LA BAGARRE DE NÎMES
les 13, 14 et 15 juin 1790
par l'Abbé Goiffon, 1871
L'ancienne église et le couvent des Capucins, devenue église Ste Perpétue
A peine l'édit de 1787 eut-il rendu aux Protestants le libre exercice de leur culte religieux, qu'ils cherchèrent à s'assurer dans Nîmes, d'une école pour leurs prédicants et d'un temple pour leur prêche. Ils jetèrent les yeux sur l'église et le couvent des Capucins ; mais le moment ne leur sembla pas encore venu de mettre ce projet à exécution, ils surent donc le tenir dans le secret ; mais lorsque, en 1789, l'Assemblée nationale agita la question de la liberté absolue des cultes, les Calvinistes crurent pouvoir enfin exécuter leur des-sein et ils firent offrir une somme de 200,000 livres de l'église et du couvent. Ces avances officieuses furent rejelées avec indignation et dès cet instant il fut convenu dans le parti qu'on userait de tous les moyens, pour arriver au but. C'est ce qui nous explique la fureur particulière déployée contre les Capucins ; on trouvait, en effet, plus simple d'avoir l'établissement pour rien en égorgeant et terrorisant les religieux et en s'en emparant de vive force ; on s'épargnait ainsi les dépenses d'achat Infâme calcul qui fit couler le sang et donna à l'Église de nouveaux martyrs, mais qui ne fournit pas aux protestants l'établissement qu'ils désiraient.
 
Par suite d'une coalition formée sous l'influence de la mauvaise foi du parti protestant, qui, selon son habitude, avait fait accepter ses candidats aux catholiques sous promesse de soutenir les leurs ce qu'il s'était ensuite bien gardé de faire, les élections municipales de 1790 firent entrer dans le conseil de ville une forte majorité catholique. Le mot-d'ordre fut immédiatement donné ; il fut résolu de renverser à tout prix la nouvelle administration et, dans ce but, on chercha toutes les occasions de susciter des troubles dans la ville.
 
Une première émeute grave éclata dès le commencement de mai entre des catholiques et des soldats du régiment de Guienne, excités par des gardes nationaux protestants.
 
L'énergique attitude de M. de Marguerittes, maire de Nîmes et député à l'Assemblée Constituante parvint, pour le moment à rétablir l'ordre ; l'audace du parti devait bientôt amener de nouvelles collisions. Le Corps municipal parvint à les empêcher jusqu'au 13 juin ; mais, ce jour-là, sous un prétexte futile, imaginé par les dragons huguenots de la garde nationale, les légionnaires catholiques sans armes furent reçus sur la place de la Cathédrale à coups de fusil ; plusieurs furent blessés. En même temps, des ordres expédiés dans les communes protestantes du voisinage amenèrent à Nîmes plus de 5,000 gardes nationaux, qui allèrent camper sur l'Esplanade, en face du couvent des Capucins, et dont le but, hautement avoué, était le massacre des catholiques nîmois et en particulier des officiers municipaux et des Capucins. Les huguenots ne pouvaient oublier, en effet, que l'établissement de ces religieux à Nîmes avait eu pour but de les ramener à la foi catholique et que, fidèles à leur mission, ils avaient converti un grand nombre de religionnaires.
 
Mais il fallait un prétexte. On essaya de le faire naître, le lundi 14 juin, dans une visite domiciliaire que le major de la légion fit faire dans le couvent, sur les onze heures du matin. Malgré la sévérité des recherches, on ne put trouver rien de suspect dans le monastère; on n'y rencontra surtout ni armes, ni hommes cachés. Recommandation fut faite aux religieux de fermer soigneusement leurs portes et leurs fenêtres; ils obéirent à l'instant.
 
Quelques heures après, les religieux récitaient leurs vêpres dans l'église, lorsqu'un coup de fusil éclata aux environs de l'Esplanade ; c'était un signal. Ce coup ne blessa personne, mais occasionna un certain désordre parmi les volontaires étrangers. A ce moment, par suite de la maladresse d'un de ces hommes, un nouveau coup de feu vint donner la mort à M. Massip, officier municipal de Saint-Cosme.
 
Quoique les portes et les fenêtres du couvent fussent hermétiquement fermées, ceux qui cherchaient, l'occasion de verser le sang prétendirent aussitôt que le coup était parti de chez les Capucins. La foule se porte alors avec fureur sur le monastère, s'écriant qu'il faut en finir avec les prêtres et les porteurs de froc ; la porte est enfoncée à coups de haches et les assassins se répandent dans le cloître.
 
Les religieux purent pour la plupart trouver un refuge contre les envahisseurs ; trois se cachèrent sur la voûte de l'église, deux sur le plafond de la bibliothèque, trois autres sur celui ; du dortoir et trois enfin dans une ruelle ou impasse qui se trouve entre l'église et le Luxembourg. Le supérieur, âgé de 70 ans, entraîné par le jardinier, eut à peine le temps de sortir ; six avaient fui en franchissant les murs du jardin, ils se sauvèrent à travers champs; un des frères était absent de Nîmes ; mais cinq d'entre les religieux devinrent les victimes des assaillants.
 
Le Père Benoit, de Beaucaire, âgé de 50 ans, fut saisi dans une des chapelles de l'église : « Mon ami, dit-il à son bourreau, donnez-moi le temps d'achever ma prière et vous m'immolerez ensuite si tel est votre dessein. » Le barbare sort sa montre et lui accorde cinq minutes ; dès que ce terme est expiré, il lui tire un coup de fusil et lui plonge sa baïonnette dans le corps. Le P. Benoit vint rendre le dernier soupir à la porte de l'église qui conduisait au monastère. Beaucoup se souviennent encore d'avoir vu les dalles empreintes de son sang, non loin de l'escalier qui montait au premier étage du couvent.
 
Le Père Siméon, né à Sanilhac, vers 1750, fut percé en mille sens divers à coups de fourches et de baïonnettes, dans sa cellule même.
 
Le Père Séraphin (Reboul), né à Nîmes, vers 1762, capucin du couvent de Pont-Saint-Esprit, était arrivé à Nîmes, la veille, pour visiter sa famille, il fut massacré dans le dortoir comme le Père Siméon.
 
Le frère Célestin (Clat), né à Nîmes, en 1766, et le frère Fidèle, d'Annecy, succombèrent ensuite sous les coups des meurtriers; ce dernier, âgé de 82 ans, sourd, aveugle et retenu dans son lit par une attaque de paralysie, ne put échapper aux scélérats envahisseurs qui, l'ayant trouvé couché dans sa cellule, le hachèrent à coups de sabre dans son lit et le brûlèrent ensuite en mettant le feu à sa paillasse.
 
Deux jeunes clercs furent tués, l'un à la porte du chœur, l'autre à celle de la sacristie ; deux pauvres ouvriers furent massacrés dans le jardin.
 
Après ces exploits, tout dans le couvent fut saccagé et détruit. La riche bibliothèque de 2,000 volumes, donnée aux Capucins par Antoine-Balthazard Fléchier, archidiacre de Nîmes et neveu de l'illustre évêque de ce nom, fut dévastée (1), la pharmacie, une des plus belles du royaume et une de celles qui fournissaient aux pauvres les plus abondants secours, fut entièrement détruite. Quatre calices, leurs patènes, deux ciboires, le linge sacré, les ornements sacerdotaux furent volés dans la sacristie, un crucifix fut mutilé dans le chœur à coups de sabre et une statue de la Vierge servit de cible aux forcenés. Il serait trop long de détailler toutes les profanations dont ces lieux furent témoins ; n'oublions pas cependant ce fait qu'on n'a jamais pu démentir : Quelques jours après la Bagarre, des protestants dansaient à Massillargues vêtus en capucins, portant les surplis, les étoles et les chapes du couvent, et buvant tour-à-tour, dans les vases sacrés, à la santé de la Nation.
 
(1) Cette bibliothèque, composée de nombreux ouvrages d'Ecriture Sainte, de patrologie, de théologie, de controverse, de littérature, etc., avait été léguée aux Capucins, à la condition qu'elle serait ouverte, deux jours de la semaine, aux membres du clergé séculier et régulier.
 
On n'osera jamais, de bonne foi, contester l'exactitude de ces horreurs, elles ressortent avec évidence des procès-verbaux de la municipalité de Nîmes et des brochures du temps, auxquelles on ne sut répondre qu'en persécutant ceux qui avaient eu le courage de les écrire et les forçant à s'expatrier pour éviter la mort.
 
En vain voudrait-on s'appuyer sur le certificat qu'on arracha à M. Clemenceau, curé de la cathédrale, et qu'on eut soin de faire parvenir, comme atténuation des faits, à tous les curés de la ville et des environs. Ce certificat, insidieusement écrit par le parti dominant qui le fit ensuite répandre et afficher à profusion, dit trop et pas assez, et il est facile de lire dans les interlignes la preuve la plus complète des scènes épouvantables que nous venons de raconter.
 
Citons d'abord ce certificat :
« J'ai été chargé la faire la visite de l'église des RR. PP. Capucins de cette ville, et, d'en retirer les vases sacrés ci, ornements ; je dois, pour détruire les faux bruits qui se sont répandus, vous prier d'annoncer à vos paroissiens, que j'ai trouvé le tabernacle exactement fermé, que les Saintes-Hosties n'ont point été profanées et que je les ai transportées, mercredi dernier, dans le tabernacle de mon église, dans laquelle il n'a été fait, ni profanation, ni dommage, »
 
M Clemenceau dit bien qu'il a été chargé de faire la visite de l'église des Capucins, mais il ne dit pas dans quel état il l'a trouvée d'en retirer les vases sacrés et ornements, mais il ne dit pas qu'il les a retirés, ce qui aurait été difficile, tout ayant été pillé ; d'ailleurs les prisons de Nîmes reçurent bientôt après un voleur arrêté à Sommières, ayant un ciboire en sa possession. Le curé de la cathédrale affirme, en terminant, qu'il n'a été fait dans son église, ni profanation, ni dommages ; pour qui sait lire, il est clair que cette affirmation ne signifie nullement qu'il en soit de même pour l'église des Capucins. Ce certificat, tout négatif, ne saurait être opposé à des faits positivement affirmés.
 
Les certificats obtenus des Capucins survivants n'infirment en rien notre récit ; ils taisent les scènes de l'après-midi et ne rapportent que la visite du matin dans laquelle les assaillants « se comportèrent avec décence et honnêteté. » Les officiers municipaux, dit l'historien Baragnon, firent signer à chacun des religieux qui reparurent dans Nîmes, un état de tous les effets et de toutes les sommes qui avaient été pillées dans leurs cellules : il relève à un total considérable.
 
Le même historien nous apprend que la plupart des religieux qui s'étaient cachés dans le couvent furent recueillis, dans la soirée, par le sieur Pierre Paulhan, fenassier, qui leur donna asile dans sa mai-son pendant deux jours et deux nuits, à la sollicitation de sa femme qui était catholique. Roussillon, sellier, contribua puissamment à cette bonne œuvre ; ce fut lui qui, dans la soirée du 14, s'introduisit dans le couvent, fit sortir les religieux de leur retraite et guida leurs pas vers Paulhan.
 
Les massacres duraient encore dans la ville, lorsque deux généreux catholiques s'introduisirent dans le couvent pour ensevelir les martyrs qu'ils déposèrent dans un caveau de l'église située devant la chapelle de l'Immaculée-Conception, près de la chaire. Ils les placèrent tous les cinq sur la même pierre, les prêtres les premiers et les frères ensuite, en ayant soin de mettre à côté du corps du frère Fidèle le tison éteint qui avait été en partie l'instrument de son martyre ; touchant souvenir des catacombes romaines ! Avant de refermer le tombeau, les deux catholiques en couvrirent le sol de branches de laurier, symbole de l'éternelle victoire dey martyrs, et ils mirent les restes des religieux sous la protection d'une statue de la Sainte-Vierge qu'ils fixèrent sur le mur opposé, les mains étendues du côté des victimes, comme pour les inviter à venir régner avec elle dans le Ciel.
 
Honteux de leurs violences et de leurs crimes, les protestants cherchèrent à présenter la Bagarre comme une affaire entièrement politique, et ils firent rappeler les religieux échappés au massacre. Voici la réponse que le P. Alexandre de Saint-Maximin, écrivit à cette occasion aux officiers municipaux, elle fait parfaitement connaître la résignation et l'innocence de ceux dont les jours avait couru de si grands dangers.
 
Avignon, 26 juin 1790.
 
« Messieurs, j'eus l'honneur de recevoir hier au soir votre lettre venant de Tarascon. Je ne pus avoir celui d'y répondre tout de suite la poste étant partie. Nous venons aujourd'hui vous témoigner combien nous sommes sensibles à l'empressement que vous avez de nous revoir à Nismes. Nous nous y serions rendus aujourd'hui, si notre état nous l'avait permis ; mais lundi prochain, nous » aurons un peu plus de force pour soutenir le voyage et je compte » pouvoir partir avec le P. Gélestin, les frères Julien, Antoine et peut-être le frère Mathieu qui est à Carpentras. Quant aux autres nous ne savons où ils sont. Je pense que nous pouvons venir à Nismes avec toute confiance. Nous n'avons rien à nous reprocher, par la grâce de Dieu. Nous avons tâché de nous rendre utiles à tout le monde ; nous espérons que Dieu daignera nous continuer les mêmes dispositions. Nous sommes dépourvus de tout ; mais nous osons compter sur les bontés de nos bienfaiteurs : un peu moins de confiance de notre part nous aurait fait prendre quelques précautions, mais Dieu l'a voulu ainsi pour nous éprouver davantage ; sa volonté s'accomplisse ;nous nous y soumettons. J'ai l'honneur d'être, etc.
Frère Alexandre, capucin. »
 
Les religieux rentrèrent successivement, mais ils trouvèrent leur couvent dans un tel état de dévastation qu'ils se virent forcés de recourir à la charité des fidèles et à la bienveillance de la municipalité. La lettre suivante décrit parfaitement leur triste situation.
 
Nimes, ce 10 juillet 1790.
« Messieurs, après nous être rendus dans cette ville pour seconder vos vues et contribuer par notre ministère à affermir la paix, nous osons vous manifester nos besoins et vous prier d'y pourvoir incessamment.
La majeure partie de nos cellules sont fermées ; l'on travaille à la sacristie, mais on n'a pas encore mis la main à la porte du couvent. Plusieurs serrures manquent dans l'intérieur ; aucun de nos meubles n'est réparé. Les livres qui nous restent sont sous le scellé et nous sommes autant dévorés par l'ennui que par le souvenir de nos malheurs.
Nous avons mille actions de grâces à rendre aux citoyens qui nous ont reçus chez eux, et nous devons dire que toute la ville s'est empressée d'adoucir notre sort. Mais cette vie, que nous menons dans ce monde, n'est pas celle qui nous convient ; elle nous éloigne trop de l'église que nous devons desservir.
Nous n'avons trouvé dans le couvent que quelques paillasses, quelques couvertures et quelques mauvais habits. Tout le reste a été enlevé.
La sacristie manque aussi de tout. Les ornements qui y ont été trouvés par M. Clemenceau, quand il est venu prendre la réserve, sont tous hors de service ou ont besoin de réparations.
La cuisine, le réfectoire sont à-peu-près dans le même état que le reste de la maison.
Nous vous prions d'ordonner que toutes ces réparations s'achèvent le plutôt possible, de nous accorder en commun la somme que vous jugerez convenable pour nous établir en communauté, et à chaque particulier une petite avance pour nos besoins les plus urgents, en attendant que nous ayons pu vous donner l'état exact de tout ce qui nous manque, ce que nous ne pourrons que lorsque la bibliothèque sera ouverte et que quand les deux religieux qui sont encore absents seront arrivés.
Nous ne pouvons pas compter, pour tous les besoins, ni sur la sacristie, ni sur la quête ; nous avons pour quelques mois de messes à dire, dont l'honoraire nous a été enlevé ; la quête n'a produit que 122 livres et quelques sous, et nous devons à divers boulangers 327 livres 19 sous, à la poissonnerie ou à la boucherie environ 19 livres, et quelques autres petites sommes à divers ouvriers de la maison, qui devaient porter leur compte à la foire de Beaucaire.
Vous êtes les pères de la patrie, nous sommes dans une entière nécessité. Voilà les titres que nous avons pour solliciter votre bienfaisance et compter sur vos bontés.
Nous sommes avec un profond respect, etc. »
 
Le couvent commençait à peine à reprendre son ancien état, lorsque, sous prétexte d'affranchir les victimes des cloîtres, un décret de l'Assemblée nationale supprima les ordres religieux et les vœux monastiques. Interrogés officiellement sur la décision qu'il leur convenait de prendre, dix-sept capucins, sur dix-neuf qui composaient encore la maison de Nîmes, répondirent qu'ils voulaient rester dans leur monastère et y continuer la vie commune ; les deux autres, pour lors absents, ne purent, comme leurs confrères, affirmer la liberté qui avait accompagné leur vocation. Cette réponse valut aux religieux un moment de répit ; mais dès le mois de mars 1791, ils durent se disperser de nouveau et cette fois sans espoir de retour. Leur église était destinée à servir de paroisse constitutionnelle.
 
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La Révolution à Nîmes, suite d'articles
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