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La seconde Guerre Punique

Livre XXI

Chapitre IV

De l'Ebre à la vallée du Pô

 

 

23 - Dans les gorges des Pyrénées.

 

Tout réjoui de ce songe, Hannibal fit franchir l’Ebre à son armée, par trois passages, non sans avoir au préalable chargé ses envoyés de s'assurer par des présents la bienveillance des peuples de Gaule dont l'armée devrait traverser le territoire et d’étudier le passage des Alpes. Une armée quatre-vingt-dix mille fantassins et douze mille cavaliers passa l’Ebre. Il soumit ensuite les Ilergètes, les Bargusiens, les Ausétans et les Lacétans, qui habitent au pied des Pyrénées ; plaçant tout le secteur sous l'autorité d'Hannon, il lui confia le contrôle des passages entre l'Espagne et la Gaule. Il lui laissa dix mille fantassins et mille cavaliers pour garder le pays.

 

Quand l'armée se trouva engagée dans les gorges des Pyrénées et qu'il se confirma parmi les barbares qu'on faisait la guerre contre Rome, trois mille fantassins Carpétans rentrèrent chez eux ; il était d'ailleurs évident que ce n'était pas tant la guerre qui les effrayait que la longueur du trajet et le passage des Alpes, considéré comme impossible. Hannibal, trouvant dangereux de les faire revenir ou de les retenir de force, renvoya chez eux plus de sept mille hommes, chez qui il avait remarqué une certaine répugnance pour la vie militaire, afin d'éviter que le mécontentement gagne les autres, et il fit comme si c'était lui qui avait libéré les Carpétans.

 

24. - L'arrivée en Gaule.

 

Puis, pour que l'attente et l'inaction n'entament pas le moral des troupes, Hannibal passa les Pyrénées avec le reste de ses hommes et installa son camp près de la ville d'Iliberris. Les Gaulois avaient beau entendre dire que la guerre concernait l'Italie, pourtant, comme le bruit courait que les Espagnols, de l'autre côté des Pyrénées, avaient été soumis et qu'on y avait laissé des contingents importants, la peur de l'esclavage leur fit prendre les armes et quelques peuples se regroupèrent à Ruscino.

 

A cette nouvelle Hannibal, qui redoutait plus le retard que l'affrontement, envoya des porte-parole à leurs chefs, exprimant son désir de s'entretenir avec eux qu'ils viennent le trouver à Iliberris, sinon il se rendrait lui-même à Ruscino : on s'entendrait plus facilement si on se rapprochait ; les accueillir au camp serait une joie pour lui, il n'hésiterait pas davantage à se rendre chez eux. Il demandait l'hospitalité en Gaule et ne venait pas en ennemi.

 

Son intention, avec la permission des Gaulois, était de ne pas tirer son épée du fourreau avant d'arriver en Italie. Voilà donc ce qu'ils avaient à dire. Les roitelets gaulois de leur côté s'établirent près d'Iliberris et ne se firent pas prier pour rencontrer Hannibal ; séduits par ses présents, ils laissèrent l'armée traverser leur territoire et longer Ruscino, sans les inquiéter.

 

25. - Soulèvement des Boïens (juin - juillet 218).

 

La seule chose qu'on sût alors en Italie, c'était qu'Hannibal avait franchi l'Ebre : une délégation marseillaise avait prévenu Rome et, comme si c'étaient les Alpes qu'il avait franchies, les Boïens, après avoir tenté de soulever les Insubres, firent défection. Ce qui motivait cette décision, c'était moins la rancune accumulée depuis longtemps contre Rome que le mécontentement provoqué par la récente installation (32) de colonies dans la vallée du Pô, à Plaisance et à Crémone.

 

Ils se mobilisèrent donc rapidement et attaquèrent le territoire en question, provoquant une telle peur et une telle panique qu'une foule de paysans et en plus les triumvirs romains eux-mêmes, venus distribuer les lots, se réfugièrent à Modène, parce que les fortifications de Plaisance ne leur paraissaient pas sûres. Il s'agissait de Gaius Lutatius, Gaius Servilius, Marcus Annius ; on est sûr de Lutatius, certains documents donnent à la place d'Annius et de Servilius, Manius Acilius et Gaius Hérennius ; d'autres Publius Cornélius Asina et Gaius Papirius Maso. Autre point contesté: est-ce la délégation romaine venue auprès des Boïens pour réclamer la terre qui a été rudoyée ou est-ce qu'on a attaqué les triumvirs en train d'arpenter les champs ?

 

Modène était assiégée mais les Boïens, qui ignoraient l'art d'investir une ville et répugnaient aux travaux de siège, restaient inertes devant les fortifications sans y toucher. Ils firent semblant de vouloir négocier la paix, mais nos délégués, en se rendant à l'invitation des chefs gaulois, furent arrêtés au mépris non seulement du droit des gens mais même de la promesse qu'on leur avait faite expressément; les Boïens refusèrent de les relâcher si on ne leur rendait pas les otages.

 

Apprenant le sort de nos députés et le danger que courait Modène et sa garnison, le préteur Manlius, sous le coup de la colère, conduisit une colonne en désordre à Modène. Des forêts bordaient alors la route, le pays était pratiquement en friche. Parti sans éclaireurs, il tomba dans une embuscade, s'en sortit difficilement avec de lourdes pertes et arriva en plaine.

 

On installa le camp et les soldats, voyant que les Gaulois avaient renoncé à l'attaque, reprirent courage, tout en sachant qu'environ cinq cents de leurs camarades étaient tombés. Puis on repartit pour une nouvelle étape ; tant que l'armée avançait en terrain découvert, l'ennemi ne se montrait pas, mais dès qu'elle pénétra dans la forêt, ils attaquèrent l'arrière-garde et tuèrent sept cents soldats, provoquant un désordre et une panique intenses ; ils enlevèrent six enseignes.

 

Les Gaulois ne cessèrent de semer la terreur et les Romains d'être terrorisés qu'au sortir de gorges impraticables et inaccessibles. Puis les Romains, défendant facilement la colonne en terrain découvert, atteignirent le bourg de Tannétum, au bord du Pô. Là, un retranchement provisoire, le trafic sur le fleuve et l'aide des Gaulois de Brescia leur permirent de tenir contre la masse des ennemis qui augmentait chaque jour.

 

32. - L'installation était en cours et les fortifications n'étaient pas encore achevées. La pacification de la Gaule cisalpine était une des conséquence de la victoire de 223.

 

26.- Dans la vallée du Rhône.

 

Quand ce soulèvement inopiné fut connu à Rome, les sénateurs, voyant qu'une guerre contre les Gaulois s'ajoutait à la guerre contre Carthage, décidèrent d'envoyer le préteur Gaius Atilius Serranus avec une légion romaine et cinq mille alliés, que le consul avait récemment recrutés, prêter main-forte à Manlius. Il parvint à Tannétum sans le moindre accrochage, car la peur avait fait disparaître l'ennemi. De son côté Publius Cornélius Scipion recruta encore une nouvelle légion pour remplacer celle qui était partie avec le préteur, quitta Rome avec soixante navires de guerre et longeant la côte étrusque, les monts Ligures et Salyens, parvint à Marseille ; il établit son camp près du premier bras du Rhône, le fleuve se jette en effet dans la mer par plusieurs bras, ayant peine à croire qu'Hannibal avait franchi les Pyrénées.

 

Quand il apprit qu'il envisageait de passer le Rhône, il envoya trois cents cavaliers d'élite avec des guides marseillais et des auxiliaires gaulois reconnaître toute la région et observer l'ennemi sans prendre de risques, il ne savait pas bien où pourrait se faire la rencontre et ses soldats n'étaient pas encore remis des fatigues de la traversée.

 

Hannibal vainquit toutes les résistances par les menaces ou par l'argent et arriva dans la puissante nation des Volques, qui occupent les deux rives du Rhône; ceux-ci ne pouvaient compter éloigner Hannibal de la rive droite mais l'obstacle du fleuve suffirait, pensaient-ils, à les protéger, ils firent donc passer presque toute la population sur l'autre rive et y montèrent la garde. Hannibal, en achetant les autres riverains et aussi les Volques restés sur place parce qu'ils y avaient leur domicile, réquisitionna toutes les embarcations et en fit construire de nouvelles ; il faut dire qu'eux aussi avaient bien envie que l'armée passe le fleuve et que leur pays soit débarrassé de la charge écrasante d'une armée aussi nombreuse.

 

On rassembla donc une quantité considérable de bateaux et de barques, fabriquées pour l'usage local et sans soin ; les Gaulois entreprirent d'en fabriquer de nouvelles en creusant des troncs d'arbres ; les soldats les imitèrent, séduits par l'abondance du bois et la facilité du travail et se mirent à construire à la hâte des canots informes, à qui ils demandaient seulement de les transporter eux et leurs bagages : il leur suffisait qu'ils puissent flotter et traîner une charge !

 

27. - Le passage du Rhône (fin août 218).

 

Tout était prêt pour la traversée, mais on redoutait encore l'ennemi qui se trouvait en face et tenait la rive avec son infanterie et sa cavalerie. Pour les éloigner de là Hannibal ordonna à Hannon, fils de Bomilcar, de partir au début de la nuit avec une partie des troupes, surtout des Espagnols, de remonter le fleuve en une étape et, après avoir passé le fleuve en cachette et au plus vite, de faire demi-tour, pour être prêt à attaquer l'ennemi par-derrière dès que ce serait le moment.

 

Les guides gaulois fournis pour l'expédition les informèrent qu'il existait un passage en amont à moins de quarante kilomètres (33) : le fleuve entoure une petite île et; comme il est plus large à l'endroit où il se partage, il est aussi moins profond.

 

On abattit rapidement des arbres et on construisit des radeaux pour faire passer les chevaux, les hommes et en outre les bagages. Sans le moindre embarras les Espagnols mirent leurs vêtements dans des outres et, se couchant sur leurs boucliers qu'ils posèrent par-dessus, traversèrent le fleuve à la nage. Le reste de l'armée passa sur un pont de radeaux. Ils établirent leur camp près du fleuve ; une journée suffit à effacer les fatigues de la marche de nuit et des travaux, car leur chef était attentif à suivre à la lettre les instructions.

 

Ils repartirent le lendemain et allumèrent un feu sur une hauteur afin de prévenir qu'ils avaient passé le fleuve et qu'ils n'étaient pas loin; dès qu'il fut informé, Hannibal donna le signal de la traversée, pour ne pas manquer le rendez-vous. Déjà les fantassins avaient leurs barques, qui se trouvaient prêtes et équipées, les cavaliers, disposant de bateaux, se tenaient le plus près possible des chevaux qui traversaient à la nage. La file des bateaux brisait en amont la violence du courant et permettait aux barques de passer sans danger en aval; on tirait par des longes, à l'arrière des navires, les chevaux qui traversaient à la nage ; d'autres avaient été embarqués, sellés et bridés, pour que les cavaliers puissent les utiliser dès qu'ils auraient mis pied à terre.

 

VERSION LATINE

Jamque omnibus satls comparatis ad trajiciendum, terrebant ex adverso hostes, omnem ripam, equites virique, obtinentes.

 

Quos ut averteret, Hannonem Bomilcaris fillurn vilrilia prima noctis cum parte copiarum, maxime Elispanis, adverso fluanine ire lier unius diei jubet et, ubi primurn possit, quant occultissime trajecto amni, circumducere agmen, ut, cuin opus facto sit, adoriatur ab tergo hostem.

 

Ad id dati duces Galli edocent inde millia quinque et viginti ferme supra parva insulae circumfusurn amnem latiore ubi dividebatur, eoque minus alto alveo transitum ostendere.

 

Ibi raptim caesa materia ratesque fabricatx, in quibus equi virique et alla onera trajicerentur.

 

Hispani sine ulla mole, in utres vestimentis conjectis, ipsi coetris superpositis incubantes flumen tranavere.

 

Et alius exercitus ratibus junctis trajectus, castris prope ilunien posftis, nocturno itinere atque operis labore fessus, quiete unius diei reficitur, intento duce ad consilium opportune exsequendum.

 

Postero die profecti, ex loco edito fumo significant transisse et haud procul abesse.

 

Quod ubi accepit Hannibal, lie tempori deesset, dat signum ad trajiciendum.

 

Janl paratas aptatasque habebat pedes lintres, eques tere propter equos naves.

 

Navium agnien, ad excipiendum adversi impetum fluminis parte superiore transinittens, tranquillitatem infra trajicientibus lintribus praebebat ; equorum pars magna nantes loris a puppibus trahebantur, praeter cos quos instratos frenatosque, ut extemplo egresso in ripam equiti usui essent, imposuerant in naves.

 

 

33. - Etape relativement longue. Surtout pour une marche de nuit. Hannon a vraisemblablement traversé le Rhône à la hauteur de Pont-Saint-Esprit.

 

28. - Discussion sur les divers procédés utilisés pour la traversée.

 

Les Gaulois s'agitaient sur la rive en face en poussant des hurlements discordants, entonnant leurs chants nationaux, secouant leur bouclier au-dessus de leur tête et brandissant leur arme de la main droite ; ils cherchaient à surmonter leur peur, causée par la masse des navires qui venaient d'en face, le fracas du fleuve, les divers appels lancés par les matelots et les soldats, ceux qui luttaient contre le courant et ceux qui, de la rive, encourageaient ceux qui traversaient. Ils étaient déjà bien effrayés par le danger qui arrivait sur eux quand des cris bien plus terribles éclatèrent dans leur dos : Hannon s'était emparé du camp.

 

Un instant plus tard il était là et ils étaient pris entre deux périls : le débarquement d'une armée considérable et par-derrière une attaque à laquelle ils ne s'attendaient pas. Les Gaulois, voyant la vanité de leurs efforts pour faire face des deux côtés, s'échappèrent par où ils pensaient trouver un passage et s'enfuirent en désordre, chacun dans son village. Hannibal fit traverser tranquillement le reste de l'armée et, ayant appris à mépriser l'ardeur belliqueuse des Gaulois, installa son camp.

 

On imagina différents moyens pour faire passer les éléphants, je crois ; en tout cas les récits sur ce point diffèrent. Certains disent qu'on amena le troupeau sur la rive ; le plus nerveux d'entre eux, agacé par son cornac, s'était jeté à l'eau pour poursuivre l'homme qui se sauvait à la nage et avait entraîné tout le troupeau ; au moment où l'eau devenait plus profonde et où les bêtes, effrayées, perdaient pied, le courant les poussait vers le bord.

 

Pourtant on croit plutôt qu'on les fit passer sur des radeaux: cette idée paraît moins bizarre au départ et surtout plus vraisemblable après coup. Du bord on transporta dans le fleuve un radeau de soixante mètres de long et quinze mètres de large, retenu à la berge par plusieurs câbles, à la manière d'un pont, pour que le courant ne l'entraîne pas, et on le recouvrit de terre afin que les bêtes s'y engagent hardiment comme sur le sol ferme. On le relia à un autre radeau aussi large mais long de trente mètres, capable de traverser le fleuve.

 

On mena trois éléphants sur le radeau fixe qui ressemblait à un chemin, en faisant avancer des femelles devant eux ; quand ils furent sur le petit radeau attaché au premier, on coupa vivement les câbles qui le retenaient grossièrement, quelques bateaux légers le remorquèrent jusqu'à l'autre rive, on les débarqua puis on alla en chercher d'autres et on les fit traverser.

 

Il n'y avait pas d'affolement tant qu'on les faisait marcher sur cette sorte de pont relié à la terre ferme ; ils commençaient à avoir peur quand ils se sentaient partir vers le large, au moment où l'on détachait le radeau. Alors, se serrant les uns contre les autres, ceux qui étaient au bord s'éloignant de l'eau, ils montraient une certaine nervosité jusqu'à ce que la frayeur, quand ils se voyaient entourés d'eau, les fît tenir tranquilles.

 

Quelques-uns tombèrent à l'eau en se débattant, mais leur masse les maintenait en équilibre et, après s'être débarrassés de leur cornac, ils tâtaient le fond pour trouver un passage et finirent par sortir de l'eau.

 

29. - Première rencontre de l'armée romaine et de l'armée carthaginoise.

 

Pendant la traversée des éléphants, Hannibal avait envoyé cinq cents cavaliers numides vers le camp romain pour se renseigner sur la position, les effectifs et les projets de l'ennemi.

 

Cette unité de cavalerie rencontra les trois cents cavaliers romains partis, comme je l'ai dit plus haut, du delta du Rhône". Le combat fut d'une violence que le nombre des combattants ne laissait pas prévoir ; sans compter les blessés, il y eut à peu près autant de morts de chaque côté.

 

La peur et la fuite des Numides donna la victoire aux Romains qui étaient à bout de forces. Du côté des vainqueurs il y eut cent soixante morts, il n'y avait d'ailleurs pas que des Romains, mais aussi des Gaulois ; du côté des vaincus, plus de deux cents.

 

Ce premier engagement avait valeur de signe : il annonçait aux Romains que la guerre se terminerait finalement bien, mais que la victoire coûterait beaucoup de sang et que la lutte serait incertaine. Après cet affrontement, chaque unité rejoignit son chef ; Scipion ne parvenait pas à se décider et laissait l'ennemi prendre l'initiative, se bornant à riposter.

 

Hannibal de son côté ne savait encore s'il poursuivrait vers l'Italie ou engagerait le combat avec la première armée romaine qu'il rencontrerait, quand arriva une délégation boïenne conduite par le roitelet Magalus, qui le détourna de combattre immédiatement; ils promirent de le guider et de partager ses dangers (35), mais lui conseillèrent de ne pas engager les hostilités avant l'Italie, de façon à garder ses forces intactes.

 

Si les Carthaginois craignaient l'ennemi, car le souvenir de la guerre précédente était toujours vivant, ce qu'ils redoutaient surtout c'était cette route interminable et les Alpes, qu'ils ne connaissaient pas mais dont ils se faisaient une idée effrayante.

 

35. - On voit effectivement ces guides à l'oeuvre, 22 et 32 ; ce sont eux qui guideront Hannibal dans la traversée des Alpes.

 

30. - Discours d’Hannibal.

 

Hannibal donc, désormais résolu à poursuivre sa route et à gagner l'Italie, ordonna le rassemblement puis, par ses reproches et ses encouragements, provoqua un revirement chez ses soldats. II se demandait avec étonnement quelle soudaine terreur avait gagné leurs coeurs insensibles à la peur. Depuis tant d'années, disait-il, c'est en vainqueurs qu'ils faisaient la guerre et ils n'avaient quitté l'Espagne qu'après avoir soumis à Carthage tous les peuples et toutes les nations comprises entre les deux mers.

 

Indignés par les prétentions du peuple romain qui réclamait qu'on lui livre, comme des criminels, ceux qui avaient assiégé Sagonte, ils avaient franchi l'Ebre pour détruire la puissance romaine et libérer la terre entière. Personne alors ne trouvait trop long le trajet qu'ils parcouraient d'ouest en est et maintenant qu'ils voyaient qu'on avait fait beaucoup plus de la moitié du chemin, qu'on avait franchi les gorges des Pyrénées au milieu de peuplades féroces, qu'on avait traversé un fleuve considérable, le Rhône, malgré l'obstacle de tant de milliers de Gaulois, en maîtrisant même la violence du courant, maintenant qu'ils apercevaient en face d'eux les Alpes dont l'autre versant est italien, ils s'arrêteraient à bout de forces, aux portes mêmes de l'ennemi ?

 

Ces Alpes, qu'était-ce d'autre, à leur avis, que de hautes montagnes ? Qu'ils se les représentent plus hautes que les Pyrénées, d'accord ! et pourtant ils savaient bien qu'il n'y avait pas d'endroit au monde qui touche le ciel, qu'il n'en était aucun que l'homme ne puisse franchir.

 

En fait, les Alpes étaient habitées, cultivées, elles produisaient et nourrissaient des êtres vivants ; si de petits groupes les traversaient, des armées pouvaient le faire. Ces ambassadeurs qu'ils voyaient n'avaient pas d'ailes pour passer les Alpes en s'élevant dans les airs et d'ailleurs leurs ancêtres n'étaient pas nés sur place ; ils étaient venus en étrangers habiter l'Italie. Ils avaient eux aussi franchi les Alpes en toute sécurité, formant d'immenses convois comme le font les immigrants, avec femmes et enfants ; pour un soldat armé, seulement chargé du bagage militaire, qu'y avait-il d'impraticable, d'inaccessible ?

 

Pour prendre Sagonte, quels dangers, quelles fatigues n'avaient-ils pas endurés pendant huit mois ?

 

Pour ceux qui marchaient sur Rome, capitale du monde, existait-il un obstacle, une épreuve, capable de briser leur élan ?

 

Cette ville que les Gaulois avaient prise jadis, y a-t-il un Carthaginois qui désespère de l'attaquer ?

 

Qu'ils reconnaissent alors que pour le courage et la bravoure ils ne valent pas un peuple qu'ils ont ces derniers jours vaincus à maintes reprises ; ou alors, qu'ils se fixent comme destination la plaine qui s'étend entre le Tibre et l'enceinte de Rome !

 

31. - En direction des Alpes.

 

Après avoir ranimé leur ardeur par ces exhortations, Hannibal leur ordonna de prendre du repos et de se préparer à partir. Le lendemain il suivit la rive gauche du Rhône en prenant par l'intérieur de la Gaule, non que ce fût la route la plus directe pour les Alpes, mais il pensait que plus on s'éloignerait de la mer et moins on rencontrerait de Romains ; or, il avait l'intention de ne pas se battre avant l'Italie.

 

En quatre étapes, il atteignit l'île l'Isère et le Rhône, qui descendent de régions différentes des Alpes, entourent à leur confluent une plaine d'une certaine étendue, que l'on appelle l'île. Les Allobroges habitent près de là ; c'était déjà à cette époque un peuple qui ne le cédait à aucune cité gauloise pour la puissance et la réputation.

 

La nation était alors divisée, deux frères se disputaient le trône ; l'aîné, Branéus, avait d'abord pris le pouvoir ; son cadet, avec une bande de jeunes gens qui avaient pour eux la force à défaut du bon droit, cherchait à le détrôner. Comme on avait demandé à Hannibal, fort opportunément, de trancher le litige et de décider qui devait exercer le pouvoir, se conformant à la décision du sénat et des notables, il rendit le trône à l'aîné.

 

Pour ce service il obtint du ravitaillement, des fournitures en abondance et en particulier des vêtements qu'il fallait prévoir, étant donné le froid qu'on s'attendait à trouver dans les Alpes.

 

Après avoir réglé le conflit entre les Allobroges, Hannibal partit en direction des Alpes, mais au lieu de prendre la route directe il obliqua tout en restant sur la rive gauche du Rhône et traversa le Tricastin (37), de là, à la limite du territoire des Voconces, il se dirigea vers les Tricoriens, sans rencontrer le moindre obstacle sur sa route jusqu'à la Durance.

 

Ce fleuve, alpin lui aussi, est de loin le plus difficile à traverser de toute la Gaule ; en effet, malgré un débit considérable, la Durance n'est pas navigable car les rives ne sont pas stabilisées et elle forme des quantités de bras qui changent toujours de place, ce qui crée constamment de nouveaux gués et de nouveaux creux et, pour cette raison, il est risqué de faire la traversée à pied ; en outre elle charrie des rocs et du gravier, si bien que le sol se dérobe sous les pas et ne donne aucune stabilité.

 

La traversée du fleuve, qui se trouvait alors grossi par les pluies, provoqua un terrible embouteillage ; des cris qu'on n'identifiait pas ajoutaient encore à l'affolement, sans parler du reste.

 

37. - L'armée s'est donc écartée du Rhône d'une dizaine de kilomètres.

 

32.- Le convoi atteint les Alpes.

 

Le consul Publius Cornélius Scipion était arrivé au camp des ennemis avec son armée en formation de combat, décidé à combattre sans retard, à peu près trois jours après qu'Hannibal eut quitté les bords du Rhône.

 

Il trouva les retranchements déserts et ne pouvait guère songer à rattraper l'armée qui avait pris sur lui une telle avance. Il repartit donc en direction de la mer et s'embarqua, pensant qu'il serait moins risqué et plus facile de rencontrer Hannibal à sa descente des Alpes.

 

Pour ne pas priver totalement l'Espagne, que le sort lui avait attribuée comme province, de l'assistance romaine, il envoya contre Hasdrubal son frère Gnaeus Scipion avec l'essentiel de ses troupes ; il avait à défendre d'anciens alliés, à en gagner de nouveaux et même à chasser Hasdrubal d'Espagne.

 

De son côté, il regagna Gênes avec des effectifs extrêmement réduits, car il comptait sur l'armée qui se trouvait dans la vallée du Pô pour défendre l'Italie.

 

De la Durance Hannibal atteignit les Alpes, marchant surtout en plaine, sans être le moins du monde inquiété par les Gaulois qui habitent dans cette région. Alors, même si les soldats avaient été préparés par tout ce qu'on leur avait dit, malgré la tendance qu'on a à s'exagérer ce qu'on ne connaît pas, quand ils virent de près la hauteur des montagnes, la neige qui se confondait presque avec le ciel, d'affreuses cabanes perchées sur les rochers, des troupeaux et des chevaux engourdis par le froid, des hommes hirsutes et crasseux, toute la nature, animée et inanimée, prise par la glace et bien d'autres spectacles horribles dont la description ne donne qu'une pâle idée, la peur les reprit.

 

Ceux qui gravissaient les premières pentes en tête de la colonne aperçurent des montagnards, à l'affût sur les hauteurs au-dessus de leur tête ; s'ils s'étaient embusqués dans des vallées encaissées et avaient soudain attaqué, ils auraient causé une débandade et un massacre affreux.

 

Hannibal fit faire halte. Après avoir envoyé des Gaulois étudier le terrain, apprenant qu'il n'y avait pas moyen de passer, il établit le camp dans un paysage tourmenté et abrupt, à l'endroit où la vallée offrait un peu plus de place. Alors ces observateurs Gaulois, qui avaient pu se mêler aux conversations des montagnards, ayant à peu près la même langue et les mêmes usages, révélèrent que le passage n'était gardé que le jour et que la nuit tout le monde rentrait chez soi.

 

Au petit matin Hannibal alla jusqu'au pied de leurs observatoires, comme s'il s'apprêtait à forcer le défilé ouvertement et de jour. Après avoir passé toute la journée à tromper l'ennemi sur ses véritables intentions, il installa le camp exactement à l'endroit où on avait fait halte ; dès qu'il s'aperçut que les montagnards avaient quitté leurs postes et que la surveillance s'était relâchée, il sortit rapidement du défilé, accompagné d'un groupe de soldats armés à la légère, choisis parmi les meilleurs et prit place sur les hauteurs qu'occupait l'ennemi; pour donner le change, on alluma au camp trop de feux pour le nombre de soldats qui restaient, étant donné qu'on laissait, outre les bagages, la cavalerie et une bonne partie de l'infanterie.

 

33. - Passage du défilé.

 

Le lendemain au point du jour on leva le camp et le reste de l'armée se mit en route. Déjà les montagnards sortaient au signal de leurs villages fortifiés pour prendre comme d'habitude leur poste d'observation, quand soudain ils virent au-dessus de leur tête des ennemis installés avant eux sur leurs hauteurs, et d'autres qui passaient par la route. Ce double spectacle, qui frappa en même temps leurs regards et leur attention, les retint un moment immobiles ; puis, notant la confusion qui régnait dans le défilé et la cohue provoquée par la bousculade et surtout l'affolement des chevaux, assurés que tout surcroît de frayeur causerait la perte des ennemis, ils firent basculer des pierres et dévalèrent la pente, habitués qu'ils étaient à couper à travers la montagne et à passer en dehors des sentiers.

 

Aux prises d'une part avec l'ennemi et de l'autre avec les difficultés du terrain, chacun cherchant pour son compte à quitter au plus vite ce passage dangereux, les Carthaginois se battaient plus encore entre eux que contre l'ennemi.

 

Les chevaux exposaient l'armée aux plus grands périls : ils piétinaient, terrorisés par les cris perçants, amplifés par l'écho, qui remplissaient bois et vallées ; s'ils étaient atteints ou blessés, ils s'affolaient, écrasaient pêle-mêle hommes et bagages.

 

Dans la bousculade, étant donné que des ravins vertigineux bordaient le chemin de chaque côté, beaucoup de chevaux tombèrent dans les précipices, quelques soldats aussi ; et quand les bêtes de somme, avec leur charge, dévalaient, on aurait dit que la montagne s'écroulait.

 

C'était un spectacle affreux et pourtant Hannibal demeura un moment sur place, retenant le détachement à côté de lui pour ne pas aggraver la confusion et la cohue; puis, voyant la colonne coupée en deux et craignant qu'il ne serve à rien, si les bagages étaient perdus, de faire passer l'armée au complet, il descendit en courant de ses hauteurs et mit l'ennemi en déroute tout en augmentant l'affolement des siens.

 

Mais cet affolement s'apaisa rapidement quand on vit que les montagnards en s'enfuyant avaient libéré le chemin, et bientôt tout le monde passa dans le calme, on peut même presque dire en silence.

 

Hannibal s'empara ensuite d'un bourg fortifié, chef-lieu du pays, et de hameaux dispersés ; l'armée se nourrit trois jours des vivres et du bétail qu'on y avait pris ; la situation était calme du côté des montagnards après cette première débandade, le terrain n'était pas trop difficile (38) et on parcourut les trois jours suivants une bonne distance.

 

38. Hannibal suit vraisemblablement la vallée de la Maurienne.

 

34. - L'armée d’Hannibal victime d'une embuscade.

 

Puis on arriva dans un autre pays, assez peuplé pour la montagne. Il n'y eut pas de guerre déclarée, mais Hannibal faillit être battu sur son propre terrain, victime de la perfidie et de la trahison (39). Les notables locaux, des hommes d'un certain âge, vinrent en délégation trouver Hannibal, disant qu'instruits par le malheur des autres qui leur servait de leçon, ils aimaient mieux s'entendre avec les Carthaginois que lutter contre eux; ils exécuteraient donc ponctuellement ses ordres : qu'il accepte du ravitaillement, des guides et, en garantie de leurs promesses, des otages.

 

Hannibal pensait qu'il ne fallait ni les croire aveuglément ni refuser leur offre, pour éviter d'en faire des ennemis déclarés si on les repoussait ; il leur répondit donc favorablement, reçut les otages qu'on lui proposait et prit les vivres qu'ils avaient apportés eux-mêmes jusqu'à la route, tout en imposant à l'armée l'ordre réglementaire de marche, contrairement à ce qui se fait dans un pays ami (40).

 

Les éléphants et les cavaliers ouvraient la marche ; Hannibal était à l'arrière-garde avec l'élite de l'infanterie, en état d'alerte et regardant constamment autour de lui.

 

On parvint à un endroit où la montagne surplombait le chemin, qui allait en se rétrécissant ; les barbares en embuscade bondirent alors de partout, à l'avant et à l'arrière du convoi ; ils harcelaient les Carthaginois de près et de loin et faisaient rouler sur eux d'énormes blocs de pierre.

 

C'est à l'arrière que l'attaque était la plus violente. L'infanterie, faisant volte-face, tint bon et il est sûr que si elle n'avait pas secouru les derniers rangs il fallait s'attendre à subir un immense désastre. Même dans ces conditions le danger était extrême et on fut à deux doigts de la catastrophe. Hannibal hésitait encore à laisser la colonne s'engager dans le défilé car, s'il soutenait la cavalerie, l'infanterie resterait sans le moindre secours à l'arrière, quand des montagnards, courant à flanc de montagne, occupèrent le passage, coupant l'armée en deux, et Hannibal passa une nuit sans cavaliers et sans bagages (41).

 

39. - L'embuscade a dû se situer dans la région de l'actuelle Modane.

40. - Les bagages étaient généralement placés à l'arrière-garde. Hannibal les a fait passer devant la colonne, de façon que les cavaliers, qui ouvraient la marche, protègent le convoi.

41. - Les cavaliers ont donc poursuivi leur route, avec les bagages qu'ils escortaient.

 

35.- Passage du col (mi-octobre).

 

Le lendemain, comme les attaques des barbares se ralentissaient, les troupes opérèrent leur jonction et on sortit du défilé non sans dommages ; toutefois, on perdit plus de bêtes de somme que d'hommes. Les montagnards, déjà moins nombreux, agissaient en brigands plutôt qu'en soldats, tombaient tantôt sur l'avant-garde et tantôt sur l'arrière de l'armée ; ils utilisaient le relief, cherchaient à surprendre ceux qui marchaient en tête ou traînaient en fin de convoi.

 

Les éléphants ralentissaient considérablement l'allure, quand le chemin était étroit ou en pente raide ; en revanche ils assuraient la protection de la colonne à l'endroit où ils se trouvaient car on avait peur de se rapprocher de ces bêtes qu'on ne connaissait pas.

 

Huit jours plus tard la colonne atteignit un col alpin (42), par des chemins souvent impraticables et après de nombreux détours: c'était la faute des guides qui cherchaient à les égarer ou la leur quand ils refusaient de les suivre et s'aventuraient dans des vallées sans issue, croyant que c'était la route. On établit au col un campement fixe et on accorda deux jours de repos aux soldats, épuisés par les efforts fournis et par les combats ; quelques bêtes, qui avaient glissé sur les rochers, arrivèrent au camp, en suivant les traces laissées par l'armée.

 

Les hommes étaient à bout de forces et découragés par tant de souffrance quand une chute de neige, à la date où disparaissent les Pléiades, provoqua de très vives frayeurs. Le départ avait été donné à l'aube, dans un paysage couvert de neige ; l'armée avançait péniblement et tous les visages exprimaient l'abattement et le découragement quand Hannibal, parti en avant, ordonna aux soldats de faire halte sur une hauteur d'où on avait une vue très étendue et leur montra la plaine du Pô au pied des Alpes : ce n'étaient pas seulement les remparts de l'Italie mais bien ceux de Rome qu'ils étaient en train de franchir.

 

Il n'y avait plus d'obstacles, il suffisait de se laisser descendre. Une ou deux batailles tout au plus suffiraient à mettre entre leurs mains et en leur pouvoir la citadelle, la capitale de l'Italie.

 

L'armée se remit en marche ; les ennemis ne l'inquiétaient plus que par de furtives attaques sans importance, quand l'occasion s'en présentait. Pourtant la progression fut bien plus difficile qu'à la montée, car la descente sur le versant italien est d'autant plus raide qu'elle est plus courte. Sur presque toute sa longueur la route est abrupte, étroite, glissante, et les chutes étaient inévitables ; une fois qu'on avait trébuché, il était impossible de retrouver son équilibre ; les hommes tombaient les uns sur les autres et les bêtes sur les hommes.

 

42. - Probablement le col du Clapier.

 

36. - L'aplomb rocheux.

 

On arriva ensuite à un passage rocheux beaucoup plus étroit et tellement à pic qu'un soldat sans bagages, avançant à tâtons et se raccrochant aux petites branches et aux arbustes qu'il trouvait à portée de main, avait les plus grandes difficultés à descendre.

 

Le terrain, naturellement en pente raide, formait, à la suite d'un glissement de terrain, un à pic de quinze cents mètres de haut. Les cavaliers avaient fait halte, pensant que la route s'arrêtait là et on fit savoir à Hannibal, qui se demandait pourquoi la colonne s'était immobilisée, que le passage rocheux était impraticable.

 

Il partit voir par lui-même. Sans hésiter il prit la décision de contourner l'obstacle en faisant passer l'armée en dehors de toute piste et de tout chemin frayé, si long que soit le détour. Or ce fut impossible : une mince couche de neige était tombée depuis peu et on marcha d'abord facilement sur la neige fraîche et peu profonde ; mais quand cette couche fut balayée par le passage de tant d'hommes et de bêtes, il fallut s'aventurer sur des plaques de verglas ou dans la boue que formait la neige fondante.

 

La lutte était terrible car le terrain glissant n'offrait pas de prise et comme on était dans le sens de la pente, on filait à toute vitesse ; dans les efforts pour se relever, à quatre pattes ou à genoux, on ne rencontrait ni souches ni racines pour se retenir du pied ou de la main; et ainsi on ne pouvait que déraper sur le verglas et la neige fondue. Parfois les bêtes de somme cassaient une petite couche de neige en avançant et enfonçaient davantage leurs sabots dans leurs efforts pour se retenir quand elles sentaient qu'elles glissaient ; elles entaillaient ainsi la croûte de glace si profondément que plusieurs restèrent prises dans la glace dure et gelée en profondeur, comme si on les avait entravées.

 

37. - Bivouac en pleine montagne.

 

Enfin, voyant que les bêtes et les hommes s'épuisaient en vain, Hannibal installa le camp sur la crête. Il fallut d'abord déblayer le terrain au prix des pires difficultés, tellement il y avait de neige à creuser et à évacuer. Il envoya ensuite les soldats aménager la paroi rocheuse qui était le seul passage possible.

 

Pour entamer la roche, ils se mirent à abattre des arbres immenses qui poussaient près de là, à retirer les branchages et à former un tas gigantesque ; grâce au vent qui s'était levé avec violence et attisait les flammes, ils brûlèrent la pierre et quand elle fut incandescente, ils versèrent du vinaigre dessus pour la rendre plus friable. Ils entaillèrent alors au pic la pierre calcinée, aménagèrent la pente en formant des lacets, de façon que les bêtes de somme et même les éléphants puissent descendre par là.

 

On passa quatre jours autour du rocher, les bêtes étaient presque mortes de faim, car les cimes sont à peu près dénudées et l'herbe était recouverte par la neige. En contre-bas il y avait des vallées (43) et des coteaux ensoleillés, des cours d'eau à proximité de forêts et une nature plus accueillante à l'homme.

 

On y mena paître les bêtes et on accorda quelque repos aux hommes fatigués par les travaux d'installation. Trois jours plus tard on se trouvait en plaine, le paysage s'adoucit ainsi que le caractère des habitants.

 

43. - C'est la vallée de la Doire Ripaire et de ses affluents si on admet le passage par le col du Clapier.

 

38. - Examen critique des sources.

 

Voilà pour l'essentiel comment les Carthaginois arrivèrent en Italie, cinq mois après avoir quitté Carthagène (44) selon certaines sources ; il fallut quinze jours de marche (45) pour passer les Alpes.

 

Les historiens ne sont pas d'accord sur l'importance des effectifs dont disposait Hannibal à son arrivée en Italie : d'après l'estimation la plus généreuse cent mille fantassins, vingt mille cavaliers ; selon la plus basse vingt mille fantassins, six mille cavaliers.

 

L'historien Lucius Cincius Alimentus, qui fut prisonnier d'Hannibal, serait la source la plus autorisée s'il ne brouillait les chiffres en ajoutant les Gaulois et les Ligures ; pour lui Hannibal aurait amené en tout quatre-vingt mille fantassins et dix mille cavaliers, mais il est plus vraisemblable que les Gaulois et les Ligures arrivèrent en masse quand Hannibal fut en Italie, comme certains le disent. Cincius sut par Hannibal lui-même qu'il perdit après la traversée du Rhône trente-six mille hommes et un nombre considérable de chevaux et de bêtes de somme.

 

En descendant en Italie ils arrivèrent d'abord chez les Tauriniens, peuple à demi gaulois. Etant donné que tout le monde est d'accord sur ce point, je suis particulièrement surpris qu'on hésite sur le col par lequel Hannibal a franchi les Alpes, qu'on croie couramment qu'il est passé par les Alpes Pennines (c'est de lui qu'elles tireraient leur nom) et que Coelius prétende qu'il est passé par le col de Crémone": aucun de ces deux cols ne l'aurait amené chez les Tauriniens mais à travers le pays des montagnards Salasses chez les Gaulois Libuens.

 

II est d'ailleurs impensable que ces routes aient déjà été ouvertes en Gaule ; en tout cas celles qui conduisent aux Alpes Pennines auraient été barrées par des peuplades à demi germaniques. Et une preuve, ma foi, décisive c'est que les habitants de cette région, les Sédunovéragres, savent bien que leurs montagnes ne doivent pas leur nom au passage des Puniques mais qu'il leur vient de Poeninus, dieu des cimes.

 

44. - Parti de Carthagène au mois de mai, Hannibal est donc arrivé en Italie à la fin du mois d'octobre.

45. - La traversée prit en fait dix-huit jours si on suit les indications Lie Tite-Live.

 

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