte harmonie des proportions de la Place et de l'Avenue. Doublez l'une ou allongez l'autre, la proportion disparaît et l'harmonie s'éteint. S'il avait continué à causer avec le promeneur de tout à l'heure, notre touriste aurait pu apprendre de lui qu'il est question, depuis longtemps, de reporter la gare des voyageurs à 500 ou même 800 mètres dans la plaine. A mon tour j'imagine qu'il aurait pu lui donner quelques bons conseils sur ce point.  
Je crois volontiers que cette reconstruction deviendra de plus en plus nécessaire, la Gare est trop petite et le Viaduc trop barrière. Ce serait pourtant dommage de détruire ce qui, à première vue, dénote dans votre ville un goût sûr, je veux le dire encore, la proportion de l'Esplanade avec le tour des Boulevards, de l'Avenue avec l'Esplanade...  
Quoi qu'il en soit, et si la voie ferrée doit être un jour, selon vous, reportée à 500 ou 800 mètres, n'oubliez pas, pour être corrects jusqu'au bout et aussi pour éviter la monotonie qu'engendre une avenue longue et rigide, de tracer sur l'emplacement de l'actuelle Gare une autre place, plus grande que celle de l'Esplanade, si possible, et surtout d'aspect différent. Que ce soit, si vous voulez, un boulingrin avec des massifs d'arbres, et que le centre, par exemple, n'en soit pas occupé par une réplique de la fontaine Pradier. N'importe quoi, mais autre chose...  
Au-delà, que l'avenue reprenne jusqu'à la Gare nouvelle, où pourraient également aboutir deux autres larges allées, venant l'une du chemin d'Avignon, l'autre du chemin de Montpellier. Ce sera le seul moyen que Nîmes ne perde pas au change. Si son entrée n'a plus le charme intime et harmonieux d'aujourd’hui, elle aura du moins l'aspect grandiose d'un trivium Versaillais.  
Ce disant, notre touriste arpente l'Esplanade. Il aperçoit, à gauche, les arceaux dorés des Arènes qu'il se réserve d'étudier à loisir. La colonnade du Palais de Justice ne le sollicite guère; il en devine d'avance et sans peine l'ordonnance et les détails. 
Mais ce qui le fascine en ce moment, c'est le clocher de Sainte-Perpétue. Cette flèche aiguë, tout à fait anormale certes, dans un pays de soleil, flanquée à ses angles d'autres petits clochetons à chapeaux pointus, portés sur colonne unique, l'obsède et le tourmente. Devant la façade son étonnement s'accroît à la vue de l'arc mauresque qui, sous cette flèche pseudo gothique, se hausse au-dessus du portail. Il entre les mêmes berceaux mauresques qui bordent la nef, non sans grâce, lui ménagent de nouvelles surprises. 
Il passe sans mot dire devant la Saint-Sulpicerie des chapelles du chevet, éclairées en trompe l’œil. En somme, pense-t-il, cette Eglise est curieuse et, pour n'être pas d'un goût irréprochable, son architecte n'en a pas moins fait louable effort personnel. Ses arcs de faux Alhambra ne sont point déplaisants à l'œil et peut être nos grands constructeurs devraient ils en effet appliquer à nos églises certains éléments de l'art Persan…  
Cela vaut certainement mieux qu'un pastiche gothique ou une copie romane, même exacts, dont on a tant abusé en ces derniers temps… 
C'est égal, ce clocher pointu me blesse. Encore s'il était seul, mais il m'a semblé, de ma fenêtre de wagon, en apercevoir quelques autres émergeant au-dessus de la ville. Comment expliquer pareil solécisme architectural ? 
Où les Nîmois ont-ils vu des églises méridionales surmontées d'éteignoirs ? 
Leur Cathédrale aurait-elle Narbonne, Montpellier, Avignon, Arles ?  
Il semble qu'avec l'arc mauresque, adopté pour Sainte Perpétue, on eût dû, pour la construction du clocher, se rapprocher du minaret qui est carré...  
Une tour quadrangulaire s'harmoniserait à merveille avec les lignes planes des constructions latérales.  
Puis continuant à marcher :  
Ce qui manque, par exemple, c'est là-bas, à ma gauche, un édifice de haute envergure. Oh ! point une répétition du minaret d'en face ! 
Le souci de la symétrie est le bourgeoisisme de l'art, mais l'équilibre des masses est une des conditions du beau et cette fusée de pierre, toute seule, me fait mal comme un cyprès solitaire dans un mazet.  
Justement il y a de ce côté de vagues bâtisses basses et trapues :  
Est-ce un couvent ?  
Est-ce une auberge ?  
Je ne le distingue pas bien encore, mais ce que je vois plus clairement, c'est qu'à leur place une artistique façade à perron, une sorte de loggia, ferait bien comme pendant à la grande muraille à jour des Arènes. On m'a assuré qu'il a été un moment question d'élever ici un Lycée modèle. Cet emplacement était admirable, surtout si on s'était décidé à prendre les bâtiments de l'Hôtel Dieu, que vous auriez louablement transportés à l'ouest, par exemple, sur les collines rocheuses, balayées par le vent et bordant de ce côté votre ville. C'est une belle occasion manquée.
Mais pourquoi ne pas construire là votre Musée, faire oublier de la sorte un véritable acte de vandalisme, ou  bien encore élever, à cette place, l'Hôtel des Postes, la Bourse, tout, pourvu qu'il y ait clans ce renfoncement un édifice harmonieux et de masse imposante ? 
Mais alors, me direz-vous, il en faudrait un troisième pour équilibrer le tout ? … 
Justement, à cet angle que je vois près d'ici, en face de la grande envergure des Arènes…  
Allons-y !  
Cet angle, vous l'avez reconnu, est occupé par une maison particulière voisine de l'hôtel du Cheval Blanc et l'hôtel lui-même. Voilà donc notre voyageur sur la place des Arènes. Il a derrière lui l'hôtel que je viens de dire avec la fantaisiste auberge du Caveau, sa petite sœur jumelle aux logis souterrains, à sa droite la façade occidentale du Palais de Justice, à sa gauche les affenages à portes cintrées de l'hôtel de l'Univers. 
Mais, tout d'abord, il n'a d'yeux que pour la courbe des Arènes. Ah! Cette colossale façade, aux vieilles pierres dorées par dix-huit siècles de soleil, avec quel étonnement ne la regarde-t-il pas, bariolée comme elle est maintenant de pierres blanches, bien neuves, bien propres, bien sages ?  
Ici un socle de colonne, là une clé de voûte, ailleurs un fragment de frise. C'est comme ces belles pièces de velours jaune appliquées sur les larges et noires brayes d'un charpentier. 
Les passants qui le contemplent, planté sur le sol, le front rembruni et les lèvres frémissantes, doivent se demander à qui en veut ce pérégrin et à quelle adresse ses yeux roulent fiévreusement dans leurs orbites ?  
Je ne voudrais pas pour beaucoup que celui qui eut avec l'assentiment du Ministre des Beaux-Arts, l'idée de ces réparations, se trouvât en ce moment à sa portée. J'entends d'ici notre voyageur, débordant d'enthousiasme pour le beau, clamer avec une rare violence :  
Je ne sais qui me retient de vous dire votre fait carrément et sans phrases...  
Tenez, Monsieur, allez-vous en et, à l'avenir, soyez plus réservé vis-à-vis de cet Amphithéâtre. On peut vous permettre des blocs de soutènement, des corsets cachés, des râteliers de gradins, mais si vous recommencez à nouveau à pratiquer l'amputation des chapiteaux, la suture banale des crevasses ou l'énucléation des corniches...  
Gare à vous ! ...  
Son juste ressentiment apaisé, notre artiste se tourne à présent vers le Cheval Blanc et les maisons qui l'enserrent : Et ceci, ajoute-t-il, quel emplacement admirable...  
N'aurait-on pas dû faire de ce plan des Arènes, si voisin de l'Esplanade, le joyau de votre ville, en y réunissant un groupe de monuments ?  
Il faudra un jour acheter tout ce terrain, abattre ces maisons neuves et vieilles et élever là, en face des Arènes...  
Quoi ? 
Votre Hôtel-de-Ville parbleu ! 
Votre Capitole. Peut-on trouver une meilleure place ?  
Où est-elle, d'ailleurs, votre Mairie ?  
Je jurerais qu'elle est perdue au sein de la vieille cité, emprisonnée dans des ruelles sans issues et sans air et qu'elle-même n'est qu'une lourde maison sans style, voire une agglomération de bicoques de toute forme et de tout acabit. Et l'on parle encore de l'esprit municipal des grandes villes gallo-romaines !  
Mais l'esprit municipal ne va pas sans palais municipal. Voyez les communes de Flandre, de la Marche-rhénane et d'Italie. Chacune a son hôtel de ville et son beffroi, son palazzo et sa tour. Allons, les villes du Bas-Languedoc n'ont rien gardé de leur puissance médiévale, elles n'ont rien de commun avec les cités flamandes ou italiennes leurs cadettes au fond ! ...  
L'influence centralisatrice de la Capitale, décidément, a le pas sur le génie local et il me serait facile de le démontrer sans réplique, en établissant que, dans bien d'autres villes comme ici, la Préfecture est un immeuble plus décoratif que l'Hôtel de ville.
Ainsi parle notre voyageur...
A-t-il surpris dans les yeux de ses compagnons quelques marques de scepticisme vu ceux-ci lui ont ils posé, comme à un simple candidat, la question classique :  
D'où viendra l'argent ? ... 
Sa voix devient grave et l'index en l'air :  
Ceci ne me regarde pas. Je dis seulement ce qu'il aurait fallu faire et non comment s'y prendre pour le faire…  
Comment les bourgeois du Moyen âge sont-ils arrivés à bâtir leurs cathédrales et leurs beffrois ? … 
Je vois, moi, un magnifique emplacement, je dis, il devrait y avoir un monument là... 
Maintenant bâtissez-le !  
D'autant, cher indigène, que l'art est indépendant de la matière et que, à tout prendre et si vous voulez réfléchir quelque peu, une cité ne meurt pas. Ce que nos contemporains auront le mérite d'entreprendre sera continué et achevé par leurs descendants. II s'agit, avant tout, de faire beau et bien. Moi je viens de Perse, en passant par le Champ de Mars à Paris, et je rêve des palais magiques en torchis recouvert de briques émaillées, de faïences et mosaïques à larges cubes…  
Quoi, vous avez un soleil incandescent et vous ne lui faites rien flamber ! …  
Equarrissez-moi ce piètre Cheval Blanc et les maisons attenantes et bâtissez-moi quelque chose de grand, de spacieux à lignes héroïques, avec un beffroi à l'angle de l'Esplanade, une construction, si vous voulez, en pierres vulgaires et noyées dans le mortier, mais que vous re» couvrirez de carrelages polychromes à faire pépier tous les oiseaux du ciel… 
Il faut du nouveau, surtout en architecture…  
En fait, je voudrais que Nîmes fut une ville en mosaïque. Je voudrais voir revivre, sur votre sol, les splendeurs de l'antique Persépolis, les merveilles de cette fastueuse Corinthe, qu'il n'était pas donné à tout le monde de visiter, la correction artistique des grandes villes italiennes de la Renaissance...  
Il suffit de commencer, tout le monde ne bâtirait plus, désormais, qu'en marbres éclatants, en faïences multicolores.  
Si vous aimiez les colonnades, pourquoi n'en avoir pas fait une là ? 
Et le voyageur désignait la façade latérale du Palais de Justice. Au lieu de cette plate muraille à larges baies, interrompue, je ne sais pourquoi, par le promontoire de la Maison d’arrêt, et qui, dans son ensemble, rappelle si sottement une magnanerie cossue, on pouvait, à la hauteur du premier étage, jeter un long péristyle. Avec les Arènes, le Musée et l'Hôtel de ville, il aurait achevé la décoration de cette place.  
Maintenant c'était dans l'intérieur de la ville que s'enfonçait notre touriste. Il suivait le capricieux chemin qui mène du boulevard des Arènes à la Cathédrale, et à chaque tournant subit, à chaque méandre biscornu, c'étaient de petits grognements de satisfaction qui lui donnaient envie d'embrasser les passants pour habiter de si cocasses ruelles…  
Plus de ces horripilations comme il en avait eu devant le Cheval blanc, ni de ces sourcils circonflexes comme en face du clocher de Sainte-Perpétue. Mais un regret visible, à l'inspection des vieilles maisons, que le pittoresque des façades ne fût pas à la hauteur de l'étrangeté des circuits. Par-ci par-là il tombait en arrêt devant quelque croisée, quelque porte à écusson, quelque gargouille surplombante. Toutefois, ces menues découvertes, on le sentait, le satisfaisaient mal, il aurait voulu des fragments moins épars, des silhouettes plus riches…  
Que de jolies choses auraient pu être favorisées par ces recoins tordus, ces amusantes rues en jambes de chien, comme nous disons ici ! …  
Ne faudrait-il pas, à chacun de ces détours, une perspective fuyante, une tourelle en encorbellement, un pignon, une ligne de créneaux en zig-zag ? …  
Et tout en marchant, notre voyageur se demandait pourquoi la fortune, qui avait favorisé les cités italiennes, avait ainsi déshérité les Languedociennes. C'est ici pourtant qu'avait tout d'abord fleuri la Civilisation. Les Troubadours provençaux chantaient depuis des siècles que les Poètes florentins n'avaient pas encore préludé. Les Cités de notre Miejour ont eu, elles aussi, leur histoire locale, leurs podestats, leurs Capulets et leur Montaigus, malheureusement il n'y a eu aucun Bandello pour les narrer, et surtout aucun Shakespeare pour les reprendre.  
Il était arrivé devant la Cathédrale, avait longuement contemplé la façade, puis les places et les amusantes ruelles voisines, toujours rebâtissant en rêve son Nîmes.  
Maintenant, il se résignait à l'absence des façades romanes et gothiques, mais il aurait voulu un air plus médiéval aux échoppes, des vitraux dépolis, de grandes enseignes barrant la rue d'un mur à l'autre, des velums tamisant le jour, et il expliquait ses idées artistiques aux boutiquiers sur le pas des portes. Pourquoi, leur disait-il, n'arrangeriez-vous pas ainsi vos rues ? 
Et eux de répondre tranquillement :  
Parce que nous vendrions moins…  
Les Halles ne l'effarèrent pas, il admettait les nécessités hygiéniques, et trouvaient que les démolitions de quelques sinuosités de plus étaient compensées par la découverte des mosaïques trouvées dans le sol. Mais les horribles casernes, en briques démocratiques, qui entourent la place des Halles, le jetèrent dans une fureur telle qu'il dut se replonger dans les ruelles en serpent...  
On devrait fustiger, se disait-il, l'entrepreneur capable d'élever de pareilles infamies ! Et ces atroces rues droites et banales, quelle monotonie ! .... 
Sans le Soleil et le Mistral, tous les habitants auraient le spleen. Au lieu d'ouvrir cette voie nauséeuse, on aurait mieux fait de repaver les délicieux tire-bouchons que je viens de parcourir, et de remplacer par une soève couche d'asphalte ces prismatiques cailloux, dont s'offensent vraiment les délicates semelles de l'âge présent.  
La Maison-Carrée alluma son enthousiasme, mais il regretta de ne pas tomber à l'improviste sur elle par une de ces ruelles tournantes qui, dans les vieilles villes, comme à Londres pour Saint-Paul, débouchent soudain sous un porche de gigantesque cathédrale. 
La colonnade du théâtre, avec ses gros fûts bêtes, trouva grâce à ses yeux. II y vit une délicate flatterie au bijou romain, dont ce péristyle balourd faisait ressortir l'élégance svelte et aristocratique.  
Par contre, il passa discret devant Saint-Paul, qu'il estima néanmoins excellente composition de rhétoricien d'architecture et dont il loua sans difficulté la décoration intérieure, due au pinceau de Flandrin, le chevet observé du Château Fadaise et la perspective d'ensemble prise de la rue torse de la Madeleine.  
Mais s'il fut sobre de réflexions devant Saint-Paul, il parla et de fort méchante humeur de Saint-Baudile 
Les sapajous ! grognait-il, mais ce n'est même pas du gothique Picard ou Champenois, c'est de l'ogival Rhénan, une copie de copie, un décalque du dôme de Koln qui n'est lui-même qu'une adaptation cristallifiée de notre vivante merveille de Reims ! …  
Et quelle rage de clochers on a dans ce pays ! Ils n'ont donc pas compris leur savoureuse Cathédrale !  
S'ils voulaient à toute force du gothique, ces bons bourgeois, que ne l'ont-ils approprié à leur milieu, comme firent les Pisans quand ils bâtirent, au bord de l'Arno, cette délicieuse chapelle française de Santa Maria della Spina ! … 
La Promenade de la Fontaine l'attirait. Il s'y dirigea. En passant devant le square Antonin, il avisa, à main droite de la statue, un emplacement au nord du Boulevard de la Comédie, qu'il avait déjà noté du perron du Théâtre comme propre à recevoir un édifice.  
Pourquoi, se disait-il tout en marchant, la ville n'élèverait-elle pas là un Temple somptueux ?  
Il n'est vraiment pas digne de la plus nombreuse Communauté Réformée de France, de n'avoir pour Oratoires que les deux anciennes Chapelles qu'elle possède en ville.  
Bientôt il franchissait la grille du jardin, et respirait à l'aise. Enfin, pensait-il, voici qui me plaira sans mélange !  
Ses petits grognements d'enthousiasme reprirent; il admira les zigzags des balustres, le grand rocher couvert de vigne vierge, au bas duquel se tient, assis sur son piédestal, le poète Reboul, le Nymphée, autrement dire l'enivrant et mystérieux Temple de Diane. Dans les allées du jardin, il regretta seulement que les Statues ne fussent pas plus nombreuses. Il s'en ouvrit même au Gardien-chef, à qui il avait tout d'abord accordé sa confiance pour le zèle avec lequel celui-ci pourchassait les chiens intrus dans les bordures de buis. Vous avez, m'a-t-on dit, un Musée, instable et ambulant, et dans ce Musée quelques Statues de marbre. Pourquoi ne les placeriez-vous pas ici, sous les arbres ? … 
Est-ce que la Poésie lyrique de Pradier ou le Réveil de Franceschi, ne feraient pas mieux, fantômes blancs, dans la, verdure, que dans la maussade salle où on les a claquemurés ?
Que craint-on ? 
La pluie ou le vagabondage des chiens ?  
Le gardien-chef se gratta le front et balbutia : 
Parce que ces statues ne sont pas habillées.  
En s'approchant de la source, le voyageur remarqua, â droite, une série de constructions neuves qui lui avaient tout d'abord échappé, un talus adossé à un mur non crépi, une balustrade malencontreuse et au-dessous une lourde cascade en rocaille. Son humeur, qui s'était rassérénée, rebouillonna. Ce n'est pas beau, fit-il. Oh, Monsieur, expliqua le garde, c'est au contraire admirable !  
Figurez-vous qu'à la place il y avait autrefois un rocher à pic, énorme, avec une grande dépression herbeuse au bas, et dans cette dépression des choses bizarres, comme une sorte de fossé avec des gradins en rocailles et des arbres entremêlés. Les savants de notre Académie croient que c'étaient les débris d'un cirque romain taillé dans la colline…
Ça n'avait aucun intérêt. Alors on a proprement enfoui tous ces débris et la dépression avec, et on a fait ce beau talus en pente douce, je me pris à songer à l'impression d'un touriste fin et délicat, débarquant tout-à-coup et sans être prévenu, en notre villecachant même le sommet du Grand Rocher sur lequel on a mis cette jolie cascade. 
Le voyageur souffla d'un air féroce, mais le gardien-chef, ancien franc tireur, supputant la somme probable du pourboire, affecta de ne pas comprendre et ne quitta notre excursionniste qu'à l'extrême limite de son district, c'est-à-dire aux abords du Rond Point du Grand Cèdre.  
Il serait trop long de suivre notre ami dans ses nombreuses promenades à travers la ville ou dans ses alentours. L'amphithéâtre des collines rocheuses et embaumées qui se dresse de l'est à l'ouest, au nord de la Cité, le tenait dans un véritable enchantement. C'est que l'ensemble du paysage, avec ses dépressions et ses élevures, ses torrents desséchés et sinueux, l'abondance relative de ses plants d'olivier et de figuier et çà et là quelques bouquets de pin d'Alep et autres arbustes résineux, lui rappelaient, à chaque détour de sentier, le souvenir des campagnes de l'Asie Mineure où s'était écoulée sa première enfance. 
Il aimait à parer cette solitude de toutes les splendeurs qui lui revenaient à flots pressés de l'Orient.  
Un jour elle lui apparaissait sous les traits d'une vigne gigantesque, à terrasses superposées, pliant sous le faix de pampres énormes, comme aux temps des raisins de Jéricho. Une autre fois, c'était une succession de bois feuillus pareils à ceux de l'époque druidique et avec eux une abondance d'eau à Font-Chapelle, à Calvas, à Saint-Baudile, à la Fontaine de Nîmes, telle qu'on n'en a plus vu depuis la Conquête Romaine.
La pittoresque Carrière qui, derrière et au nord de la Tour-Magne, surplombe la route d'Alais, en face des bois de Mitau et des Espesses, lui semblait digne d'une meilleure destinée. Il la mariait, dans sa pensée, avec les Villas qui la dominent, les rattachait toutes par un mur crénelé à la Tour-Magne elle-même, englobant ainsi un antique Oppidum adjacent, que nous avons le tort de méconnaître, le berceau, suivant d'aucuns, de notre Cité, (2) et constituait ainsi une véritable acropole, semblable à l'Acropole d'Athènes, restaurée par le crayon de Marcel Lambert. (3)
D'autres fois, des hauteurs du champ de tir, mesurant du regard la ligne bleue de la Chaîne cévenole, depuis le Tanargue et le mont Lozère jusqu'aux sommets surbaissés de la Serane de Gange et les contreforts du Larzac, aux approches de Lodève, suivant, d'autre part, le cours du Rhône, et considérant les nombreuses lignes ferrées qui aboutissent à Nîmes, il se laissait aller à transformer celle-ci en importante place de guerre. Encore un peu, il en aurait fait la clef de la Province du Languedoc devant un ennemi venant de Lyon ou des Alpes.  
Nous ne nous lassions pas de le suivre. C'était tous les jours quelque idée nouvelle, originale peut-être, mais le plus souvent d'une portée sérieuse, sinon dans le présent du moins pour l'avenir de la Cité. 
Un soir d'automne, je l'accompagnais, dans sa dernière tournée, à la terrasse du Mas rouge, à l'orient de laquelle on posait en ce je me pris à songer à l'impression d'un touriste fin et délicat, débarquant tout-à-coup et sans être prévenu, en notre villemoment une grille à jour, au lieu et place du vilain mur qui barrait la vue du côté du levant. 
Cette première ligne des Garrigues, dont nous foulions le flanc méridional, l'intéressait sans cesse. A nos pieds se profilait, à droite et à gauche, une portion restreinte de la ville et au milieu, bien en face, ce magnifique Cours Neuf, un peu sec, un peu monotone, que je voudrais bien voir appeler définitivement et irrévocablement Cours Mareschal, du nom de l'ingénieur, trop oublié à cette heure, à qui nous devons le Jardin et les abords de la Fontaine et le Peyrou de Montpellier. (4)
Au premier plan, à. gauche, à portée de la main en quelque sorte, se dressaient raides et anguleux les murs tristes de la Maison-centrale, au second plan, la masse vert sombre du Mont Duplan. Peu de villes, certainement, il faut bien l'avouer, disposent d'un emplacement plus favorable au tracé d'un vaste boulevard extérieur et supérieur, reliant entre elles les deux grandes promenades ombreuses de la ville. Cette maussade Maison-centrale, disait notre ami, est actuellement et véritablement mal placée, inutile au moins sinon dangereuse. Rasez-moi toutes ces bâtisses et, à leur place, tracez comme un jardin suspendu, une façon de Peyrou de Montpellier, une magnifique terrasse avec des balustres, des fontaines et des statues, descendant par une large avenue sur le Grand-Cours, dont elle n'est distante que de 100 mètres et s'étageant en rampes successives et ornementées jusqu'à la rencontre du Grand boulevard supérieur, entre le Mont Duplan et la Tour-Magne. 
Là, sur cette crête, non loin de la ligne des Moulins à Vents, qui ne manquent pas de pittoresque, on devrait bien construire un sanatorium pour les enfants débiles. Il aurait sa raison d'être à l'égal au moins des Ecoles et Institutions diverses que l'on voit dans toute cette région. Il resterait ensuite à unir l'Oratoire Saint-Baudile et le Mont-Duplan à l'aide d'une passerelle en fonte, ouvrir un large débouché à celui-ci à travers les Casernes qu'on rebâtirait ailleurs, et dans de meilleures conditions, et prolonger directement au Nord jusque sur les hauteurs le boulevard des Calquières.  (actuellement Amiral Courbet)
Que vous en semble, Mesdames et Messieurs, et ne pensez-vous pas, avec notre Guide et avec moi, que du coup notre ville de Nîmes se trouverait ainsi parée d'une magnifique ceinture d'édifices splendides, de promenades savamment aménagées et de grands boulevards dont l'ensemble ferait envie à bien des Cités de très haute importance, mais que la nature a moins heureusement dotées au point de vue topographique et esthétique à la fois ?
Encore un mot et je finis…
Je ne sais si, parmi ceux qui m'écoutent, beaucoup assisteront à la réalisation du rêve que je viens de vous conter. Des transformations pareilles à celles dont je n'ai pu vous donner qu'une faible idée et en hâte, demandent, il faut le dire courageusement, de la suite dans les idées, un esprit de direction, dont nos révolutions imbéciles nous ont fait perdre la trace, et avec ce sens pratique des choses, indispensable lorsqu'on veut aboutir, beaucoup de temps et beaucoup d'argent.
Ces derniers et nécessaires éléments de succès ne sauraient faire défaut si nous savons être sages et si notre pays est sagement administré. Il s'agit de se mettre à l’œuvre hardiment et de marcher de l'avant, sans se préoccuper outre mesure des premières difficultés de l'entreprise.
Aujourd'hui, une couvre s'impose, couvre de premier ordre, couvre capitale et qui doit nous préoccuper tous, sans distinction de parti, de culte ou de classe, c'est l'assainissement de notre ville de Nîmes, il y va de son avenir, de sa prospérité, du bien-être de tous ceux qui l'habitent ! …  
J'ai traité cette grave question ailleurs, je ne saurai la reprendre ici, il m'aura suffi de dire une fois encore que rien, dans les préoccupations quotidiennes, ne doit primer la solution du grand problème soulevé à cette heure, je dirai presque dans le monde entier.
 L'Evangile, auquel il faut revenir sans cesse lorsqu'on aborde les difficultés de la vie sociale, a un mot heureux entre tous :
Cherchez d'abord le royaume des cieux, et le reste vous sera donné par surcroît.

Qu'est-ce à dire, Messieurs, et ne vous semble-t-il pas qu'il est permis d'interpréter ainsi ce passage :  
Recherchez d'abord, provoquez par tous les moyens l'amélioration constante, progressive, soutenue, au physique et au moral du plus grand nombre, de tout le nombre. Or, quelle plus complète amélioration de la famille humaine que celle qui ressort de l'hygiène bien comprise et sagement appliquée ! 
Celle-ci, en ce qui concerne plus particulièrement la propreté et la salubrité privée et publique, nous enseigne le respect de nous-mêmes et des autres, augmente le bien-être d'un chacun, diminue les chances et la gravité des maladies et prolonge d'autant la vie humaine.
Ce premier et inestimable bienfait obtenu, tout le reste, je veux dire le côté décoratif et brillant de l'existence, ce que l'esthétique appelle le beau et envisage comme l'idéal à poursuivre sans trêve, nous le réaliserons, en partie du moins, tout naturellement, à son heure et comme la juste récompense de nos communs efforts.
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Docteur E. Mazel.
Président de l’Académie de Nîmes, 1894
 
 
(NOTA 1) Depuis quelques années, aux vacances d'octobre, M. Henri Mazel a pris l'habitude de faire les honneurs de sa ville natale aux amis qui viennent lui rendre visite. J'ai rencontré là des hommes de tout état, de tout âge, de toute nationalité et dont le nom n'est pas sans éclat en France et à l'étranger.
C'est un très incomplet résumé de leurs impressions que je reproduis ici, d'après mes souvenirs et sur les notes crayonnées par le Directeur de l'Ermitage.
(NOTA 2) Cet oppidum, dont les traces apparentes subsistent encore et surplombent le Cadereau d'Alois, près des Carrières Bourrillon, occupait le vaste périmètre ou se dressent actuellement les villas ou mazet de MM. Durand, Bonijoly, Auger, Vidal, Loubier, l'ancien tombeau du Colonel Blachier et le tumulus qui a précédé la Tour-Magne.
II a été signalé pour la première fois, si je ne me trompe, par un savant autant que modeste archéologue, M. l'abbé Rouvier, ancien aumônier du Lycée Rollin, reconnu par M. le docteur Dehours, le Russe Georges Levenkoff et d'autres encore.
(NOTA 3) Voir Histoire des Grecs, par M. V. Duruy, tomes III et IV. Acropole d'Athènes.
(NOTA 4) L'ingénieur Mareschal, directeur des fortifications de la Province du Languedoc, après La Blottière, mort vers 1740, n'a pas seulement dressé les plans de la Fontaine de Nîmes et du quartier qui l'avoisine, comprenant les canaux de la Fontaine, la Plate-Forme, le cours-Neuf et les rues adjacentes.
A Montpellier, l'hôpital Saint -Louis en 1758, le théâtre et la place de la Comédie en 1757-1758, ont été édifiés sous sa direction, par Hilaire Ricard, celui-là même qui venait de construire les bassins de notre Fontaine. (Voir les Transformations de Montpellier, par le docteur Léon Coste, 1893, p. 29,77, 79 et suiv.)
Rien dans ces deux villes ne rappelle au souvenir des générations actuelles ce grand constructeur.

Une autre fiction sur le devenir de Nîmes publiée en 1902 par Adolphe Pieyre
> Nîmes en 1950


Un autre texte d'Elie Mazel publié en 1860
> La vie de Pierre-Hugues-Victor MERLE, Général de division

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