LE PROGRÈS AGRICOLE

1890

 

SUR LA CAUSE QUI FAIT VIEILLIR LES VINS

 

Dans mes Leçons sur la fermentation vineuse, j'ai écrit ce qui suit : Tous les éléments que contient le vin, l'acide succinique, l'acide acétique, l'acide phosphorique, dans certains vins l'acide tartrique, l'acide oenanthique et les autres acides gras, la glycérine, les alcools, les éthers, les matières extractives, etc… , peuvent encore réagir les uns sur les autres  de l'action lente des acides sur les alcools naîtront de nouveaux éthers différents de ceux que j'ai montré, les alcools, l'alcool ordinaire, l'amylique, s'oxyderont en partie plus ou moins complètement et formeront des aldéhydes odorantes. Plus tard, dans les bouteilles, ces actions se continueront encore, et à la longue le vin finira par acquérir tout son prix; son bouquet achèvera de se développer.

 

On a dit que « cette opinion sur la nature du vin et sur les changements progressifs de ses propriétés était tout à fait erronée.» Je ne le crois pas, et je suis de plus en plus convaincu par l'expérience que cette opinion est la vraie.

 

Dans l'intérêt de notre agriculture, je me crois forcé de faire connaître dès aujourd'hui des résultats que je croyais pouvoir ne publier que plus tard, lorsque j'aurais achevé de développer mes idées sur la cause des phénomènes que l'on appelle fermentations. Je suis convaincu que l’on pousse les producteurs de vins dans une fausse voie.

 

Par le passage cité, on voit que j'attribuais un rôle à l'oxygène dans la formation du vin avant sa mise en bouteille. Les produits d'oxydation qui existent dans le vin démontraient que cette intervention était effective, mais l'oxygène n'est pas l'unique cause des changements qui, surviennent dans le vin conservé en tonneaux et y vieillissant; cette cause n'est certainement pas prépondérante dans le vin en bouteille et cacheté, si tant est qu'elle existe.

 

En premier lieu, on peut poser en principe que, si l'on mettait l'oxygène on l'air pur en présence, et séparément, avec chacun des principes immédiats du vin, aucun de ces termes ne serait transformé. Il faut une cause pour déterminer l'action de l'oxygène libre quand elle a lieu que cette cause soit physique ou vivante. On ne conçoit donc pas que l'oxygène agisse par lui-même sur le mélange qui contient tous ces principes. Ce serait là un effet sans cause, plus difficile à concevoir que l'action réciproque des acides et des alcools, la naissance des éthers et, par suite, la formation des matières insolubles dans un milieu qui varie sans cesse.

 

J'ai cherché pourquoi un vin jeune mis filtré en bouteille ne vieillissait point, conservait bien plus longtemps les qualités d'un vin nouveau. Mais, pour me faire comprendre, je me vois forcé de rappeler les résultats d'anciennes expériences, en partie consignées dans mes leçons, en partie inédites.

 

En second lieu, j'ai démontré que, dans la fermentation vineuse comme dans la fermentation alcoolique du sucre de canne par la levure pure, naissaient, à l'abri absolu de l'air, à la fois de l'acide acétique et de l'éther acétique, ou d'autres éthers à odeur de fruit.

 

Je ne rappellerai pas que, si l'un de ces faits a été contesté, il n'a pas été démontré faux. De l'acide acétique et des éthers se forment donc dans les liqueurs fermentées sans le concours de l'oxygène, par quelle cause ? Nous le verrons. J'affirme, comme une vérité démontrée, que plusieurs ferments peuvent former de l'alcool et de l'acide acétique, non seulement avec le sucre, mais avec des matériaux qui n'en contiennent pas une trace et qui n'en peuvent pas former; bien plus, j'affirme que l'alcool et l'acide acétique sont les termes les plus constants des fermentations accomplies sous l'influence des ferments organisés les plus divers. Sauf M. Dumas, plusieurs chimistes ont vu les fermentations de cet ordre sous un faux jour et d'un point de vue étroit. Du moment que l'on démontre que ces phénomènes sont des actes de nutrition, tout mystère disparaît.

 

En troisième lieu, le même ferment organisé peut, avec la même matière fermentescible, produire des résultats différents, selon que l'on fait varier certaines conditions de milieu, de température, etc. Tout le monde sait que le produit d'une fermentation alcoolique ordinaire, avec les proportions classiques de sucre, d'eau et de levure, est une liqueur peu agréable au goût et souvent à l'odorat. J'ai fait voir que le moût "filtré et décoloré ne produisait plus qu'un vin sans cachet. On croyait que la levure ne pouvait pas faire fermenter le sucre de canne lorsque celui-ci était à l'état de dissolution sirupeuse. C'est une erreur.

 

Le 22 juillet 1864, j'ai mis en contact 800 grammes de sucre, 940 grammes d'eau et 100. grammes de levure lavée très-pure. La fermentation s'est lentement établie, glucosique d'abord, par la zymase, alcoolique ensuite, avec dégagement, d'acide carbonique très-pur. Pendant toute la durée de l'expérience, le contact de l'air a été évité avec soin; le dégagement de gaz n'a cessé que vers le milieu du mois de juillet de cette année. On a mis fin à l'expérience le 16 août dernier. J'ai l'honneur d'adresser à l'Académie deux flacons qui contiennent: l'un le produit filtré, l'autre le mélange contenant encore la levure.

 

Comme il est facile de le constater, la couleur du produit est d'un jaune particulier qui rappelle celle des vins de liqueur. Son odeur est agréable, sa saveur est sucrée, agréable ; elle est alcoolique et rappelle en quelque chose celle des vins muscats de Lunel ou de Frontignan. Le sucre est loin d'y être totalement transformé, mais sa richesse alcoolique dépasse 15 pour 100 en volume, et il contient de l'acide acétique. La levure est intacte; chaque granule a conservé sa forme, il yen a même qui paraissent nouvellement nés, on n'y aperçoit, même sous les plus forts grossissements, aucun ferment étranger.

 

Je donnerai plus tard l'analyse complète du produit de ces sortes de fermentations, pour le moment, il suffit de faire constater que, à l'abri de l'air, la levure de bière et le sucre de canne, dans des conditions particulières, peuvent donner des produits différents de la fermentation alcoolique normale.

 

Il n'est plus difficile de comprendre maintenant que des ferments différents de la levure puissent, tout en déterminant la fermentation alcoolique, communiquer au produit des qualités particulières dues à la formation de composés chimiques particuliers ou à l'exagération de certains autres, qui sont normaux d'ailleurs.

 

Dans les leçons que j'ai faites cet hiver sur ce sujet, j'ai insisté sur le fait que la fermentation vineuse n'est pas déterminée par un ferment unique. J'ai essayé de démontrer que le développement des qualités du vin, son bouquet, sa saveur, etc., sont des faits dépendant surtout de la nature du ferment organisé et de la nature variable du milieu. J'admettais également que le développement des mêmes qualités dans le vin fait était dû à l'action lente qu'exercent des organismes particuliers.

 

Je savais quel dans le Midi, pour communiquer certaines propriétés aux vins, on les soumettait à l'action d'une certaine température artificielle qui ne devait pas dépasser un certain degré, ou bien qu'on les exposait en tonneau aux ardeurs d'un soleil méridional. Comme il me paraissait impossible d'admettre que les réactions chimiques qui produisent des changements si remarquables pussent s'accomplir dans les principes du vin sans l'intervention d'un agent, centre d'action chimique, j'ai fait des recherches pour connaître la nature de cet agent.

 

La cause qui fait vieillir les vins est une fermentation provoquée par des organismes qui succèdent au ferment alcoolique proprement dit.

 

J'ai examiné plusieurs vins vieux de très-bonne qualité qui sont en bouteille depuis plusieurs années, et des vins préparés par moi-même avec soin depuis un ou deux ans. Dans tous, bien qu'ils fussent excellents, dans le vin de Saint-Georges mis en bouteille depuis 1857, dans du Bordeaux vieux, dans du vin d'aramon ou d'alicante (plant du Languedoc), dans le rancio (vin du Roussillon, décoloré, vieux), dans les vins blancs de terret-bourret, de Sauterne, dans le vin mousseux de Limoux, où trouve dans le dépôt, aussi bien dans celui qui adhère que dans celui qui n'est pas adhérent, des productions organisées.

 

Je n'ai pas rencontré une seule exception; seulement, il faut de l'attention pour les apercevoir : il fallait être guidé par une théorie pour les chercher et les découvrir. Dans les vins rouges, ce sont de très-petits êtres très-mobiles, des granulations qui se meuvent avec agilité et des productions qui ne sont pas plus grandes que les plus petites bactéries, qui ne sont visibles qu'à un très-fort grossissement (objectif 7, ocul. 1, de Nachet). On n'y découvre ni trace de mycélium, ni trace de globules ressemblant de près ou de loin aux ferments de la vinification.

 

Dans les vins blancs que j'ai examinés, on voit aussi ces petits êtres mobiles en même temps que des corps filiformes, mobiles comme des bactéries, et des granules ayant la forme des plus petits ferments de la fermentation vineuse. J'ai l'honneur d'envoyer à l'Académie un échantillon du dépôt recueilli au fond et sur les parois d'une bouteille de vin de Saint-Georges, et un autre échantillon du dépôt adhérent et non adhérent d'une bouteille de vin rancio. Il sera facile de vérifier le fait que je viens de signaler.

 

Un vin peut donc contenir des productions organisées et ne pas tourner, ne pas se gâter, et, quelque paradoxal que cela paraisse, on peut dire :

 

Un vin vieillit et s'améliore par une influence analogue à celle qui peut le gâter.

 

Telles sont les causes qui déterminent la fixation de l'oxygène sur les matériaux du vin lorsqu'il est en tonneau, le font vieillir lorsqu'il est en bouteille, et occasionnent si rapidement certaines transformations lorsqu'on y applique une température ne devant pas dépasser celle qui permet à ces êtres de vivre, mais qui exagère leur fonction.

 

Tout le secret de l'art de faire vieillir les vins et de les empêcher de se gâter sera donc, dans l'avenir, de favoriser la production des organismes bienfaisants.

 

A. Béchamp, 1890 - Le Progrès Agricole.

 

> Contact Webmaster