PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XX

 

Premiers emprunts des Compagnies par émission d'obligations. - Type populaire d'obligations de 300 franc, imaginé et proposé par Talabot dès 1847, employé à partir de 1851. - Ses observations critiques sur un projet de concession de la ligne Paris-Lyon-Avignon, présenté en 1849.

 

Nous abordons maintenant la partie la plus difficile, la plus originale de l'oeuvre dont l'honneur revient, en partie, à Paulin Talabot. On pourrait la définir : l'appropriation de l'industrie des chemins de fer, importée d'Angleterre, aux habitudes et à l'esprit français. Trois moyens principaux ont été employés pour atteindre ce but, le type nouveau et populaire des obligations de 300 francs, proposé par Talabot dès 1847 ; la formation des grandes Compagnies, à laquelle il a énergiquement concouru (1859) ; et en 1859, l'établissement du régime des conventions.

 

Les plus anciennes Compagnies, abordant une région encore à peu près inconnue, où elles n'avançaient qu'à pas comptés, n'ayant qu'une tâche et un horizon très-limités, n'avaient pu s'adresser, pour leurs emprunts, d'ailleurs relativement peu considérables, qu'à un nombre restreint de capitalistes. Dans la première période de leur histoire (1823-1841), le chiffre total de ces emprunts par voie d'obligations ne s'éleva qu'à 31 millions, contre 159 millions de fonds social (capital-actions) réalisé. Ces 34 millions provenaient d'obligations de 1000 francs, remboursables avec 250 francs de prime, et à bref délai, émises, à partir de 1838, par les Compagnies de Paris à Saint-Germain, à Versailles (rive droite), de Montpellier à Cette, de Paris à Orléans.

 

Le nombre de kilomètres concédés n'était encore que de 804; à la fin de cette première période, il s'était élevé à près de 5000, avant les crises de 1848 et 1849, qui déterminèrent l'abandon de plus de 1400 kilomètres. Néanmoins, le chiffre des concessions était remonté à 3914 kilomètres à la fin de 1851. Pendant cette seconde période, où le montant du capital-actions réalisé avait progressé de 159 à 635 millions, celui du capital-obligations s'était élevé de 31 millions à près de 179. Mais, dans ce même intervalle de temps, les recettes nettes des Compagnies avaient été de plus de 58 millions. Elles avaient donc pu facilement prélever sur ce boni les 9 millions d'intérêts dus aux obligations, puis distribuer, en moyenne, de 11 à 12 pour 100 à leurs actionnaires.

 

Les obligataires, dit à T. P. Delombre, avaient donc pour garantie du service de leurs intérêts des chemins en exploitation régulière et des recettes bien assises. Chaque groupe d'intéressés, dans cette grande entreprise des chemins de fer français, gardait ainsi le caractère qui semble assigné par la nature même des choses aux actionnaires et aux obligations. A ceux-ci, avec la sécurité absolue du placement, la fixité du revenu; à ceux-là, avec tous les risques d'une initiative hardie, les chances de dividendes croissants. (1)

 

(1) Petites et grandes Compagnies. Études d'histoire financière, page 137. L'excellent ouvrage de M. Delombre, qui a exercé une salutaire influence sur l'opinion publique dans les récentes polémiques sur les questions de chemins de fer, nous a été d'un grand secours clans cette partie de notre travail.

 

Depuis, « nous avons changé tout cela ». A l'époque des razzias opérées sur l'épargne par certaines petites Compagnies, on a vis émettre des obligations, alors que le capital-actions n'était pas réalisé, ou ne l'était que fictivement, quand les chemins étaient à peine commencés ou encore en projet.

 

Tels n'avaient pas été les agissements des anciennes Compagnies, depuis fusionnées en six groupes, où persistent les mêmes traditions de prudence et de loyauté. Là, ces placements dits de tout repos n'ont pas usurpé leur titre. Si plus tard des lignes du second réseau ont été construites avec des capitaux empruntés au moyen d'obligations, c'est sous le régime des conventions de 1859, quand le service de ces obligations était assuré par le déversement des bénéfices du premier réseau, et subsidiairement par la garantie d'intérêt.

 

L'émission des premières obligations de 1000 francs n'avait pas été autorisée sans peine, à cause du souvenir des abus de la loterie. Le même motif avait fait repousser, en 1847, le premier projet d'emprunt sous forme d'obligations de 300 francs. Mais l'impulsion était donnée. Les obligations de 500 Francs apparurent en 1850, et, l'année suivante, le type de 300 Francs, imaginé par Talabot pour soulager la Compagnie d'Avignon-Marseille, fut employé par celle du Nord pour racheter le chemin d'Amiens à Boulogne. Sic vos non vobis !...

 

Ici se présente un incident curieux que nous ne saurions passer sous silence; la polémique engagée dès 1849 avec une Compagnie puissante, qui proposait de reprendre la ligne de Paris-Lyon en y, joignant celle de Lyon-Avignon, abandonnée en 1847 par la Compagnie concessionnaire que Paulin Talabot avait organisée deux ans auparavant. Cette offre, agréée par le gouvernement, était l'objet d'un projet de loi, déposé le 8 août 1849. Le triomphe de cette combinaison aurait eu pour effet de scinder en deux parties très inégales la grande communication de Paris à la Méditerranée, ne laissant à Talabot et aux capitalistes groupés autour de lui que la section Avignon-Marseille. Jamais, peut-être, il n'a déployé autant d'habileté et de persévérance que dans cette lutte pro aris et focis. Tous ses arguments contre la Compagnie soumissionnaire de Paris-Lyon-Avignon étaient condensés dans une note que publia, le 1er octobre 1849, la Revue des Deux Mondes.

 

Elle commençait ainsi :

 

« Les questions financières sont, à cette heure, les plus graves et les plus urgentes. Un budget en déficit, le système de nos impôts ébranlé, des impôts nouveaux à créer, d'immenses travaux publics à terminer, notre industrie et notre commerce à faire sortir d'un désastreux chômage; de toutes parts des intérêts matériels d'une importance énorme, éveillés et dans l'attente, voilà des préoccupations suffisantes pour absorber l'Assemblée et le pays. C'est la question du pain quotidien posée pour tout le monde, pour l'État, pour l'industriel, pour l'ouvrier. »

 

Il exprimait ensuite le désir que cette situation put au moins profiter à l'éducation politique de la France.

 

« Nous voudrions que ce fût pour elle une occasion de s'éclairer une bonne fois sur ses inté­rêts positifs, qu'elle a si longtemps négligés. Nous voudrions qu'elle prit enfin, à cette dure école, l'habitude de veiller avec intelligence et assiduité à sa politique matérielle. Puissions nous comprendre aujourd'hui que la vie d'un peuple ne se concentre pas dans ces débats constitutionnels et de politique pure, d'où sont sortis tant de troubles et de révolutions; et qu'en descendant à des détails plus vulgaires, en donnant ses soins au ménage national, on aurait une action plus forte et plus salutaire sur les masses ! »

 

Ces réflexions n'ont pas seulement un intérêt historique. Nous avons revu, à une époque récente, de déplorables exemples de l'immixtion de la politique dans les questions d'affaires, et les meilleures pièces du ménage national écornées on brisées par des mains brutales et maladroites !

 

Après avoir sommairement rappelé les vicissitudes des premières Compagnies de Paris-Lyon et de Lyon-Avignon, on abordait l'examen du projet de loi qui faisait de ces deux concessions une seule et même affaire. Ce projet avait, il est vrai, le mérite d'établir nettement trois principes fondamentaux :

 

1° la nécessité de l'achèvement immédiat de la ligne de Paris à Avignon,

 

2° la nécessité d'une communication continue par voie ferrée, indépendante de la navigation fluviale.

 

3° la préférence accordée à l'industrie privée, pour la construction comme pour l'exploitation. Talabot approuvait également plusieurs clauses qui ont été reproduites dans la plupart des traités ultérieurs garantie d'un minimum d'intérêt au capital social; durée de la concession portée à quatre-vingt-dix-neuf ans ; abandon du produit à la Compagnie jusqu'à 8 pour 100. Mais après l'éloge, il faisait une large part au blâme. Le traité ayant été complètement modifié, nous croyons inutile de reproduire en détail les observations critiques de Talabot. Suivant lui, le projet offrait deux inconvénients fondamentaux; onéreux pour l'État, il était en même temps dangereux pour la Compagnie.

 

Il était onéreux pour l'État, qui non seulement abandonnait à la Compagnie pour 154 millions de travaux faits jusque là à ses frais ou remboursés par lui sur les deux sections Paris-Lyon et Lyon-Avignon, mais prenait à sa charge la dépense de la traversée de Lyon, évaluée à 24 millions, estimation que Talabot jugeait insuffisante. Il critiquait aussi sévèrement l'article qui accordait à la Compagnie une subvention de 15 500 000 francs, destinée à être offerte comme prime aux actionnaires des anciennes Compagnies dissoutes de Bordeaux à Cette, Fampoux à Hazebrouck, et de Lyon à Avignon, qui voudraient souscrire des obligations de la nouvelle Compagnie, émises à 352 francs, et remboursables à 500.

 

Ces actionnaires étaient porteurs d'éventualités ou titres à la restitution éventuelle des cautionnements confisqués, qui auraient été admis en déduction du montant des souscriptions, à la condition, il est vrai, de prendre un certain nombre d'obligations à la fois. Ainsi, par exemple, les porteurs d'éventualités de l'ancien Lyon-Avignon n'auraient eu, toutes déductions faites, qu'une somme de 1162 fr. 65 centimes à débourser pour recevoir quatre obligations du nouveau Paris-Avignon, remboursables à 500 francs chacune. C'était un moyen assez habile de provoquer des défections dans le camp opposé. Mais Talabot démontrait sans peine qu'en sacrifiant 15 millions à cette opération, l'État se faisait complice d'une manoeuvre de Bourse.

 

Si le gouvernement, disait-il, cédait à un sentiment équitable en restituant les cautionnements confisqués de ces Compagnies qui ont été coupables, plus par son fait que par le leur (le premier tort avant été à lui, qui avait imposé des conditions exorbitantes), nous l'en approuvons. Mais alors ce n'était pas une fraction des cautionnements, 15 500 000 francs; c'était la totalité, 22 500 000 francs, qu'il fallait rembourser. S'il s'agit d'une réparation, elle ne peut être ni incomplète, ni faite par d'autres mains que celles de l'État. C'est une question de dignité; en pareil cas, le gouvernement ne peut avoir ni intermédiaire ni tuteur. En consentant à cette subvention, il a involontairement fait appel aux passions de la Bourse. Que s'est-il passé, en effet, depuis que cette destination de la subvention a été connue ?

 

Les éventualités, qui se traînaient à vil prix sur le marché, ont été accaparées. Elles sont accumulées aujourd'hui dans quelques mains qui ne peuvent réaliser les bénéfices de leurs spéculations qu'en souscrivant un nombre proportionné d'obligations. Ces hommes là ne figureront dans l'affaire que pour faire admettre en proportion, et au pair, leurs éventualités. L'opération une fois réalisée, ils provoqueront la hausse, feront leur butin, et ne laisseront au public Honnête et sérieux que les mauvaises chances de spéculation.

 

Parmi les critiques dirigées contre la Compagnie soumissionnaire, la plus sérieuse portait sur l'insuffisance probable du capital social (100 millions d'actions, 140 d'obligations). La Compagnie savait à peu près ce qui lui restait à dépenser sur la section Paris-Lyon; mais elle était beaucoup moins bien renseignée sur ce que pourrait coûter celle de Lyon à Avignon. Avec une garantie d'intérêt pour 240 millions seulement, elle se lançait dans une affaire qui pouvait en coûter 300, et même davantage, seulement pour les travaux. Malgré les faveurs du gouvernement, une pareille entreprise était téméraire. Talabot ajoutait que « les éléments d'un projet d'exécution de cette ligne à forfait, plus conforme aux intérêts de l'industrie honnête et à ceux de l'État, étaient déjà réunis ».

 

 

 

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