PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XXIV

 

Nouvelle crise de l'industrie des chemins de fer, conjurée par les conventions de 1859 - Explication, avantages de ce système ; concours prêté à son établissement par Talabot et Didion. - Danger d'abuser de ce précieux instrument de progrès.

 

La situation générale des chemins de fer français à cette époque offre une certaine analogie avec l'état de choses actuel. Alors comme aujourd'hui, le gouvernement était entraîné par des considérations politiques à doter tout de suite ou à bref délai des régions jusque là négligées de ligues pour longtemps improductives. Le moyen le plus naturel, le plus économique d'atteindre ce but, était de confier l'exécution de ce deuxième réseau aux grandes Compagnies. C'était le corollaire, la rançon, en quelque sorte, du monopole des chemins productifs, et des avantages du fusionnement.

 

Le gouvernement impérial, qu'on accuse aujourd'hui d'avoir trop favorisé les Compagnie commit d’abord la faute inverse, celle de les surcharger. Dans cette seule année 1857, quand il n'y avait encore en France que 1875 kilomètres exploités, « le gouvernement ajouta 4213 kilomètres de voies nouvelles aux concessions des Compagnies, ce qui en éleva le total à plus de 16000 kilomètres ». Plus du quart de ces nouveaux chemins concédés (sinon imposés) sans subvention ni garantie étaient échus à la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée ; 1203 kilomètres, à construire dans des régions pour la plupart non moins pauvres qu'accidentées.

 

Elle devait notamment exécuter à ses frais, risques et périls, les embranchements d'Alais à Brioude, de Privas, d'Avignon à Gap, le prolongement de Toulon à Nice, etc. (Article 9 de la convention du 11 avril.)

 

Par suite de cette augmentation de charges, en ne tenant compte que des lignes nouvelles concédées aux grandes Compagnies définitivement, c'est à dire devant être exécutées dans un délai maximum de huit ans, les dépenses à effectuer à leurs risques et périls sur ces lignes étaient évaluées à plus de deux milliards. (1)

 

(1) Delombre, op. cit., page 148. Jusque-là (fin de 1857), d'après les renseignements authentiques reproduits par M. A. Picard dans son grand ouvrage sur les chemins de fer, l'Etat avait dépensé pour les chemins 779 millions; les compagnies, 3 milliards 266 millions, en tout un peu plus de 4 milliards.

 

C'était quelque chose alors; aussi l'opinion publique s'en émut. On pensa généralement que les Compagnies avaient assumé un fardeau au-dessus de leurs forces, en se chargeant de tant de lignes secondaires, la plupart improductives pour longtemps, sans subvention ni garantie. Cette inquiétude, exploitée par la spéculation, détermina une véritable panique. Les titres des Compagnies subirent une dépréciation marquée. Pour les tirer d'embarras, il eût suffi d'ajourner ces travaux, mais le gouvernement ne l'entendait pas ainsi. Il voulait le strict accomplissement des promesses faites aux populations à propos de ce deuxième réseau, qui d'ailleurs n'était pas d'intérêt exclusivement politique ou électoral.

 

Il fallait donc, pour assurer la continuation des travaux, alléger le fardeau des Compagnies, sans trop surcharger l'État, c'est-à-dire les contribuables. Ce problème fut heureusement résolu par les conventions de 1859.

 

La guerre ouverte, déclarée depuis 1878 aux grandes Compagnies, et poursuivie avec des insuccès variés, a eu du moins l'avantage de vulgariser l'étude trop négligée des questions de chemins de fer, et en particulier celle du régime des conventions, qu'on prétendait détruire. Nous ne saurions mieux faire que de reproduire ici l'explication à la fois lucide et concise qu'eut donnée M. Noblemaire :

 

« La réorganisation du ministère des travaux publics avait appelé à la direction générale des chemins de fer un des plus fidèles amis de Talabot et de Didion, M. de Franqueville, celui de leurs camarades dont ils estimaient le plus la vive intelligence, le caractère aimable, l'esprit ouvert et conciliant. (1)

 

(1) Franqueville (Franquet de), né à Cherbourg, en 1809, admis en 1827 à l'École polytechnique, dont il sortit le premier de sa promotion; chef de la section de navigation en 1838, chef de division et ingénieur en chef de première classe en 1840, directeur des ponts et chaussées et des chemins de fer en 1855, conseiller d'État en 1857. Mort en 1875.

 

« Depuis cette époque, aucune grande mesure n'a été prise, aucune réforme n'a été faite dans l'organisation des chemins de fer en France, qui n'ait été à des degrés divers, l'oeuvre commune de ces trois maîtres...

 

« C'est à leur commune collaboration qu'on doit l'oeuvre de 1859. Les réseaux concédés sont divisés en deux. Dans l'ancien réseau sont classées les lignes déjà exploitées, et celles des lignes en exécution dont le revenu parait le plus assuré...

 

« Non seulement ce réseau vivra par lui-même, mais il devra venir en aide aux lignes improductives, dont l'ensemble forme ce qu'on appelle le second réseau.

 

« Pour faciliter l'achèvement de ce dernier, l'État prend à sa charge une partie du capital d'établissement, et lui alloue, à fonds perdu, d'importantes subventions. Mais, eussent-elles atteint la totalité de ce capital, elles n'auraient pas suffi pour rendre bonnes par elles-mêmes des lignes dont la plupart ne devaient pas même couvrir leurs frais d'exploitation. Aussi le gouvernement ajoute, pour toute la portion du capital que les Compagnies consacreront à l'exécution du nouveau réseau et pour une période de cinquante ans, une garantie d'intérêts qui, elle, ne constituera qu'une simple avance, et que les Compagnies devront ultérieurement lui rembourser, intérêts et principal.

 

« De plus, pour tenir compte de l'accroissement de produits que devra sans doute assurer à l'ancien réseau l'établissement des lignes par elles-mêmes improductives du nouveau, il décide que l'ancien réseau contribuera à alléger le montant de la garantie promise au nouveau, en déversant sur lui tout l'excédent de ces produit nets au delà d'une certaine limite..., qui constitue le revenu réservé de l'ancien réseau.

 

« Si le pays est, et doit être, insatiable dans ses demandes, c'est le devoir des gouvernants dé mesurer aux efforts possibles la satisfaction à donner à d'incessantes exigences. A ce devoir, le gouvernement d'alors n'a pas failli ! Ce problème redoutable, il l'a résolu par cette formule célèbre si souvent citée, si souvent mal .comprise, bien qu'elle soit aussi simple que rationnelle, à laquelle restera justement attaché le nom de Franqueville... »

 

A cette définition nous croyons devoir joindre, comme corollaire, les considérations suivantes, empruntées à l'un des écrivains qui ont fait le mieux ressortir le mérite de cette combinaison, dite du déversoir, au point de vue philosophique et démocratique, dans la meilleure acception de ce mot :

 

«  Par suite de la solidarité ainsi établie entre l'ancien et le nouveau réseau, la nation était admise à participer à la jouissance des anciennes et excellentes lignes...

 

« Au lieu de se changer uniquement en dividendes pour les actionnaires, les excédents de recettes de ces lignes (déduction faite du produit réservé) recevaient comme destination l'extension graduelle des chemins de fer en France. »

 

Grâce à cette combinaison, l'État avait réussi à transformer l'exploitation des grandes Compagnies en une entreprise essentiellement nationale.

 

« Et tel est bien le caractère que doivent avoir les chemins de fer. La seule combinaison harmonique des voies ferrées, c'est que les lignes prospères fassent participer les lignes pauvres à leur crédit et à leur sécurité, et que celles-ci, en retour, leur servent d'affluents. Dans ce système, nulle force égarée ni perdue.

 

Tant qu'un chemin de fer suffit pour rendre les services auxquels il est destiné, on regarderait comme une faute grossière de lui enlever, par la création d'une ligne rivale, une partie de ses recettes. Ce serait priver d'autant des localités intéressantes, retarder la naissance de voies réellement utiles, de lignes vraiment nouvelles. La liberté des voies ferrées n'est qu'une utopie dangereuse,  expérimentée dans les pays les plus libres, et condamnée par eux. (1)

 

(1) Notamment aux États-Unis, où l'abus de cette liberté a été le plus grand. Si « la France a évité ces expériences », ce n'est pas que l'envie de les faire ait manqué à certains Français ainsi qu'on le verra tout à l'heure par les luttes que Talabot eut à soutenir pour empêcher l'envahissement de sont réseau.

 

La France a été assez heureusement inspirée pour éviter ces expériences, et pour entrevoir, dès le début de ses chemins de fer, tout le parti que l'on pourrait tirer de leur solidarité. L'auteur des conventions a trouvé la formule pratique de ce principe d'union. Elles ont transformé les grandes Compagnies en véritables sociétés d'assurances contre les pertes du chemin improductif. » (1)

 

(1) Petites et grandes compagnies.

 

Les chefs et les actionnaires des grandes Compagnies surent comprendre que « l'exploitation des chemins de fer n'était pas une industrie qu'on put gouverner seulement en vue des profits des bailleurs de fonds originaires ; qu'une fois leurs intérêts légitimes sauvegardé, il fallait tenir compte de l'intérêt national. » (Id.) Il est vrai que leurs sacrifices n'étaient pas sans compensation. Ils en trouvaient déjà une assez belle dans la clause qui les relevait des engagements antérieurs, relatifs aux lignes secondaires, contractés sans garantie d'intérêt. (1)

 

(1) Sont abrogées celles des dispositions des articles 7 et 8 de la convention du 11 avril 1857, desquelles il résulte que la Compagnie accepte, sans garantie d'intérêt, les concessions faites par lesdits articles. » (Art. 9 de la convention des `22 juillet 1853 et 11 juin 1859 avec la Compagnie P. L. M.) Cette clause se retrouve dans les conventions faites avec les cinq autres Compagnies.

 

Les conventions souscrites par Talabot et ses collègues n'étaient donc pas des capitulations, nom qu'on a justement appliqué à certains traités ultérieurs, mais bien des transactions librement consenties, dans lesquelles la limitation des bénéfices avait pour contrepartie la sécurité. La « grande attraction » des conventions Franqueville fut surtout cette clause de garantie, qui, comme on l'a dit fort justement, « adossait le crédit des Compagnies au crédit de l'État ». Le seul droit éventuel à cette garantie était déjà un appui moral considérable; et cet appui moral a longtemps suffi aux Compagnies du Nord et de la Méditerranée, qui n'ont pas eu besoin de demander des avances effectives à l'État, jusqu'à ces derniers temps.

 

On petit donc dire que la collaboration incontestable de Talabot et de Didion à l'établissement du régime des conventions est un des Grands services qu'ils ont rendus au pays. (1)

 

(1) Talabot eut, à cette occasion, de longues et nombreuses conférences avec le directeur général. Mais toutes leurs communications furent verbales. Du moins, aucune trace écrie n'en a été retrouvée, ni dans les papiers de Talabot, ni dans ceux de Franqueville, où son fils a bien voulu en faire pour nous la recherche.

 

De plus, c'est au moyen d'émissions multipliées d'obligations de 300 francs que les Compagnies ont pu se procurer facilement les capitaux nécessaires pour remplir leurs engagements. Ce type d'emprunt, conçu par Talabot, fut donc un des plus puissants auxiliaires du système. Les deux combinaisons se prêtaient un appui mutuel. La clause de garantie d'intérêt avait l'immense avantage d'encourager, en quelque sorte indéfiniment, ce mode de souscription populaire, en inspirant une entière et légitime confiance à l'épargne.

 

Les détracteurs les plus acharnés du régime des conventions avouent « qu'il a rendu des services ». La vérité est qu'il n'a pas cessé d'en rendre. C'est grâce à lui que les Compagnies ont pu, en 1863,1868, 1875, suffire aux exigences insatiables de l'État, supporter le fardeau croissant de nouvelles lignes, de plus en plus mauvaises. Aujourd'hui, ce mécanisme subit une nouvelle et plus rude épreuve, par suite des conventions de 1883 et des réductions simultanées de tarifs, si bien que la diminution des recettes coïncide avec une augmentation notable de dépenses. Aussi, trois Compagnies sur quatre qui avaient commencé le remboursement des avances faites pour la garantie d'intérêt, sont forcées d'y recourir de nouveau, et la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée est, pour la première fois, obligée d'en faire autant. N'est-il pas temps, plus que temps d'enrayer sur cette pente ?

 

On a dit que « le monopole des grandes Compagnies n'était autre chose que le droit des lignes improductives à l'existence, le moyen de n'assigner d'autres bornes à l'exécution des voies pauvres, que celles de la richesse des chemins prospères, en un mot, le plus merveilleux instrument de progrès qu'un État puisse avoir pour ses chemins de fer ». Rien de plus vrai ; mais aujourd'hui n'a-t-on pas demandé à ces « chemins prospères » tout ce qu'ils pouvaient donner, voire davantage ?

 

Oublie-t-on qu'il n'est pas d'instrument si parfait, de machine si solide, qui ne risque d'éclater, par suite d'une tension ou d'une pression exagérées ?

 

Effrayé de la violence croissante du mouvement révolutionnaire, dont il avait été l'un des plus ardents promoteurs, Barnave s'écriait en 1791 :

 

« Nous avons détruit tout ce qui était à détruire ! » En fait de chemins de fer, n'avons-nous pas, nous, construit (et par delà) tout ce qui était à construire ?

 

 

 

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