PAULIN TALABOT

SA VIE ET SON OEUVRE

1799-1885

par le Baron Ernouf, 1886

 

CHAPITRE

XVI

 

Importance des services rendus par François Bartholoni, Émile Péreire et Paulin Talabot dans cette période rudimentaire des chemins de fer français. - Succès décisif du chemin de Paris à Orléans. - La « Grande Charte » des chemins de fer (1542). - L'amendement Duvergier de Hauranne. - Débat entre le système de la ligne unique et celui de l'exécution simultanée, qui obtient la préférence.

 

Ce nouvel ajournement porta un coup terrible aux entreprises naissantes de chemins de fer. Dans l'espace d'un an, le chiffre des kilomètres concédés tomba de 1018 à 574, par suite de l'abandon des concessions de Lille à Dunkerque, Paris-Rouen (tracé des plateaux), Juvisy à Orléans, etc. Toutefois, le mal fut en partie réparé pendant les années suivantes, marré les appré­hensions occasionnées par la politique belliqueuse du cabinet du 1er mars 1840, à propos des affaires d'Orient ; politique qui, suivant le chef de ce cabinet, aurait consolidé la dynastie (à moins qu'elle ne l'eût fait sombrer huit ans plus tôt).

 

Dès 1840, l'étendue du réseau concédé était reportée à 800 kilomètres, et des progrès réels furent accomplis, en dépit de la politique, pendant les quatre années qui s'écoulèrent entre l'échec du programme Molé et l'adoption de celui du cabinet Soult-Guizot. A cette période intermédiaire, se rapportent notamment : l'inauguration du chemin d'Alais à Beaucaire et à La Grand'Combe (1839-1841), la concession définitive de la ligne Paris Rouen (par la vallée de la Seine), la reprise de celle de Paris-Orléans ( ouverte en 1843), etc.

 

Le succès éclatant du Paris-Orléans est un des incidents les plus considérables de l'histoire des chemins français. Il fut dû, comme on sait, à l'intervention d'un financier d'une haute intelligence, François Bartholoni, l'ami et l'un des auxiliaires de Talabot. Lié avec Beaunier, le concessionnaire du premier chemin dé fer français (1823), il avait été, depuis cette époque, plus ou moins mêlé à la plupart des entreprises de ce genre. En dernier lieu, il était devenu membre du conseil d'administration du chemin d'Orléans, puis, au moment de la crise, président de ce conseil, ou pour mieux dire, dictateur. Il sauva, ou plutôt ressuscita l'entreprise, plus qu'agonisante, en obtenant une prolongation de concession et le concours de l'État, sous forme de garantie d'intérêt.

 

Par son action décisive sur la destinée de cette ligne, dont il pressentait et préparait l'avenir, par son rôle non moins important dans une foule d'opérations ultérieures, Bartholoni a mérité, comme Paulin Talabot et Émile Péreire, d'être placé en première lune parmi les créateurs des voies ferrées en France. Comme eux , il réunissait deux qualités qui souvent s'excluent : l'aptitude à embrasser les lares combinaisons , l'ensemble des affaires, et en même tentas la faculté de dis­cerner les moyens propres à en assurer le succès. Le succès du chemin d'Orléans confondit ceux qui, nonobstant les résultats obtenus antérieurement sur la ligne de Beaucaire, soutenaient encore, comme Arago en 1838, que les lignes commerciales étaient inexécutables en France.

 

Débarrassé de l'appréhension d'un conflit européen, le gouvernement avait songé, dès 1841, à reprendre sérieusement l'étude d'un programme d'ensemble de la « Grande Charte » du réseau national, deux fois déchirée par la passion politique. Les progrès incessants des chemins de fer à l'étranger contrastaient de plus en plus péniblement avec notre inaction. Nos 804 kilomètres concédés faisaient triste figure en présence des 4000 de l'Angleterre, des 15000 de l'Amérique du Nord (dont 6000 déjà livrés à la circulation) ; du réseau belge, presque achevé. Les Allemands eux-mêmes semblaient se départir, cette fois, de leur lenteur proverbiale; et nous, nous n'étions pas même encore fixés sur le tracé de la plupart de nos lignes principales, ni sur le mode d'exécution

 

Le projet de 1842 proposait l'établissement d'un réseau dit gouvernemental, rayonnant de Paris sur les frontières belge et allemande, la Manche, l'Océan et la Méditerranée, réseau due la commission compléta par diverses lignes transversales. Pour les dépenses d'exécution, on avait imaginé d'y associer les communes desservies, qui auraient remboursé, par voie de contribution, les deux tiers de la valeur des terrains, évalués en moyenne à 24000 francs par kilomètre ; l'État, qui demeurait chargé du troisième tiers et de la dépense des terrassements et ouvrages d'art ; et des Compagnies fermières, auxquelles il resterait à payer pour les rails, le matériel et l'exploitation, une quotte part évaluée à 125000 fr. par kilomètre. On espérait que l'État, pour la sienne, n'en dépenserait pas plus de 150000 ainsi, la dépense totale n'aurait été que de 299000 francs par kilomètre. Cette estimation était fort au dessous de la vérité, ce dont les rédacteurs du projet de loi auraient pu se rendre compte facilement, en s'informant du prix de revient des chemins de Rouen et d'Orléans, déjà en partie livrés à l'exploitation. Le prix de revient du premier s'est élevé à 50000 francs par kilomètre; celui du second, à 461500; et il était dès lors à prévoir que ces prix seraient dépassés sur des lignes plus difficiles, comme l'Avignon Marseille, qui a coûté presque le double de la ligne Paris Orléans, justement pour le même nombre de kilomètres (133).

 

De plus, le projet était maladroitement conçu au point de vue financier. Les sacrifices des futures Compagnies avaient des limites précises ; ceux du gouvernement n'en avaient pas. Si l'on s'en était tenu à l'application rigoureuse de ce système, l'État aurait eu à supporter l'excédent indéterminé, non seulement des dépense qu'il prenait à sa charge, mais de celles des Compagnies, au delà des 125000 francs par kilomètre. Ce système, qui attribuait à l'État une part indéfinie dans les frais de construction, ne s'accordait guère avec les vues émises en 1838 et depuis, notamment lors de la concession des chemins d'Orléans et de Rouen. La majorité parlementaire avait paru alors admettre, en principe, que le gouvernement ne devrait construire des chemins de fer qu'à défaut de l'industrie privée, et sur les points où leur établissement serait imposé par des considérations grave, comme l'intérêt stratégique.

 

La « Grande Charte » de 1842 s'écartait sensiblement de cette pensée. Il était impossible de l'y ramener ouvertement sans bouleverser toute l'économie du projet, ce qui eût entraîné un nouvel ajournement dont, cette fois, personne ne voulait assumer la responsabilité.

 

Ce fut alors qu'un député (Duvergier de Hauranne) eut l'idée ingénieuse de proposer un paragraphe additionnel portant que « néanmoins les lignes classées pourraient être concédées plus tard, s'il y avait lieu, à l'industrie privée, en vertu de lois spéciales ». La majorité accueillit avec empressement cette proposition, conforme à sa pensée secrète et au mouvement des esprits. L'exception devint bientôt la règle; ce fut comme une de ces portes dérobées pour lesquelles on délaisse l'entrée principale.

 

La discussion forma, pour ainsi dire, deux grands actes. Le premier, dans lequel bien des députés firent preuve de plus de zèle pour leurs électeurs que de connaissances topographiques, fut consacré au classement et au tracé des chemins ; l'autre à l'exécution et aux moyens financiers. On avait paru d'abord affligé, repentant des longs retards apportés à la création d'un réseau de chemins de fer. On s'était promis de faire trêve aux querelles ordinaires des parti dans l'élaboration de cette oeuvre nationale! Pourtant les passions politiques, qui semblaient exclues du débat, y firent leur rentrée avec éclat quand il s'agit de déterminer le mode d'exécution. L'opposition proposait de concentrer toutes les ressources disponibles sur une ligne unique, traversant le pays dans sa plus grande étendue, de la mer du Nord à la Méditerranée.

 

Comme le triomphe de ce système eût déterminé une crise ministérielle, son plus énergique champion fut naturellement l'ancien chef du cabinet de 1840 (Thiers), qui, heureusement, n'enleva que 152 suffrages sur 374 votants. Selon toute apparence, l'adoption de la ligne unique aurait entraîné le rejet de la loi, la démission du ministère, et, par suite, un nouvel ajournement de la question des voies ferrées. Dans tous les cas, elle aurait eu pour résultat de restreindre déplorablement l'initiative du pays. En défendant les entreprises simultanées, le ministère Guizot se montrait, en réalité, plus libéral, plus progressif que ses adversaires. Si l'autre système avait prévalu, une grande partie de la France eût été privée longtemps encore de ces créations destinées à développer sa puissance économique, et qui, suivant l'heureuse expression du ministre de l'intérieur, Duchâtel, « devaient porter avec elles leur payement ».

 

 

 

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