avec le Capitaine LOUIS

La traversée de la Gaule

par Annilbal

II

 

Bien que sachions fort peu de choses sur la vicinalité dans notre région méditerranéenne avant la conquête romaine, et en particulier au temps d'Annibal, il est possible en confrontant des observations d'ordre archéologique avec les quelques renseignements donnés par les Anciens, d'élucider, au moins en partie, le problème des voies de communication â ces époques reculées.

 

Diodore de Sicile a conté dans son «Histoire Universelle:», la légende de l'Hercule Tyrien, Dieu protecteur de la cité où il était adoré sous le nom de Milcarth (21). Ce dieu, conquérant pacifique et voyageur infatigable, avait parcouru la Grèce, l'Afrique, l'Espagne, traversé les Pyrénées, parcouru le sud de la Gaule où il avait rencontré sur les bords du cours inférieur du Rhône, deux ennemis redoutables : Albion et

 

Ligur, fils de Neptune, qu'il vainquit dans les plaines de la Crau, grâce à une pluie de cailloux que Jupiter envoya à son secours.

 

Telle est, du moins, la légende orientale, conforme d'ailleurs à celle qui avait cours en Gaule, quand les Romains en firent la conquête. Ammien Marcellin nous assure l'avoir lue sur les monuments publics. Ces traditions font même voyager le conquérant tyrien dans l'intérieur de la Gaule et nous le représentent domptant les farouches habitants des montagnes, détruisant l'autorité absolue des chefs de tribus et la remplaçant par des gouvernements aristocratiques et plus doux, fondant la célèbre cité d'Alésia, sur le territoire des Eduens, adoucissant leurs mœurs et leur dictant des lois justes et sages.

 

Vainqueur et bienfaiteur tout à la fois de ces peuplades sauvages, Hercule voulut pousser plus loin ses pacifiques conquêtes et s'apprêta à franchir les hautes montagnes qui séparaient la Gaule de l'Italie, mais la route qui y conduisait se trouvant trop étroite et presque impraticable, il songea à l'agrandir et à l'améliorer si bien, dit Diodore de Sicile, qu'une armée pouvait y passer sans peine avec tout son bagage.

 

Cette route venant d'Espagne, traversait les Pyrénées, longeait le littoral de la Méditerranée, au dessous de Nemausus autre ville dont la tradition attribue la fondation à Hercule et se dirigeait vers les Alpes qu'elle franchissait par le col de Tende «ouvrage prodigieux, dit Amédée Thierry, par sa grandeur et la solidité de sa construction, et qui plus tard servit de fondement aux voies massaliotes et romaines.» (22)

 

Si nous soulevons le voile de la légende sous lequel les orientaux aiment à cacher la vérité historique, il nous est permis de voir dans l'Hercule Tyrien, non un personnage fabuleux, mais le symbole qu'il représente et de lire dans son histoire mythologique, celle même du peuple qui le considérait comme son dieu et son protecteur et il nous sera facile de reconnaître dans les courses et les conquêtes attribuées à ce héros, les voyages de navigateurs phéniciens dans les eaux de la Méditerranée et l'histoire des colonies et des établissements commerciaux de ce peuple sur le littoral de cette mer dans les diverses contrées de l'Afrique et de l'Europe.

 

En effet, à une époque fort ancienne et antérieure de plusieurs siècles à la fondation de Marseille par les Phocéens, nous voyons les Phéniciens déjà établis dans les îles de Chypre, de Crête, de Malte, de la Corse, de la Sardaigne et sur les côtes d'Afrique, d'Espagne, de la Gaule méridionale et d'Italie, sans parler de la Grêce où Cadmus avait bâti la ville de Thèbes bien avant la célèbre guerre de Troie. (21).

 

Les Phéniciens avaient abordé notre littoral méditerranéen dès le Xlle siècle avant J.-C. et leurs comptoirs se succédaient à intervalles très serrés depuis les Colonnes d'Hercule jusqu'au pied de l'Appennin. (23)

 

On a retrouvé des traces de leurs établissements près du Cap Cerbère, où le port consacré à Astarté, puis à Aphrodite est devenu Portus-Veneris (Port-Vendres), à Pyrène (Banyuls), à Illiberis (Elne), à Ruscino sur la Têt (Castel-Roussillon) dont le nom semble être d'origine sémitique, au temple d'Astarté près de l'étang de Vendres (embouchure de l'Aude), dans l'île de Blasco (Brescou) près d'Agde, sur la montagne de Sète alors entourée par la mer, près de Maguelone, au temple de Melkarth sur l'étang de Berre, près du Cap Couronne à Marseille et dans les îles Phoenice (Pomégues), à Carsici (Cassis), à Héraclée (St-Gilles), à Narbonne et peut-être même à Nîmes, etc... (24).

 

Les Celtes aussi avaient fondé quelques établissements sur le bord de la mer Méditerranée; nous n'en voulons pour exemple que celui de la ville de Narbonne désignée par Hécathée, historien grec du IV,, siècle avant J.-C. sous le nom de Ville et marché celtique» (25).

 

Peut-être ces Celtes avaient-ils tout simplement succédé aux fondateurs phéniciens qu'ils avaient dépossédés A leur tour les Grecs se substituèrent aux Phéniciens et s'assurèrent l'hégémonie commerciale dans la Mer Intérieure.

 

Quant aux Volkes, essentiellement agriculteurs, ils n'occupaient guère le littoral, et il semble qu'ils se soient à peu près complètement désintéressés du trafic maritime sur leurs côtes, laissant à d'autres le soin de cette exploitation, tout en prélevant sans doute sur eux des dîmes ou des redevances. (26)

 

Quoiqu'il en soit, ces villes du golfe de Lion qui communiquaient directement par la mer, les fleuves et les étangs étaient en outre reliées entre elles, comme nous l'avons indiqué, par une grande voie littorale, dont l'ancienneté se perd dans la profondeur des temps les plus reculés. Les populations les plus primitives même, celtiques, ligures, ou ibériennes, phéniciennes ensuite, durent très certainement songer de bonne heure à se relier par voie de terre, par un chemin plus sûr que la mer, toujours incertaine.

 

«Lorsque les Phocéens se furent établis solidement à Marseille, ils agrandirent les sentiers qui pouvaient leur être utiles et ils construisirent aussi de véritables routes qu'ils appelaient Odos. Elles n'avaient que la largeur suffisante pour un chariot, mais, de distance en distance, il y avait des espaces un peu plus grands où deux chariots pouvaient passer. Les Marseillais n'ont pas été dans l'usage de paver ces chemins; ils les réparaient seulement avec des graviers ». (27)

 

La première de ces routes par l'étendue et l'importance, était la Voie Héraclée, dont le nom semble indiquer une origine phénicienne et qui reliait tous les ports de la côte. Le Pseudo-Aristote des «Anecdotes merveilleuses», donne sur cette route le renseignement que voici

«on dit qu'il y a une certaine route appelée Héraclée, qui conduit d'Italie jusqu'en Celtique et chez les Celto-Ligures et chez les Ibères...» (Chap. LXXXV).

 

Nous avons vu que cette route n'était vraisemblablement pas pavée, sauf peut-être quelques tronçons ; à vrai dire on n'en a trouvé que des vestiges insuffisants, mais on a peut-être souvent considéré comme voies romaines des routes bien plus anciennes. Colin pense que la Via Salanca qui passe au col de la Carbassère dans les Pyrénées-Orientales est peut-être un débris de la vieille Voie Héraclée, car cette route qui traverse les Pyrénées par un itinéraire plus long et plus fatigant que celui de Perthus, a pour unique avantage de se tenir plus près de la côte.

 

Nous en avons vraisemblablement aussi un autre fragment dans le Gard au sud de Saint-Gilles dans «la Tourrade de Montpellier», qui forme la limite des marais des Quinze Lots et de la Fosse, au midi de Canavère (28). Peut-être encore pouvons-nous suivre cette vieille voie sur le tracé du Cami Salinié qui passait au sud de la Voie Domitienne et longeait les étangs par le Nord. (29)

 

De nombreux chemins antiques ont servi d'assiette aux voies romaines, mais il ne faudrait pas croire que ces vieilles pistes, existant déjà à l'arrivée des Romains aient toujours été utilisées et améliorées par eux, sans modifications dans le tracé, surtout en ce qui concerne les grandes routes construites aux colonies. Ces voies militaires romaines avaient en effet, des buts spéciaux, différents de ceux des chemins indigènes qui reliaient simplement les villages aux villages; c'étaient surtout des voies stratégiques permettant d'aller au plus vite dans les différentes provinces.

 

La Voie Domitienne en particulier, est un bel exemple du tracé le plus direct. D'autre part, les connaissances techniques des ingénieurs romains leur permettaient la construction de ponts hardis et l'exécution de travaux soignés, capables de triompher des obstacles que les constructeurs primitifs étaient obligés de contourner, allongeant ainsi les tracés. Il ne faut donc pas, à l'époque qui nous occupe, un siècle avant la conquête romaine, prendre trop à la lettre les itinéraires suivis plus tard par les voies romaines.

 

Les chemins gaulois sans ressembler même de loin aux véritables monuments que constituaient les voies romaines avec leur triple couche de Statumen, nudus et nucléus, devaient être assez régulièrement entretenus pour permettre l'usage que nous connaissons de chars tels que l'essedum, le carpentum, la benna, la carruca, la reda ou le petoritum.

 

Tout cela ne va pas sans une viabilité développée (30). Enfin un des signes les plus probants d'une vicinalité sérieuse et entretenue avec soin, c'est l'existence d'une mesure itinéraire parfaitement définie et d'un usage si répandu dans tout le pays que les Romains la prirent comme unité pour le bornage de leurs voies.

 

La lieue (leuga) devait en effet avoir servi à des mesures exactes, puisque les conquérants conservèrent sa longueur nu lieu d'en fixer un dont le mille romain fut une fraction simple. On peut, au moyen des quelques distances que les itinéraires donnent à la fois en lieues et en milles, établir un rapport simple entre les unes et les autres et retrouver aujourd'hui la valeur exacte de la lieue gauloise. (31)

 

Nous pouvons donc admettre l'existence dans notre région méditerranéenne au temps d'Annibal d'au moins deux itinéraires parallèles: le premier par la Voie Héracléenne, passait à Ampurias, Rosas, Collioul e, Port-Vendres, Ruscino, Agde, Sète, Héraclée, Arles; le second suivait approximativement le tracé de la future Voie Domitienne• par Gérone, Figuéras, la Junquera, le Perthus, le Boulou, Narbonne, Pont-Serme, St-Thibéry, Loupian, Montbazin, Substantion, Ambrussum, Uchaud, Nimes, Beaucaire.

 

Ces deux routes pouvaient du reste, avoir en quelques endroits, quelques points de contact, qui ont fait. croire à certains auteurs que la Voie Domitienne était établie sur l'ancienne route phénicienne, mais entre Sextantio (Castelnau-le-Lez près de Montpellier) et Théliné (Arelate-Arles) elles étaient parfaitement distinctes.

 

A ces deux routes principales, il faut aussi ajouter quelques déviations secondaires vers le nord, comme celles de Narbo (Narbonne.), Caput Stagni (Capestang), Biterroe (Béziers) au nord de l'étang de Capestang; de Sextantio (Substantion), Buxedo (Boisseron), Midrium (Sommières), Anagia (Nages), Némausus (Nîmes) ; Némausus, Mardieul, (Saint-Bonnet), Tavel et Roquemaure, ou encore Mardieul-Aramon.

 

Pour ce qui est de la rive gauche du Rhône il est inutile d'insister sur l'existence de la voie Arelate, Ernaginum (St-Gabriel), Taracco (Tarascon), Avenio (Avignon), Arausio (Orange) et le nord ; avec les voies de pénétration latérales sur Glanum (St-Rémy), Cabellio (Cavaillon), Apta-Julia (Apt), Carpentoracte (Carpentras), Vasio (Vaison), etc... et les voies parallèles au Rhône comme celles de Cabellio à Carpentoracte.

 

En ce qui concerne les cols alpins, il convient de remarquer que bien des fois, avant Annibal, les Alpes avaient été franchies (32) ; les invasions les plus connues sont celles des Gaulois Ombriens qui s'emparèrent de la Circumpadane 12 ou 13 siècles avant notre ère; celle de Bellovese qui conduisit les Gaulois sur le Pô en 587 avant J.-C; de 587 à 521 se place la 3me invasion gauloise, celle des Boiens, par les Alpes Pennines, et la 4me, celle des Lingons par les Alpes-Maritimes.

 

Les passages des Alpes n'étaient donc pas infranchissables. Polybe dit lui-même (III-47-48) en parlant des historiographes d'Annibal : « quand ils nous représentent ces montagnes comme désertes, abruptes et inaccessibles, il est évident qu'ils sont bien loin de la réalité. Ils ne savaient donc pas qu'avant la venue d'Annibal, les Gaulois des bords du Rhône avaient plus d'une fois passé les Alpes et qu'ils venaient encore de le faire tout récemment avec des forces considérables pour aller se joindre ,à leurs frères des plaines du Pô en guerre avec les Romains ? » Mais la gloire du Carthaginois est d'avoir le premier, su plier la marche d'une armée régulière aux itinéraires jusqu'alors suivis seulement par des hordes barbares.

 

Les divers historiens d'Annibal nous ont surabondamment fourni la preuve que tous les cols des Alpes étaient praticables puisque tous ont été proposés avec des preuves de viabilité qu'on a toujours voulues rendre irréfutables comme étant celui ou ceux qui ont livré le passage à l'armée punique. Il en est d'ailleurs exactement de même pour les cols des Pyrénées.

Quant au franchissement du Rhône (bien que difficile) il est matériellement possible partout.

 

Nous énumérons plus loin les différentes solutions qui ont été proposés tant pour le passage des Pyrénées et des Alpes, que pour celui du fleuve.

 

NOTA CHAPITRE II

 

(21) D'après Abbé Barges. « Recherches archéologiques sur les colonies phéniciennes établies sur le littoral de la Celto-Ligurie » pp. 11 à 15.

(22) Amédée Thierry. Histoire des Gaulois. Livre I.

(23) J. Colin, op. cit. p. 125.

(24) Un autre Grec, Parthénius de Phocée, cité par Etienne

de Bysance et qui florissait entre les années 130 et 90 de notre ère attribue la fondation de Nîmes à Nemausus, descendant d'Hercule. Voyez Etienne de Bysance. Voce Nemauso,  Abbé Barges, op. cit, p. 30, note 2.

(25) Lhentéric. « Les villes mortes du golfe de Lion », p. 87.

(26). Lhentéric. « Les villes mortes du golfe de Lion », p. 155.

(27) Statistique des Bouche du Rhône.

(28) On objectera peut-être que cette voie est actuellement dans un marais ; celà n'a rien qui puisse nous surprendre car le même fait se reproduit entre Arles et St-Gilles, en Camargue pour la maillasse de St-Gilles qui traverse le Marais de Palus-longue et qui n'est sans doute que le prolongement de la Tourrasse de Montpellier.

(29) Voir la carte donnée par L. J. Thomas, dans sa « Note sur l'origine de Montpellier ». « Cahiers d'Histoire et d'Archéologie ». 1931, Tome 11, p. 131. Voir aussi la carte archéologique du département de l'Hérault, (Voies romaines ayant probablement une origine antérieure) in Géographie Générale du départ, de l'Hérault. Tome troisième. Histoire générale. ler fas­cicule. « L'Hérault aux temps préhistoriques » par Cazalis de Fondouce.

(30) J. COLIN po. cit. p. 88.

(31) J. COLIN op. cit. p. 89.

(32) Hennebert op. cit. Tome 1 p. 329.

 

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